Le Festival international de la créativité des Cannes Lions a ouvert ses portes lundi 19 juin. Entre le rouleau-compresseur de l'IA, le retour à une certaine austérité et un appétit féroce pour le gaming, tour d'horizon des petites et des grandes tendances qui vont - peut-être - révolutionner la communication.
Le jeu de mots est facile, mais toujours efficace. « Cannes you believe your eyes ? » [Pouvez-vous en croire vos yeux ?], interroge un lion aux yeux chaussés de lunettes de soleil, attablé devant un cocktail sur une Croisette fantasmagorique, à la plage embouteillée par de royaux félidés. Cette couverture du New York Post, distribuée dès l’entrée du Palais des Festivals le 19 juin, date de lancement du 70e Festival international de la créativité des Cannes Lions 2023, a été générée avec Midjourney. « Lions fest tackles how AI will upend industry» [Les Cannes Lions s’attaquent à la manière dont l’IA va bouleverser l’industrie] titre le quotidien américain détenu par Rupert Murdoch.
L’an passé, la litanie cannoise, c’était « Web3, Web3, Web3 ». Cette année, l’IA, plus éléphante que lionne, écrase tout sur son passage. « L’IA et l’IA générative sont indubitablement les “sujets du jour” », lâchait en français dans le texte le président de S4 Capital, Sir Martin Sorrell, lors d’une conférence au Théâtre Debussy, le 19 juin. Mais ce n’est pas la seule lame de fond de la grand-messe de la publicité mondiale. « Cannes a toujours été la Formule 1 de notre métier, le championnat du monde des idées », résume Luc Speisser, global chief innovation officer de Landor & Fitch. En ce début de festival, premier tour d’horizon de ces tendances qui vont révolutionner - ou pas - la créativité.
IA partout, créa nulle part ?
Inutile de lutter. Elle est omniprésente. « L’IA va faire sa grande entrée cannoise, avec énormément de campagnes qui se ressemblent souvent beaucoup, du type “j’ai pris quelque chose qu’on ne peut pas voir et j’ai demandé à Midjourney de le modéliser” », s’amuse Matthieu Bouilhot, concepteur-rédacteur chez BETC. Ibrahim Seck, directeur de création à Media.Monks Paris, se souvient d’une campagne avant-gardiste de Lexus de 2018, déjà réalisée avec l’intelligence générative : « L’année dernière à Cannes, il y avait déjà de nombreux projets nourris à l’IA mais tout s’accélère. »
« Il y a des milliards d’idées autour de ChatGPT et Midjourney, relèvent également Benjamin Marchal et Faustin Claverie, directeurs de la création de TBWA Paris. On ne saura pas distinguer les boulots faits par l’IA ou non. » Au risque de s'y perdre ? « Le festival devra se positionner avec des catégories ad hoc, estiment les créatifs. Il serait possible de créer un bot qui juge ce qui sera IA et pas IA. Le métier devra se positionner sur ce sujet central. On est obligé de considérer cet outil mais il faudra l’encadrer et le juger dans son cadre. Pour nous, les deux sont incomparables. Créer et mettre des mots dans le moteur, ce n’est pas la même chose. » Des voix commencent déjà à s’émouvoir du sujet : en avril 2022, le patron de BBDO Worldwide, Andrew Robertson a déjà exprimé sa circonspection, en prévenant des risques de l’usage de l’IA à des fins commerciales. Science sans conscience…
For good forever ?
