Entretien

Stratégies a 40 ans. Vous aussi... 40 ans chez Publicis. Quel souvenir conservez-vous de votre premier jour à l'agence?

Maurice Lévy. Un souvenir extrêmement vivant. Je voyais Marcel Bleustein-Blanchet pour la première fois. Je suis arrivé en début d'après-midi, le 2 mars 1971 vers 14h30. J'ai commencé à mi-temps. Claude Neuchwander [alors secrétaire général de Publicis] m'a accueilli, m'a présenté à un certain nombre de personnes, puis il m'a dit «il faut que vous voyiez le président, il y en a pour cinq minutes». Je suis entré dans ce qui était le bureau mythique de Marcel Bleustein-Blanchet à l'hôtel Astoria avant l'incendie. C'était une pièce immense avec des tableaux de maîtres, des meubles inouïs, une ambiance feutrée. J'avais les genoux qui s'entrechoquaient... C'était un sacré personnage! Marcel Bleustein-Blanchet m'a demandé de m'asseoir à une petite table de bridge, il y avait deux grands fauteuils Louis XV. L'entretien a duré une heure.

 

Que vous a-t-il dit?

M.L. Pendant le premier quart d'heure, c'est lui qui a fait la conversation, il m'a raconté Publicis. Il m'a ensuite donné suffisamment confiance pour que je puisse parler. Les premiers mots ont été difficiles à sortir... J'ai fini par expliquer ce qu'était mon métier - l'informatique - une passion dévorante. C'est ce jour-là, et non contrairement à ce qu'on pense, après l'incendie, qu'il m'a dit: «Jeune homme, un jour vous dirigerez cette maison.» Je ne l'ai pas cru! En rentrant chez moi, je l'ai quand même raconté à ma femme qui m'a dit: «Calme-toi, il doit le dire à tous ceux qui entrent à Publicis!»

 

 

Quarante ans plus tard, qu'est-ce qui a le plus changé?

M.L. Tout a changé et rien n'a changé. Tout a changé: la relation avec les annonceurs, l'organisation des agences, l'environnement (il n'y avait que trois chaînes de télévision), la nature du portefeuille de clientèle, Publicis qui était en 1971 uniquement une agence française, et encore, on devrait dire une agence parisienne...

 

 

Ce n'est pas le digital qui a vraiment tout bouleversé?

M.L. Non, véritablement, tout a changé. Le digital est venu accélérer les changements. Mais en même temps, rien n'a changé, un peu à la manière du Prince de Lampedusa «il faut que tout change pour que rien ne change»: la passion de ce métier, le goût de la création, le souffle de Publicis, les valeurs, la culture de cette maison. Tout cela reste. Et par-dessus tout les idées et le fait que c'est un métier humain.


Quel est votre plus mauvais souvenir? Et quelles leçons en avez-vous tirées?

M.L. L'incendie en est un, extrêmement douloureux. L'histoire a été maintes fois racontée. Je n'y reviens pas. Sur le plan professionnel, il y a eu des moments très difficiles sur des clients essentiels de Publicis. Je me souviens d'attaques menées sur Renault qui représentait à l'époque 35% de nos revenus. La loi Sapin est un autre souvenir difficile. Pas tant sur ses conséquences économiques que sur le fait que la réglementation qui concernait notre métier était incluse dans une loi anticorruption. Pour moi, c'était humiliant, inacceptable, insupportable. C'était piétiner tous les efforts qui avait été faits pour rendre notre métier noble, pour attirer les meilleurs talents.

 

Y a-t-il eu un déficit de lobbying de la part des publicitaires?

M.L. Pire que cela. Il y a eu d'abord une grande maladresse. Le président de l'AACC de l'époque avait dit: «Le ministre doit revoir sa copie...» On a été nuls.

 

Vous-même, avez-vous tenté de faire bouger les lignes

M.L. J'avais réussi à me faire entendre. J'avais rencontré [le ministre] Michel Sapin. On était arrivé à une plate-forme satisfaisante. Malheureusement, il y a eu encore quelques maladresses. Un certain nombre d'entre nous étaient arrogants. Et nous étions divisés en nombreuses chapelles. Clairement, sur ce dossier, nous n'avons pas fait un bon boulot.

 

Le dossier FCB aux États-Unis est sans doute un autre mauvais souvenir...

