Le monde feutré des études a rarement l’occasion, hors périodes électorales, de se retrouver sous les feux des projecteurs. Le 22 février, la nomination de l’ancienne ministre Najat Vallaud-Belkacem à la direction générale déléguée du groupe Ipsos a défrayé la chronique. Beaucoup moins médiatisée mais non moins importante, l’arrivée, quelques jours plus tard, à la direction générale d’Ipsos France, d’Helen Zeitoun, en provenance de New York où elle manageait une division mondiale de GFK. Autre recrutement de taille, le transfert de Ketty de Falco, passée de l’institut CSA, filiale d’Havas, à Kantar, où elle dirige désormais la division « insights », qui regroupe Kantar TNS et Millward Brown. Ce mercato illustre la profonde mutation dans laquelle la profession s’est engagée ces derniers mois.
« Jusqu’à il y a dix ans, c’était simple. Pour connaître quelqu’un, on procédait par interrogation ou observation, explique François Laurent, co-président de l’Adetem, l'Association nationale des professionnels du marketing. Puis s’est posé la question du web 2.0 et de ce que disaient les gens sur les réseaux sociaux. Là, les instituts ont eu un problème : ils étaient capables de produire de la donnée, mais étaient moins à l’aise avec l’analyse de la donnée préexistante. Aujourd’hui, avec la data, c’est la même problématique : ce n’est pas leur cœur de métier. »
Research is dead ?
Mais cette fois, les instituts semblent avoir compris le danger. Ils veulent croire en leurs chances d’ajouter à leur savoir-faire traditionnel sur la donnée déclarative, la partie comportementale (search sur le web, discussions sur les forums, données de géolocalisation ou d’objets connectés…). Certains pointent l’urgence. « Les instituts disent qu’ils sont déjà passés par là avec la digitalisation, analyse Guilhem Fouetillou, qui a bâti le succès de sa start-up Linkfluence sur l’écoute du web social. C’est vrai, mais ils avaient juste transféré les mêmes méthodes au format numérique, cela n’avait rien changé à leur métier. Aujourd’hui, les instituts sont au pied du mur parce que les annonceurs ont sifflé la fin de la partie. »
Quentin Michard, qui dirige à Londres le bureau d’Ekimetrics, cabinet conseil en data, parvient aux mêmes conclusions : « Les instituts sont tous conscients qu’ils doivent faire leur mutation, mais la question, c’est : comment la réussit-on et comment la rend-on possible ? Quel est leur pouvoir d’attraction quand il s’agit de recruter des profils plus data ? » Plutôt que de débaucher des talents à l’extérieur, certains, comme Nielsen, rachètent des sociétés technologiques. La start-up Exelate, spécialisée dans la collecte de données online, est ainsi devenue après son rachat en 2015 une business unit à part entière, Nielsen Marketing Cloud. Pour sa vice-présidente, Emilie Carcassonne, « les instituts sont obligés de réaliser des acquisitions pour rester dans l’air du temps », tant les enjeux technologiques, notamment en termes d’intelligence artificielle, sont devenus majeurs.
Helen Zeitoun, qui devra présenter le 1er juillet prochain le « nouveau modèle opérationnel » d’Ipsos voulu par le PDG, Didier Truchot, dans le cadre du plan de transformation Total Understanding de l’institut, balaie ces inquiétudes. « Je refuse d’entendre ceux qui disent “research is dead”, indique-t-elle. Le problème est plus large : c’est comment on maîtrise la data, d’où elle vient, et où elle va. » Décrivant les deux facettes d’Ipsos, « le côté social et politique mais aussi la publicité, les médias ou les nouveaux produits », la dirigeante veut « casser les silos en intégrant le sociétal et le marketing », en hybridant « human insights et data insights ». « Ipsos s’en donne les moyens avec des priorités en termes d’investissement », promet-elle.