On finit un peu par s’en lasser… D’autant que de plus en plus de voix s’élèvent contre l’utilisation intensive du « Goodvertising », certes pavé de bonnes intentions, mais qui n’entraînerait pas vraiment d’attribution de marque chez les consommateurs, noyés dans ce maelström de bonnes actions. « Quand on voit la plupart des gagnants de Cannes, on se dit que l’industrie ne travaille que pour les ONG, ne fait que du pro bono, grince Luc Speisser. Où sont les marques ? Derrière les initiatives, l'an passé, on avait l’impression que les marques étaient totalement en retrait. Les idées, c’est très bien, mais il est temps de passer au “making”. Il est nécessaire d’opérer un double mouvement : passer de la prise de conscience aux solutions. Sinon, on est dans le “Launch and leave” [On lance et on se barre]… » Même lassitude chez Benjamin Marchal : « N’importe quel projet à Cannes revendique une dimension responsable. Les communicants n’acceptent plus ce qu’ils font. Soit on assume ce qu’on fait, soit on va arrêter de vouloir sauver la planète à travers les marques… On ne vit pas dans un monde où la publicité est plus importante qu’un État. Des thématiques sans intérêt vont se démarquer parce que “responsables” et que le monde est au bord du chaos. La question à se poser est, selon moi : est-ce que ces publicités sont fortes créativement. »
Pour autant, le « purpose » est loin d’être mort. « Le “good” est déjà là depuis la nuit des temps, souvenez-vous des campagnes Benetton… rappelle Ibrahim Seck. Cela ne va pas disparaître car cela correspond à un besoin des marques. Nous sommes régulièrement consultés par nos clients à ce sujet. La campagne “Time Fighters” (Renault x Publicis Conseil) en est un bon exemple ». « Causes, toujours ? comme le résume drôlement Matthieu Bouilhot ? Si le “For good” sera comme d’habitude omniprésent, certains poids lourds devraient se distinguer à en croire les palmarès pré-cannois. On voit mal “The First Digital Nation” ne pas être récompensé, tout comme “The Last Photo”, campagnes qui semblent cousues main pour les festivals publicitaires. »
Luc Speisser continue à penser que le « good » peut être un bienfait, à condition de ne pas être uniquement dans le discours : « C’est sûr, l’empreinte carbone de Cannes n’est pas dingue. Mais si le festival réoriente ses prix vers de vraies solutions et que l’industrie se remet en ordre de marche au lieu de sortir de petites activations confidentielles pour gagner des prix, ce sera un grand pas ! »
Le gaming rafle tout
C’est une première qui en dit long. Pour sa 70e édition, le festival lance - encore ! - un nouveau prix : l’Entertainment Lions for Gaming, qui a reçu 609 inscriptions pour sa première édition. Il était temps, selon Matthieu Bouilhot : « Le gaming, après avoir explosé l’an dernier, devrait poursuivre sur sa lancée, notamment avec le recours de plus en plus régulier au modding (pour sauver les chats, mieux représenter la culture africaine, ou permettre à une vraie personne de devenir un personnage non joueur). » Les jeux du cirque ont commencé, estime aussi Pierre-Jean Bernard, head of digital de McCann Paris et juré Cannes Lions catégorie Social & Influencer : « Alors que l'IA a certes fait les gros titres en 2023, c'est le monde du gaming qui a fait une percée remarquable dans le paysage du Social & Influence, débordant de nouvelles entrées, pour le meilleur et pour le pire. On pourrait même dire que la compétition s'annonce aussi serrée qu'une finale de Fortnite, et décrocher une shortlist ou un Lion pourrait se révéler aussi compliqué que de maîtriser un speedrun.»
La bamboche, c’est fini ?
Depuis Cannes 2022, festival de l’après-Covid, il semblerait que les agences et les annonceurs aient réduit la voilure. Moins de fêtes, moins de publicitaires - notamment français - à faire le voyage dans le Sud… et quand les créatifs se rendent sur la Croisette, bien souvent, ils ne s’offrent plus d’accréditation. Les temps ne sont certes pas au pain sec et à l’eau, mais au serrage de ceinture, sans aucun doute.
Un petit côté janséniste qui se ressent dans le ton des campagnes. La bamboche, c’est terminé ? « La publicité fait de moins en moins appel à l’humour caustique, l’absurdité, la prise de risque…, déplore Benjamin Marchal. La communication est de plus en plus aseptisée… » Pour autant, le dérèglement des sens n’est pas vraiment d’actualité et ferait un peu tache, relève Luc Speisser : « Aujourd’hui, la sobriété et la “sustainability” doivent être partout, sinon, on n’est pas pertinent… » Pour autant, on n’a pas vu moins de yachts des géants de la tech sur le port de Cannes cette année…
2023, ça va être du sport…
