Data
Dans son dernier ouvrage, Assaël Adary, fondateur du cabinet Occurrence, ouvre un débat sur la compréhension des chiffres dans un monde de plus en plus mesuré. Il milite pour la création d'un nouveau métier: le datadéontologue.

Dans votre ouvrage, vous insistez sur le nouveau danger lié à la communication de chiffres pour les entreprises...

Assaël Adary. Nous évoluons dans une société où les chiffres sont de plus en plus présents, de par leur nombre, mais aussi leur impact. Ils sont au cœur des débats politiques, on l’a vu avec le Brexit –dont la discussion autour de chiffres erronés a sûrement fait pencher la balance. L’évolution de la data, de la capacité à tout mesurer fait naître un nouveau langage: celui des chiffres. Et comme tous les langages, beaucoup se prennent les pieds dans le tapis. Car intervient en parallèle une autre tendance: celle de la vérification. Les ONG, les journalistes, ou même plus simplement les internautes, attaquent les entreprises sur leurs chiffres. Toute forme de pouvoir est confrontée à la contradiction.

Avec le digital, la vérification et la communication de contre-arguments est plus facile. Ils n’ont pas l’habitude! Je repense à cette compagnie aérienne qui avait annoncé dans un rapport, toute fière de son geste écologique, une baisse de 27% de ses émissions carbonées. Seul problème: si on allait plus loin dans le rapport annuel, on apprenait qu’elle avait coupé 30% des vols domestiques pour des raisons de marché. Forcément, si vous supprimez 30% des vols, vous réduisez d’autant les émissions carbonées. Cela n’a rien à voir avec l’écologie. En faire un argument de développement durable est impensable, de nos jours! Cela finit par se savoir. Et ça n’a pas manqué, elle a été clouée au pilori dès que quelqu’un est tombé dessus.

Aujourd’hui, tout le monde peut se faire «fact-checker». Et avec l’expansion des class action [recours collectifs], il deviendra plus facile pour les consommateurs d’attaquer les entreprises sur ce sujet, au niveau médiatique ou juridique. Pour moi, la communication de chiffres va devenir un risque prédominant.

 

Cela ne signifie pas que les entreprises auront tendance à moins communiquer sur ces chiffres ?

A.A. Ce n’est pas tant la transparence du chiffre que la transparence de la méthode qui compte. Comprendre la véracité de la donnée à un instant «T» et anticiper son impact dans l’opinion public. Couper la communication n’est pas une bonne réponse. L’augmentation des données chiffrées est un fait social. Au XXIe siècle, tout peut se mesurer. À tel point qu’on arrive à une injonction de la mesure, une sorte de «quantophrénie». Et cela ne fait qu’augmenter, avec les 80 milliards d’objets connectés qui devraient arriver! Quand on parle de data, on ne parle pas que de marketing. Tous les domaines sont touchés. Résultat, on met des data scientists partout. C’est une bonne chose! Mais mon idée, c’est de dire: pour 50 data scientists, mettons un datadéontologue. Prenons du recul. Pour bien comprendre de quoi l’on parle. C’est une des mission du datadéontologue: il a la capacité d’apprécier les mots qui se cachent derrière un chiffre, pour éviter qu’un tiers puisse le critiquer.

 

Mais ce manque de recul sur le chiffre, ou de culture scientifique n’est-il pas un problème de société ? Est-ce que le fait de confier ce rôle à une personne ne risque pas de déresponsabiliser tout le monde ?

A.A. Le datadéontologue apporte avec lui la culture de la question. Du questionnement de ce qui est mesuré. C’est précisément cela qui manque. Il ne faut pas sacraliser le chiffre. Un système qui «produit» de la data n’est pas neutre. Dans le cadre du journalisme, la parole humaine doit être recoupée par trois sources ; il en est de même pour les chiffres. Ils sont associés à un contexte qui nécessite de comprendre comment ils ont été construits. Pour cela, pas besoin d’avoir un bac+12 en statistique! Cela peut être très ludique. Et doit devenir un mouvement global, dans l’entreprise, mais aussi dans la société.

Le datadéontologue n’a pas vocation à être seulement le dernier filtre de ce qui ce qui est bon, mauvais, ou rattraper les boulettes. Il impulse le bon sens dans les processus: par des conseils, des check-lists, l’expérience et la déontologie. Il aide non pas à livrer des données parfaites, mais à les rendre plus propres, plus honnêtes. Et ce mouvement, à terme, doit toucher tout le monde. On sensibilise au code de la route dans les écoles, il faut aussi sensibiliser à la culture du chiffre.

 

Comment va travailler ce «datadéontologue»?

A.A. Il doit avoir une culture plutôt généraliste et bien connaître les métiers de l’entreprise, apprécier toutes les parties prenantes (association, organisme régulateur, médias, etc.), mais aussi avoir une culture des normes associées à la mesure des choses. Il doit notamment anticiper les risques et le cas échéant, y répondre. Ensuite, il doit connaître tout un registre de bonnes pratiques: la citation des sources et leur valeur, comment les confronter, veiller au traçage des données, aider au choix des unités de mesure, et aider à la lecture et au choix des données. Il est là pour garantir la sincérité des données communiquées. Il en va de la confiance que peut avoir la société envers les entreprises. 

Précis de datadéontologie

Partant de l’histoire des mesures et des normes, Assaël Adary dresse le portrait de la vision des chiffres dans la communication des entreprises. Insistant sur le fact-checking et la boulimie de mesure dans notre monde, il en arrive à constater le manque de compréhension des chiffres dans la société. Il dresse les contours d’un nouveau métier: le datadéontologue, pour aider les entreprises à communiquer, mais aussi impulser une culture du questionnement du chiffre. Si le rôle de cette nouvelle fonction reste encore peu flou, l’auteur a le mérite de mettre le doigt sur un vrai problème de société.

Big ou bug data? Manuel à l’usage des datadéontologues, Éditions du Palio, février 2017, 160 pages.

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