Pour autant, les instituts doivent « garder un système de production et rester en contact avec le consommateur, poursuit Helen Zeitoun. À la question de savoir si un annonceur doit faire ou non du e-commerce, pensez-vous que les meilleures technos d’analytics ou de social media vont lui permettre de répondre ? ». « Aujourd’hui, start-up, SSII, cabinets conseil, agences digitales, et même Gafa, tous ont vocation à traiter de la data. Ce qui est important, c’est l’analyse de l’ensemble des interactions ; la data pour la data ne sert à rien », prévient Luc Laurentin, président du Syntec Etudes et conseiller spécial de Gérard Lopez, le président de BVA.
Naissance de pôles data
À l’Ifop, Stéphane Truchi indique n’avoir « aucun stress ni aucune appréhension » face à la data. « L’Ifop fête cette année ses 80 ans et il est passé par tous les âges de la data, de la plus simple à la plus complexe », remarque le président. Il a toutefois créé en début d’année un pôle data management. Placée « au centre de l’organisation », cette plateforme doit agir à la fois « sur le sourcing, la synthèse et la restitution de la data ». Confiée à Gérard Donadieu, un ancien d’Ipsos, elle compte une vingtaine de personnes et doit s’appuyer sur une panoplie de prestataires extérieurs, qui ont vocation à rester indépendants « pour garder la liberté de choix du meilleur partenaire » et « parce que la techno d’aujourd’hui n’est pas forcément celle de demain ». Chez BVA, en revanche, Richard Bordenave, DGA en charge de l’innovation, explique que des accords, voire des prises de participation, sont passés avec des start-up. Dans ses futurs locaux de Clichy, BVA a déjà prévu, fin 2019, de réserver un étage à ces pépites.
Chez Opinion Way, la mission de l’institut a été revue, avec la création en janvier d’un pôle « hybridation des données et smart data », qui regroupe social media research, data analysts et animation des communautés clients. « L’histoire date d’il y a quatre ans, souligne le directeur général, Luc Balleroy, quand nous avons repensé notre plateforme de marque en définissant ainsi notre mission : rendre le monde intelligible pour permettre à nos clients d’agir aujourd’hui et d’imaginer demain. » Même chambardement chez Kantar. Sa division Insights (Kantar TNS et Millward Brown) veut faire de sa structure data et analytics le « bras armé de notre grande initiative de 2018, qui consiste à réinventer les trackers de marques », explique Stéphane Marcel, chief expertise officer. Ces fameux baromètres d’image sur lesquels Millward Brown avait bâti son succès « ont été relativement désinvestis par les entreprises du fait de leur caractère peu opérationnel », concède Stéphane Marcel. « Il faut que la mesure d’equity ne soit qu’un élément dans un ensemble plus complet et que l’on soit en mesure de dire à nos clients si leur image est moins bonne et ce qu’il faut faire pour l’améliorer », relève-t-il.
L'étude sans questionnaire
L’institut Kantar, qui propose sur la plateforme Zappistore des tests de publicités ou de produits en 24 heures se lance aussi dans « l’étude sans questionnaire ». Cet outil, qui mesure l’intérêt pour une idée comme si l’on cherchait à mesurer un comportement d’achat, constitue « une véritable rupture technologique en matière d’études d’innovation », affirme-t-on à l’institut. Sa division médias n’est pas en reste, avec la mise en place d’une organisation qui promet d’interconnecter toutes les données collectées. « Depuis le 1er janvier, nos clients n’ont plus qu’un seul contact pour les différentes expertises que nous leur proposons », revendique Denis Gaucher, CEO de Kantar Media.
Co-présidente d’Harris Interactive France, Nathalie Perrio-Combeaux reste optimiste. Son institut, lui aussi, s’est remis en ordre, en s’appuyant sur deux piliers, explique-t-elle : « l’automatisation » pour que le client puisse prendre une décision plus rapide grâce à des études tactiques réalisées en 24 heures chrono, et « l’expertise », avec davantage de temps passé sur l’analyse des résultats et la recommandation. « 15 % de croissance en 2016 et 7 % l’an dernier, une centaine de personnes, c’est la preuve que cette stratégie-là est très forte », se réjouit la dirigeante. Elle indique même avoir réussi à reprendre la main face à des cabinets de conseil sur certains budgets. L’heure de la revanche a peut-être sonné pour les instituts d'études.