Une salle bondée et une chaleur suffocante sous l'immense chapiteau dressé dans le jardin des Tuileries, à Paris. Mercredi 25 mai à 16h30, et une heure durant, Maurice Lévy, président du directoire de Publicis Groupe, échange avec Mark Zuckerberg, vingt-sept ans, CEO de Facebook, en T-shirt, jeans et baskets. Cela tient plus de l'aimable conversation que de l'interview impertinente. Les données privées? «Les gens doivent fixer leurs propres limites.» Le rôle du réseau social dans le «printemps arabe»? «Facebook n'a été ni nécessaire ni suffisant.»
Pas de révélations fracassantes, mais peu importe, l'image restera: Maurice Lévy en compagnie du patron d'une des start-up du Web les plus puissantes du monde. Une opération de communication «win-win», avec mention spéciale pour Publicis, organisatrice de l'E-G8 Forum, monté en deux mois, qui a rassemblé à Paris, les 24 et 25 mai, le gratin mondial du Web.
Retour en arrière. Courant mars, l'Elysée confie – sans appel d'offres – à Publicis l'organisation de l'E-G8 Forum, deux journées de débats réunissant la crème des entreprises high-tech, sur des sujets liés au Web et à l'économie numérique. «Nicolas Sarkozy m'a adressé un courrier il y a deux mois. Il m'a choisi, car il sait que je connais tous les grands acteurs du Net», précise Maurice Lévy à Stratégies.
L'initiative est de Nicolas Sarkozy: «Il en a eu l'idée en organisant le Conseil national du numérique. Il voulait que les Etats se saisissent de ce sujet», indique son directeur de la communication, Franck Louvrier. Les interlocuteurs de Publicis à l'Elysée: Nicolas Princen, «monsieur Internet», ainsi que Franck Louvrier.
Durant deux mois, les agences Publicis Live (événementiel), Publicis Consultants (RP) et Marcel (design et logo) ont été mobilisées. «On a dû monter le programme puis convaincre les PDG, qui ont changé leur agenda. Ce n'est que le 12 mai que j'ai eu confirmation de la venue de Mark Zuckerberg», raconte John Rossant, directeur général de Publicis Live.
Retombées médiatiques réussies
C'est l'Elysée qui convie, mais Publicis qui organise et invite – entendez, qui paie. C'était la garantie que «l'Etat ne soit pas suspecté d'interventionnisme», justifie Franck Louvrier. Les pouvoirs publics ont mis à disposition les jardins des Tuileries, mais l'ensemble de la manifestation a été financée par des sponsors. Avec en échange leur logo en haut des affiches et une prise de parole dans une des tables rondes ou séances plénières.
Tickets d'entrée: 100 000 ou 250 000 euros, et jusqu'à 500 000 pour les françaises Vivendi et Orange, précise Maurice Lévy. Mardi 24 mai au matin, en conférence de presse, le président de Publicis annonçait un budget global de 3 millions d'euros. «Nous ne sommes pas encore rentrés à 100% dans nos frais pour l'instant. Tout éventuel supplément sera supporté par Publicis», lâche-t-il alors.
Douze sponsors (Ebay, Google, Orange, Free, Huawei, HP, Capgemini, etc.) ont répondu présent, la plupart figurant parmi les speakers. «L'occasion de faire du lobbying pour certains, tel Google», estime Christophe Alix, journaliste au service économie de Libération.
Apple sera la grande absente: «Ils ont décliné l'invitation, probablement parce qu'Apple n'a pas pour coutume de se mêler à d'autres entreprises dans des événements», estime Olivier Fleuriot, président de MSL Group, la structure qui coiffe les activités PR et événementiel de Publicis.
Durant deux jours se sont donc enchaînées tables rondes et séances plénières, dans ce qui tenait autant d'un sommet que d'un grand moment de «networking». Une poignée de start-up françaises, comme Gostai ou Parrot, disposaient d'emplacements.
L'E-G8 restera comme une opération de communication pour l'Elysée, à un an de la présidentielle, également pour Publicis et son président. Apothéose pour Maurice Lévy, il a été à la tête d'une délégation d'entrepreneurs du Net (Eric Schmidt, de Google, Stéphane Richard, de France Télécom, Yuri Milner, de DST, Mark Zuckerberg, de Facebook, et Hiroshi Mikitani, de Rakuten) venus présenter leurs conclusions aux chefs d'Etat et à la presse lors du G8, à Deauville.
