Le voile de pudeur a tenu plusieurs semaines, et a beaucoup intrigué. En avril, WPP avait uniquement communiqué sur le fait que Martin Sorrell, son fondateur et PDG, faisait l’objet d’une enquête interne pour « personal misconduct » (équivalent à la « faute professionnelle » dans le droit du travail français). Poussé à la démission, Sorrell a bénéficié d’une clause de confidentialité le protégeant des révélations détaillées sur son inconduite. Le Wall Street Journal et le Financial Times ont finalement révélé qu’il avait dépensé 300 livres (339 euros) dans une maison close d’un quartier chic londonien, à Mayfair.
La clause de confidentialité avait essentiellement pour but de protéger les proches de l’homme d’affaires : son épouse, en plus d'être trompée, n’avait pas à être humiliée médiatiquement.
Dans les faits, Martin Sorrell n’a rien fait de pénalement répréhensible. La somme d’argent est trop modeste pour être constitutive d’une volonté d’abus de biens sociaux, surtout pour un patron qui s’octroyait chaque année une rémunération de plusieurs dizaines de millions d’euros. Sa gourmandise avait d'ailleurs le don d’irriter les actionnaires, qui lui réservaient à chaque assemblée générale la révolte la plus impressionnante de toutes les sociétés du London Stock Exchange.
Dans une interview à Stratégies (n°1915 du 07 septembre 2017), Martin Sorrell s’est un jour défendu de susciter une telle animosité à WPP. Plus tard, il s’est même fendu d’un droit de réponse pour contester nos informations selon lesquelles il était « poussé vers la sortie ». Il est aujourd’hui clair qu’il était depuis longtemps attendu au tournant, et qu’il allait payer cher la moindre faute.
Sex workers
En psychanalyse, on appelle cela le déni. À 73 ans, Sorrell était loin d’anticiper sa retraite, comme sa rudesse vis-à-vis des salariés et son obsession du micro-management le démontraient encore.
Reste à savoir si, dans une industrie aussi sensible que celle de la gestion des réputations, dans le contexte de l’après #metoo, il pourra survivre à ce faux pas, celui du recours à la prostitution. Lors d’une conférence de presse organisée aux Cannes Lions, il a farouchement nié avoir utilisé sa carte de paiement WPP à cette fin. Mais l’entreprise n’a pas démenti, et son image est clairement écornée.
Tout dépendra des pays et des cultures où Martin Sorrell souhaitera relancer ses affaires. Au Royaume-Uni, berceau de WPP, le rapport conceptuel à la prostitution est quasiment opposé à la logique suivie en France depuis quelques années. En dehors de quelques cas spécifiques, les services sexuels tarifés y sont légaux, et ont pignon… sur web. Chaque « sex worker » peut proposer ses prestations, ses tarifs et ses disponibilités en toute transparence, tout en payant des impôts et en bénéficiant d’une protection sociale. Seuls le racolage en pleine rue et le proxénétisme sont interdits.
En 2016, une commission d’enquête parlementaire, composée paritairement d’hommes et de femmes, de tous bords politiques, a même soutenu la légalisation totale de la prostitution, en suivant les modèles danois, hollandais ou allemands, très permissifs sur les services sexuels tarifés.
Hantise
Les Britanniques ont par ailleurs déjà entrepris le nécessaire travail de réflexion sur les abus de pouvoir, dès le début de la décennie, et dans une échelle de gravité encore supérieure à celle du « grizzli » Harvey Weinstein.
Un célèbre présentateur de la BBC, Jimmy Savile, avait ainsi agressé sexuellement et violé pendant au moins trois décennies des centaines de personnes, dont des enfants dans les coulisses des plateaux et des handicapés dans des hôpitaux où il avait libre accès, en tant que « généreux » donateur.
Anobli au sommet de sa gloire par la reine, décoré par le pape Jean-Paul II et par moult institutions, Savile a présenté pendant plusieurs décennies l’émission Top of The Pops sans être vraiment inquiété. Ses longs cheveux platine, sa voix métallique, ses lunettes fumées, son énorme cigare planté en permanence au milieu de son sourire noir, vont longtemps hanter la psyché britannique. Ce n’est qu’après sa mort, en 2011, à l’âge de 84 ans, que le scandale a éclaté et que 214 plaintes ont été formellement déposées.
Lancée en 2012, l’opération Yewtree, une vaste enquête policière, a levé toutes les pierres du « réseau Savile », notamment à la BBC.
En mode « expendables »
La sortie de route de Martin Sorrell intervient donc après plusieurs années de révélations relevant d’un tout autre niveau de dépravation, et ne lui vaudra probablement pas un bannissement.
À peine un mois après avoir quitté WPP, Sorrell s’est d’ailleurs déjà lancé dans une nouvelle aventure, en lançant S4 Capital avec deux autres septuagénaires et partenaires de longue date, Rupert Faure Walker et Paul Roy. En mode Expendables, donc... Il a lui-même qualifié cette nouvelle société, vouée à acquérir des actifs dans la technologie, la data et les contenus, comme une « peanut » [cacahouète] par rapport aux autres poids lourds du secteur, dont WPP.
Sorrell devrait avoir les coudées franches. L'ex directeur financier de Saatchi&Saatchi, qui a construit son empire de 200 000 salariés à partir d’une simple activité de fabrique de caddies de supermarchés (Wire and Plastic Products, rachetée en 1985), dispose d’une fortune d’au moins un demi-milliard d’euros...
Quant au groupe WPP, il est sans doute, paradoxalement, trop tentaculaire, trop versé dans le digital, trop coté en bourse, trop monstrueux en résumé, pour demeurer en l’état. Les analystes s’accordent à dire que la rationalisation du portefeuille sera inévitable. La revente de Kantar, pour quelque 4 milliards de livres, pourrait être judicieuse étant donné la nature non-stratégique de ses activités (market research) au regard du core business du groupe.
L’image abîmée de l’ancien patron aura, en tout cas, beaucoup moins d’impact sur l’avenir du groupe que la fin de la dynamique qu’il y a impulsé pendant plus de trente ans, et qui lui a valu autant d’admiration que de détestation...