M.L. C'est à la fois un très bon et un très mauvais souvenir. Très mauvais parce que c'est un échec. Je l'avais reconnu à l'époque à la surprise des journalistes. Nous n'avons pas réussi à faire de cette alliance «entre égaux» un véritable partenariat. Le CEO de FCB a essayé de me piéger et de prendre le contrôle de Publicis en manipulant les faits. On a eu une bagarre monstre, comme on en voit dans les films américains: chambres d'hôtel visitées, communications enregistrées, filatures, détectives privés recrutés pour essayer, en vain, de me déstabiliser, réunions déplacées à mon insu... Je tombais des nues d'autant que leur participation dans l'alliance représentait 55% de leurs profits. Mais c'était ça le problème pour eux et je l'ai compris après. Ils étaient en train de détruire notre alliance pour mettre la main sur Publicis. Le CEO de l'époque m'a dit: «Maurice, you're taking this too personal.» Je lui ai répondu: «I saw a movie yesterday: the guy shot and said don't take it personal!»...

 

 

Quelles leçons avez-vous tirées de cet épisode FCB?

M.L. J'ai beaucoup appris: comment fonctionne un «board» américain, comment fonctionne une agence et un réseau américains. À l'époque Publicis n'était que dans une douzaine de pays en Europe. J'ai surtout tiré de cela une énorme leçon: c'est extraordinairement difficile, c'est un rêve que de vouloir créer une alliance entre égaux, j'allais dire une alliance d'ego. Personnellement, encore aujourd'hui, je tire mon chapeau à ceux qui y parviennent.

 

 

Carlos Ghosn, par exemple...

M.L. Je lui tire mon chapeau. Il a bénéficié d'une extraordinaire entente avec Louis Schweitzer et il est le patron des deux sociétés, Renault et Nissan. Et l'alliance fonctionne bien. De cette expérience j'ai tiré trois leçons. La première est de tout mettre en œuvre pour que nos clients soient bien servis partout et le plus vite possible. La deuxième est qu'il faut avoir le contrôle justement pour y arriver. La troisième est la plus importante, et c'est probablement ce qui a fait que Publicis a réussi: posséder une agence, c'est uniquement détenir des actions, on ne possède rien. Si on veut vraiment posséder, il faut partager. Et ça c'est le plus difficile.

 

 

Partager quoi?

M.L. D'abord et avant tout la culture. Il faut choisir des agences qui ont un minimum de choses en commun. Par ailleurs, il faut tout de suite avoir des clients qui nous donnent des raisons de nous rencontrer et d'échanger; sinon cela se réduit à de simples échanges financiers. Il faut partager des valeurs, mais aussi le pouvoir et les fruits. Enfin, nous avons eu une intuition, une idée contraire à tout ce qui existait à l'époque et qui est une leçon de l'épisode FCB: ne pas croire à l'homogénéisation. En tant que Français, je considère qu'un certain nombre de choses me sont étrangères. Et ce qui est vrai pour moi l'est pour un Indien, un Brésilien, un Philippin... À partir de là, il faut être ouvert à la différence. Cela a été le concept sur lequel nous avons bâti le succès de Publicis. Et allant un peu plus loin: la différence qui conduit à la préférence.

 

 

Un concept qui ne vous a pas empêché de racheter des réseaux anglo-saxons...

M.L. C'est arrivé plus tard, dans les années 2000. La vraie raison pour laquelle je suis allé voir Saatchi, c'est Zenith [le réseau de conseil et d'achat d'espace de Saatchi]. Mais je discutais aussi avec Saatchi. Au même moment, nous avons été appelés au secours par Young & Rubicam [que WPP cherche alors à racheter]. J'y suis allé même si je pensais qu'il n'y avait aucune chance d'aboutir. Mais je continuais les discussions car je savais que Saatchi réaliserait qu'ils risquaient de perdre leur acquéreur possible. Publiquement, on parlait de Young & Rubicam, mais ce que je convoitais c'était Saatchi.

 

 

Au passage, vous vous êtes offert le luxe de faire «grimper au cocotier» Martin Sorrell!

M.L. Cela explique l'amour immodéré qu'il me porte...

 

Et réciproquement...

M.L. Je ne peux pas faire moins que de lui rendre la pareille ...

 

 

Au début de l'année vous avez été le premier à dire qu'on commençait à sortir de la crise. Diriez-vous la même chose aujourd'hui?