Coupe du monde de rugby, Mondial féminin de football, JO de Paris 2024… Les mois qui viennent sont placés sous le signe du muscle et de la transpiration, et la création n’y échappe pas. Plus que jamais, lâche Matthieu Bouilhot, « le sport [est] sous stéroïdes » : c’est vers le sport que se tournent les marques pour construire leurs images. Comme la « Ligue 1 Symphony d’Amazon Prime » qui revisite de manière inédite les hymnes des grandes compétitions sportives [la campagne a obtenu un Bronze dans la catégorie Outdoor], l’omniprésent Ted Lasso qui s’invite sur les terrains virtuels, ou qui encourage les (vrais) joueurs de la team USA comme s’il n’était pas un personnage de fiction. Sans oublier Budweiser et son « Bring Home the Bud », ou Michelob et son « Michelob Guy » qui, chacun à leur manière, rebondissent sur l’actu sportive avec de belles idées…
« On voit déjà une montée en puissance des campagnes autour du sport, confirme Ibrahim Seck. Dans l’absolu, nous en sommes friands dans la publicité.Ce combo valeurs + actualité crée une aspiration chez le consommateur. » Benjamin Marchal est plus nuancé : « Le sport est devenu la nouvelle culture mondiale donc beaucoup de marques utilisent des ambassadeurs et des mécaniques d’événements autour du sport. C’est devenu une réalité culturelle. Des campagnes sur les Jeux olympiques, il n’y en aura pas où très peu car c’est très cadré. Donc on ne peut quasiment pas hacker les JO… » Toute la question, selon Ibrahim Seck, « est de savoir comment les marques non associées à l’événement vont pouvoir communiquer. »
Et… un déluge de ketchup
Peur ! Sur la Croisette, on devrait voir déferler… « une grande vague rouge », prédit Matthieu Bouilhot. « Tsunami de Ketchup sur toutes les catégories. À qui la faute ? Heinz, marque présente sur tous les terrains, ou presque : en product design, en print avec des restaurateurs sans scrupules, en innovation avec une bouteille qui pourrait bien résoudre un problème vieux comme le… ketchup et bien sûr en PR et en média avec un des usages de l’IA qui s’annonce comme un des gros favoris de cette année… »
En conclusion, et alors que les réjouissances créatives ne font que commencer, Luc Spiesser formule un vœu pieux : « J’espère que cette année, Cannes ira moins dans le sens des “coups” et plus dans le mouvement qui consiste à transformer les idées en actions. Le good, c’est bien, mais s’il est créateur de business, c’est mieux ! » En témoignent les premiers comptes rendus des jurés audio, print, publishing et outdoor in situ : « Nous avons récompensé les travaux qui génèrent des résultats business. » À l’orée de cette dense semaine, on peut d’ores et déjà s’attendre, selon Matthieu Bouilhot, à « un retour aux sources temporellement instable, des animaux augmentés réanimés qui surfent comme des sportifs sous stéroïdes sur une grande vague de ketchup ». Trop hâte !
Les marques qui vont briller à Cannes
Benjamin Marchal, TBWA : « Aux One Show, D&AD, Clio… Les palmarès ne sont pas cohérents. Aucune tendance forte ne se dégage. Mauvais signe… Doit-on juger un axe politique, créatif, sociétal ? »
Ibrahim Seck, Media.Monks : « Apple, pour sa communication autour du handicap. Et le coaching de Nike pour aider les femmes à adapter leur entraînement selon leurs règles. Une communication au carrefour du sport et du for good. »
Matthieu Bouilhot, BETC : « En 2023, retour aux sources. Celles d’une publicité “à l’ancienne”, simple mais pas simpliste, qui valorise des idées fortes sans chercher les ponts avec le web ou les parcours utilisateurs trop complexes qu’on a pu croiser ces dernières années. Avec l’exemple des 500 (et quelques) fantastiques accroches de “A British Original” par British Airways, campagne qui ne s'embarrasse d’aucune image [et lauréate d’un Grand Prix dans la catégorie Outdoor]. »
La star mondiale de la création, David Droga, CEO d’Accenture Song, donnait le 19 juin au Palais des Festivals une conférence sur l’intelligence artificielle.
Comme pour une rock star, la file d’attente était impressionnante et fébrile, le 19 juin, à l’entrée de l’amphithéâtre Lumière du Palais des Festivals. On y attendait de pied ferme le « Wunderkind » des Cannes Lions, David Droga, créatif le plus primé de la Croisette avec, à son actif, 300 Lions et 30 Grand Prix et Titaniums. Le fondateur de Droga5, nommé chief executive officer d'Accenture Song en août 2021, y donnait, aux côtés de Nick Law, creative chairperson d’Accenture Song et de Lan Guan, technology, global lead of data and AI cloud first d’Accenture, une conférence intitulée « Song simplifies talent : technology is creative ». « Lorsque j’ai rejoint Accenture, c’était pour sa promesse du mariage entre technologie et humain, raconte David Droga. Je vous parle avec optimisme : Accenture Song est aujourd’hui le premier groupe mondial à marier tech et créativité ». Et de rappeler que mi-juin, le groupe, qui compte déjà 80 000 « AI talents » annonçait son projet d’injecter 3 milliards de dollars dans l’IA, et a déposé à date 1496 brevets portant sur l’intelligence artificielle. « Plus que jamais, l’industrie va être amenée à améliorer sa coordination cerveau gauche/cerveau droit ».