En termes de retombées médiatiques, l'opération est une réussite. Il faut dire qu'avec 298 journalistes accrédités, dont la moitié issus de médias étrangers, sur 1 750 participants, la couverture était assurée.
«Du Brésil à la Nouvelle-Zélande, en passant par la Russie et l'Italie, la majorité des grands quotidiens internationaux se sont fait l'écho de l'E-G8, et Publicis était systématiquement mentionné», souligne Gilles Klein, journaliste et auteur d'une revue de presse quotidienne pour le site de Daniel Schneidermann, Arretsurimages.net.
Satisfaction au service de presse de l'Elysée: «On a eu des retombées médiatiques fantastiques sur un thème traité habituellement sur un terrain plutôt américain. Avec, par exemple, une demi-page dans le Wall Street Journal, qui parle rarement de la France», souligne Franck Louvrier.
Sur la seule rubrique News de la version anglophone de Google, près de 500 articles faisaient référence à Publicis au surlendemain de la clôture de l'E-G8, sur 3 500 consacrés à la rencontre. Des articles souvent très factuels, sur une réunion des grands patrons de l'Internet, et non un sommet au cours duquel d'importantes décisions ont été prises. Là n'était de toute façon pas l'objectif.
La société civile absente des débats
Tête d'affiche de l'E-G8 avec Rupert Murdoch: Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, largement cité par la presse internationale (1 700 réponses sur Google News au sujet de l'E-G8). Pourtant, lui non plus n'a pas profité de l'événement pour faire de véritables annonces.
«Tout cela ressemble un peu à un Davos numérique, la neige en moins», résume le New York Times, qui rappelle que le Forum économique mondial est également organisé par Publicis (comme l'Abu Dhabi Media Summit et le Monaco Media Forum).
Avec près de 2 000 réponses sur Google News, Nicolas Sarkozy apparait comme le grand gagnant auprès des médias anglophones. Un rendez-vous qui «sert aussi de tremplin à M. Sarkozy au moment où celui-ci lance la campagne en vue de sa réélection au printemps prochain», souligne le New York Times.
Proximité oblige, les médias français n'ont pas été en reste. «Ils ont “surcouvert” l'événement, sans pour autant tomber complètement dans la communication officielle», estime Gilles Klein. Preuve en est, le 20 heures de France 2 n'a pas diffusé d'extraits du discours que Nicolas Sarkozy y a fait au premier jour. L'E-G8 a été traité ce soir-là par un sujet d'illustration sur trois des principales entreprises du Web français: Free, Meetic et Vente-privée.com.
Côté presse écrite, tous les quotidiens français ont relaté l'événement, avec plus ou moins de distance. D'«Une Toile cousue de beaux discours» dans Libération à «Sarkozy souhaite des règles pour Internet» dans Le Figaro, à chaque journal son regard critique.
Particulièrement acide, La Tribune n'a pas hésité à faire remarquer que neuf des dix porte-parole présents sur scène en clôture de la rencontre représentaient des entreprises partenaires. «Il fallait donc être sponsor pour définir le message sur l'avenir d'Internet», juge le quotidien économique.
Quant à ceux qui ont pu poser des questions au président de la République à l'issue de son discours, «ils avaient été pour la plupart (...) sélectionnés par l'Elysée ou avait eu l'aval de Publicis», croit savoir le journal.
Avant l'ouverture de l'E-G8, un article de Marianne avait bien failli faire vaciller l'opération de communication pour Nicolas Sarkozy. Le journaliste Frédéric Martel y expliquait qu'avant de devenir le «meilleur ami du Web», le président français n'avait pas hésité à s'opposer à une conférence mondiale consacrée à la liberté d'expression sur Internet, rencontre proposée par son ministre des Affaires étrangères d'alors, Bernard Kouchner.
Grande absente des débats, la société civile a réussi à se faire une petite place dans la couverture médiatique française de l'événement, à travers la voix des associations La Quadrature du Net et Reporters sans frontières. «C'était une volonté, qu'il n'y ait ni la Cnil [Commission nationale de l'informatique et des libertés] ni d'association ou organe politique, sinon les débats auraient pris une tournure trop officielle, ou franco-française», justifie Maurice Lévy.
Cela n'a pas empêché les internautes de fustiger abondamment sur Twitter la capacité des grands patrons de l'Internet à incarner le Web à eux seuls. Sur la Toile, l'opération de communication atteint ses limites.