M.L. J'avais dit que nous commencions à sortir de la crise et que mon seul souci c'était la dette souveraine. Nous étions alors en février 2011. Depuis, il y a eu hélas confirmation avec les difficultés de la Grèce, de l'Irlande, du Portugal, que les Anglo-Saxons, avec la délicatesse qui n'appartient qu'à eux, ont appelé les «Pigs countries». Jusqu'à présent, depuis le début de l'année, les choses se sont plutôt bien passées. Pour l'instant, il y a une espèce de découplage entre l'économie réelle et la situation des banques et de la dette. Je ne crois pas que ceci va durer. On peut craindre un ralentissement de la croissance. Et l'incertitude règne. On ne sait pas ce que sera la véritable croissance, ce que sera le chômage, comment les États-Unis vont se comporter, si les marchés émergents vont continuer à croître dans les mêmes proportions... Il y a quand même quelques éléments rassurants. Le premier et le plus important est que contrairement à ce qui s'est passé au lendemain de la faillite de Lehman Brothers, les entreprises ont du cash et leurs bilans sont sains. En 2008, les entreprises étaient exsangues, les banques ne pouvaient plus prêter, on pouvait craindre un collapsus de l'économie.

 

 

Quel peut être l'impact de la crise sur les dépenses de communication?

M.L. À ce jour, nos clients gardent leur sang froid. Ils ne sont pas béats mais ils se sont rendu compte qu'en coupant les budgets publicitaires en 2008-2009, ils avaient été lourdement pénalisés. Donc, aussi longtemps qu'ils peuvent les maintenir, ils le feront. Pour 2012, les informations que nous avons sont plutôt encourageantes. Après une hausse prévue en 2011 de 3,60%, on attend - à l'heure où je vous parle [le 22 septembre 2011] - une croissance de 5,30% en 2012. C'est justifié par le fait que les marchés émergents et le numérique continuent de progresser. Enfin, 2012 est une année quadriennalle avec trois événements qui se produisent tous les quatre ans: la présidentielle américaine, les JO et l'Euro de foot. Au global, on peut parler d'optimisme raisonné.

 

Votre tribune dans Le Monde cet été, puis le texte «Taxez-nous!» que vous avez cosigné avec quinze autres grands patrons, c'est une contribution à la sortie de crise?

M.L. De ma tribune écrite un peu sur un coup de sang, on retient uniquement la taxation. La réalité, c'est que je commence par dire qu'il faut maîtriser le déficit, réduire les dépenses publiques, diminuer le taux de prélèvement sur le produit national. La deuxième chose à faire est de réduire l'endettement. Comme tout ceci est douloureux, il faut, et c'est le troisième point de mon article, de la justice sociale. Les plus favorisés doivent davantage contribuer. Je suis volontaire pour contribuer plus. Dernier point, nous avons un déficit commercial colossal et un manque de compétitivité et pas seulement vis-à-vis de la Chine. En 2001, The Economist titrait «France 1, Allemagne 0». Et ce n'était pas du foot. Aujourd'hui, on se retrouve dans la situation inverse. Il est indispensable de retrouver de la compétitivité. Voilà des choses, je crois, raisonnables. Et contrairement à ce qu'on pense, quand j'ai envoyé mon texte au Monde, un dimanche, c'était avant la déclaration de Warren Buffet...

 

 

Vous parlez de la nécessaire justice sociale. Que pensez-vous d'un plafonnement des rémunérations et d'un écart limité entre le plus haut et le plus bas salaire?

M.L. Est-il normal qu'un footballeur, qui réussit une fois sur deux son match et dont la responsabilité est limitée à lui-même, soit payé davantage qu'un patron qui a la responsabilité de 100 000 personnes? Bien sûr, on a le droit et même le devoir de s'interroger sur ces questions de rémunérations. C'est vrai qu'aujourd'hui l'écart est aberrant. Se justifie-t-il? Je n'ai pas une réponse sociale à cette question, j'ai une réponse sociétale. Des gens qui réussissent, qui ont le savoir-faire pour transformer des entreprises, pour créer de la richesse, pour créer des emplois, doivent-ils être payés à quelques fois le smic ou doivent-ils être payés autrement? Mais il n'y a pas que la question de l'écart de rémunération, il y a eu aussi des écarts de comportement. Aujourd'hui, on a l'impression que les patrons sont des abuseurs, des profiteurs, des affameurs! Je trouve cela injuste et je pense que sans aller jusqu'à les encenser on pourrait en être fier. Il ne faut pas se priver de cette extraordinaire richesse que nous avons en France. Je vous rappelle que dans le classement Fortune 500, la France place davantage d'entreprises que n'importe quel autre pays d'Europe. On a intérêt à encourager la prise de risque, la récompense. Tout ce que j'ai - c'est peut-être trop et je suis d'accord pour que l'État m'en prenne -, je l'ai gagné en quarante ans de travail. Je n'ai pas spéculé. J'ai consacré ma vie à construire un groupe à partir des superbes fondations de Marcel Bleustein-Blanchet, j'ai fabriqué une entreprise française qui est bien meilleure que beaucoup de ses concurrentes anglo-saxonnes et qui figurent parmi les trois premières mondiales. Est-ce que cela vaut trois fois le smic? Je ne sais pas ce que cela vaut, mais probablement plus qu'un top model ou un footballeur surtout lorsqu'il refuse de descendre du bus!

 

 

Vous présidez l'Association française des entreprises privées. Les grandes entreprises ont-elles vraiment besoin d'être défendues? Contre quoi? Le vrai sujet, n'est-ce pas les PME?

M.L. Tout le monde a besoin d'être défendu, promu dans ce monde de forte compétitivité. Les grandes entreprises ne sont pas reconnues pour ce qu'elles apportent et sont souvent entravées dans leur développement. Ce qu'il manque, ce qu'il faut aider à réaliser, c'est un lien beaucoup plus étroit entre les grandes entreprises et les PME, pour que les premières portent les secondes, les aident à se développer. Un autre chantier à ouvrir est la revalorisation du travail manuel.

 

 

Vous avez vu pas mal de PDG passer la main. Quelle est la bonne recette? Quelle est la vôtre?

M.L. J'ai quelques exemples de réussites que j'ai envie d'imiter. La première - vous m'en excuserez - est la manière dont Marcel Bleustein-Blanchet a assuré sa propre succession. À l'époque, peu misaient sur la réussite de Publicis. La transmission chez L'Oréal de François Dalle jusqu'à Jean-Paul Agon est un chef d'œuvre, un exemple magistral à suivre comme l'est Nestlé. La recette, c'est trouver le bon moment et, dans tous ces cas, cela s'est fait en interne. Il arrive que le successeur soit choisi à l'extérieur, mais c'est plus rare. J'espère que ma succession sera une succession interne. Je pense que ce sera le cas et j'y travaille.

 

 

Jean-Yves Naouri est d'ores et déjà considéré comme votre dauphin, en interne comme en externe. Comment cela se gère-t-il?

M.L. Le «dauphin», comme vous dites, n'est pas désigné. Jean-Yves Naouri se conduit comme il faut et il fait ce qu'il faut pour que cela ne soit pas perçu comme un fait accompli. Il est respectueux du processus. Publicis est une société cotée ; même si j'ai un pouvoir de recommandation, la décision appartient au conseil de surveillance. Il y a un comité de nominations qui fera son travail le moment venu. Jean-Yves Naouri a toutes ses chances.

 

 

Comment définiriez-vous votre style de management?

M.L. Je suis certainement le plus mal placé pour en parler! Je dirais toutefois que c'est un équilibre délicat entre délégation et contrôle. C'est assez subtil. Il n'y a pas de règles dans le management. Certains adorent le formalisme, d'autres préfèrent l'informel. Je suis un mélange des deux, à la fois très informel dans beaucoup de choses et, en même temps, je n'aime pas la familiarité, je n'aime pas qu'on me tutoie. C'est ainsi... Et je suis terriblement chiant! Il faut bien le dire.

 

 

Chiant?

M.L. Je suis d'une exigence effrayante. Par moments, je me terrorise moi-même! Je pourrais me relaxer, sans doute. Sauf que je ne peux pas. C'est dans ma nature. Je souligne au passage que le niveau d'exigence aujourd'hui va croissant. On pourrait se dire qu'avec la taille du groupe et la nature des clients on pourrait se détendre un peu: c'est faux. D'abord parce que les choses vont beaucoup plus vite, le monde a changé, la pression des clients - eux-mêmes soumis à toutes sortes de pression - est très forte. Tout ceci rend le monde plus dur. Et s'il y a quelque chose qui a beaucoup changé par rapport aux années 70, c'est bien cela: un monde plus dur, sans pitié.

 

 

En quoi?

M.L. Même si on avait des moments difficiles, on était dans un monde plus protégé. Le marché unique n'existait pas, la mondialisation non plus. La concurrence était au coin de la rue. Je me rappelle un business case qu'on avait fait à Harvard avec IBM, dans les années 70. On essayait de voir comme l'industrie informatique allait se comporter. Le risque, c'était le Japon. Aujourd'hui, la concurrence vient de partout. Publicis Conseil a mis du temps à trouver son patron en France.

 

 

Est-ce lié pour partie à votre style de management, à votre personnalité?

M.L. Il y a quelque chose de particulier avec Publicis Conseil: c'est la fille qui a donné naissance à la mère, pour prendre une image à la Terminator. Tout est parti de cette agence. Pendant longtemps - c'est moins vrai maintenant - les clients m'appelaient. C'était très difficile pendant des années de s'imposer pour qui que ce soit. Je crois avoir été extrêmement sincère dans la délégation. Je délègue assez facilement. J'ai tenté une première organisation avec des directeurs associés, cela n'a pas fonctionné. J'ai demandé à Yves Gougoux de diriger Publicis Conseil. Cela aurait pu marcher mais Yves a été obligé de retourner au Canada pour des raisons personnelles. Ensuite, j'ai fait appel à Jean-Yves Naouri, qui avait magnifiquement réussi sur Publicis Consultants.

 

 

Mais ça n'a pas fonctionné...

M.L. Il y a eu, il faut bien le dire, un problème: les gens considéraient qu'il était excellent en stratégie d'entreprise mais que son expérience sur les marques et les produits était relativement courte. En même temps, deux problèmes se posaient: la nécessité de traiter un certain nombre de sujets européens pour lesquels on avait le sentiment que son apport serait beaucoup plus précieux et le fait qu'on commençait à avoir un problème d'image sur le marché. C'est alors que j'ai cédé après beaucoup d'hésitations aux sirènes insistantes de Christophe Lambert. Il n'avait de cesse de m'expliquer qu'il avait changé: j'ai commis l'erreur de le croire. Aujourd'hui, avec Arthur Sadoun, c'est un bonheur. Je suis extrêmement heureux - je crois qu'il l'est aussi.

 

 

Il existe des liens anciens entre Publicis et les médias. Une survivance d'un monde d'influence du passé?

M.L. À l'origine, les régies étaient une part importante du groupe tant par le chiffre d'affaires que la profitabilité. L'intérêt économique était évident et cela correspondait à un concept de séparation de la publicité et du contenu rédactionnel, justement pour éviter que l'agence, la régie ou l'annonceur puisse influencer le contenu du journal. L'influence n'a d'ailleurs jamais véritablement existé... C'était un fantasme. L'intérêt économique n'existe plus: on perd de l'argent! C'est une survivance du passé, une fidélité à la presse et au fondateur de Publicis.

 

 

Quel regard portez-vous sur l'avenir de la presse? Spécifiquement sur Le Monde et Libération?

M.L. Les défis sont considérables et la qualité ne suffit pas. La compétition vient de toutes parts. Les systèmes d'impression, sociaux et logistiques sont archaïques et coûteux. À vouloir protéger les salaires et les avantages du [syndicat du] Livre, on tue la presse à petit feu. Elle vit des subsides de l'État, ce qui n'est pas idéal pour une presse libre. Le marché du papier se rétrécit de jour en jour et le numérique est plus compétitif qu'on ne le pense. Il suppose des investissements permanents. Sans compter que la publicité ne peut pas nourrir tous les médias, surtout en temps de crise. Il faut un sacré talent et un esprit de sacrifice pour être dans la presse.

 

 

Vous pouvez rester à la tête de Publicis Groupe jusqu'à 75 ans. Imaginez-vous vraiment partir avant?

M.L. J'avais prévu de partir à la fin de cette année. Mais il y a eu la crise. En 2009, le Conseil de surveillance a considéré que mon départ fin 2011 serait une erreur. En juin 2010, il m'a été formellement demandé de rester et j'ai accepté. Il fallait changer les statuts: il a été décidé de proroger l'âge limite de 70 à 75 ans. Donc, jusqu'à l'assemblée générale qui suivra ma soixante-quinzième année, je peux rester. La réalité est un peu plus compliquée. D'abord le mandat du directoire est de quatre ans. En décembre 2011, il y aura un nouveau mandat. Le ferai-je complètement ou partiellement? Je n'en sais rien. Ce que j'ai dit est la chose suivante: compte tenu de la situation, je suis d'accord pour rester le temps nécessaire. Sans plus. Je préfère partir trop tôt que trop tard.

 

 

N'avez-vous jamais été «chassé» par un autre groupe de communication ou une entreprise d'un tout autre secteur, voire pour des fonctions gouvernementales?

M.L. Souvent, y compris quand j'ai annoncé que je m'arrêtais fin 2011. Des gens ont pris date et m'ont demandé de m'engager. Dans les années 80, j'étais allé assez loin dans mes conversations et lorsque je m'apprêtais à parler à Marcel Bleustein-Blanchet, je n'ai finalement pas pu. Je m'étais convaincu qu'il comptait sur moi et que je ne pouvais partir. Quant à des propositions gouvernementales, non, jamais. Et je n'aurais jamais pu.

 

 

Un jour, vous quitterez Publicis. Comment imaginez-vous la vie d'après?

M.L. Vous imaginez bien que j'y ai pensé. Je sais à peu près ce que vais faire. D'abord des plaisirs personnels. Il y a quelque chose de dramatique dans ma vie, c'est que je voyage beaucoup, mais la seule chose que je connaisse le plus souvent des pays c'est l'aéroport, l'hôtel, les salles de réunion. À une époque, je m'offrais le temps d'aller dans un musée. La dernière fois que je l'ai fait, il y a assez longtemps hélas, je me suis senti coupable... Les musées, donc. Il y a bien sûr énormément de temps que je dois à ma famille. Voyager avec ma femme, voir grandir mes petits-enfants. Il y a aussi des tas de livres que j'ai envie de lire ou de relire. J'ai une petite collection d'art contemporain que je veux enrichir, j'ai donc besoin de faire les galeries. J'ai été président du palais de Tokyo... Je suis aujourd'hui à l'Institut du cerveau et de la moelle épinière, et je suis prêt à m'investir davantage pour les aider. Je suis aussi dans d'autres fondations plus personnelles que je souhaite également soutenir. J'ai mes centres d'intérêt: l'art contemporain, la santé, la recherche médicale, le Proche-Orient, le dialogue israélo-arabe, la paix...

 

 

À ce sujet, que vous inspire l'actualité avec la demande de la Palestine d'être reconnue comme un État par l'ONU?

M.L. Tout le monde est d'accord pour qu'il y ait un État palestinien, à part une toute petite minorité d'irréductibles en Israël. Le problème est comment cet Etat se fabrique, dans quelles frontières, dans quelles relations avec Israël. La démarche de Mahmoud Abbas, on la comprend: il se donne de l'air au niveau diplomatique. Mais on sait très bien que le Hamas est contre... Donc, la première chose à faire est de mettre les Palestiniens d'accord entre eux. Une fois que cela sera le cas et s'ils y arrivent, le reste ce ne sera pas trop compliqué.

 

 

Parlons un peu politique. Pourquoi Publicis n'a jamais conseillé d'homme politique?

M.L. Marcel Bleustein-Blanchet a instauré cette règle, c'est moi qui l'ai formalisée. Il disait: «On ne peut pas garantir les promesses d'un homme politique». J'ajoute: on n'a pas le droit de mettre notre talent au service du packaging des idées d'un homme politique. C'est une conviction personnelle. Il n'y a pas de raison que notre agence soit différente de la population française, certains salariés sont à droite, d'autres à gauche, on doit donc être neutre.

 

 

À titre personnel, il vous est arrivé de donner des conseils?

M.L. Je suis interrogé par des gens, je donne un avis personnel. C'est tout.

 

Que pensez-vous de l'affaire DSK?

M.L. Tout a été dit. C'est triste et dommage.

 

Comment vous définiriez-vous politiquement? Gaullo-mendésiste tendance libérale?

M.L. Ce n'est pas complètement faux! (rires) Je suis gaulliste. J'ai beaucoup de choses qui sont du mendésisme, de la gauche et à une époque j'ai été rocardien. Je suis libéral. Je crois à l'économie de marché, à la compétition et à l'humanisme et au partage. Je suis un mélange de tout ça. Je ne me reconnais pas facilement dans les candidats.

 

 

Si vous aviez vingt-neuf ans aujourd'hui - votre âge lors de votre entrée chez Publicis en 1971 - que feriez-vous?

M.L. Je suis informaticien de formation. J'étais un très bon programmeur, pardon de le dire, j'étais très, très bon... Aujourd'hui, je monterais une start-up.

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