Télévision
À 72 ans, Thierry Ardisson a démarré sa carrière dans la publicité, en tant que concepteur-rédacteur puis cofondateur de Business, avant de passer à la télévision : Scoop à la une, Double Jeu, Tout le Monde en Parle... et aujourd'hui Hôtel du Temps sur France Télévisions. Il revient pour Stratégies sur une carrière de 50 ans dans la pub et dans les médias.

Quel est votre premier souvenir de Stratégies ?

Thierry Ardisson. Les premiers papiers que j’ai voulu avoir dans la vie, c’était dans Stratégies ! À la fin des années 60, je commençais dans la pub. Début des années 70, il n’était pas question de Paris Match ou du Parisien, je voulais qu’on parle dans Stratégies des campagnes que j’avais faites. Je ne vais pas jouer le nostalgique, mais ces années-là, c’était la grande époque de la pub, c’était avant les cost-controllers [contrôleur des coûts], qui ont, comme à la télévision, fini par tuer la créativité. Mais contrairement à Frédéric Beigbeder, qui, quand il a quitté ce milieu, a fait un livre à charge, 99 francs, je n’ai jamais eu envie de cracher dans la soupe. Je considère que la publicité a été ma grande école. J’avais 20 ans, on me laissait faire des messages radio, des films télé, des affiches dans les rues, des annonces presse, c’était magique ! La pub, ça m’a aidé à apprendre à rationnaliser la création, ce qui a été une très grande force pour la suite. Quand je suis arrivé à la télé, j’étais plus fort que les autres. Je savais ce que c’était un concept. Et puis, la lumière, la typo, bref, la direction artistique.

Quel a été votre parcours dans la pub ?

Je suis arrivé en 1969, à la fin de la réclame, au début de la publicité. À l’époque, on était des stars. Au bout de deux ans, je gagnais un million de francs par mois, puis trois millions, c’étaient des sommes astronomiques ! Si tu trouvais une campagne primée au Club des Directeurs Artistiques, tu étais considéré comme un génie pendant dix ans. Au départ, quand je suis arrivé à Paris, je suis tout de suite allé voir Publicis. À l’époque, on avait des rendez-vous assez facilement. Mais le directeur de la création, René-Victor Pilhes (l’auteur du best-seller L’Imprécateur) m’a dit qu’il fallait d’abord que je fasse mon service militaire. En redescendant les Champs-Élysées, j’ai vu écrit « BBDO - Agence de publicité ». Je suis monté au 7e étage et j’ai rencontré Georges Zvobada, qui s’occupait de la promotion des ventes. Il m’a pris avec lui et je me suis retrouvé à ouvrir des Prisunic dans toute la France. Avec l’arrivée dans l’agence d’Yves Navarre, créatif par ailleurs écrivain sulfureux, qui venait de Publicis et qui m’a pris sous son aile, j’ai fait de plus en plus de création et on s’est aperçu que j’avais un certain talent. C’est là que j’ai commencé à changer de boîtes pour 1 000 balles de plus par mois. J’ai fait des agences comme Masius-Landault et Dorland & Grey, puis TBWA. Et là, ça a vraiment commencé !

Comment c’était chez TBWA à cette époque ?

Quand je suis arrivé, ils étaient tous les quatre dans le même bureau, ex-patrons de Young & Rubicam, ils commençaient l’agence. Le génie de cette association, c’est qu’ils étaient de quatre nationalités différentes et chacun issu d’un domaine différent. Bill Tragos, l’Américain, c’était le commercial, Claude Bonnange, le Français, le marketing, Uli Wiesendanger, le Suisse allemand, la création, et Paolo Ajroldi, l’Italien, les relations publiques. Là, ils me disent : « On vient de passer un an à lancer Kiri, “le fromage des gastronomes en culottes courtes”, on n’en peut plus du fromage, trouve-nous quelque chose… » Et j’ai eu cette idée pour Samos 99, dont le fabricant disait qu’en manger une portion équivalait à boire un verre de lait : à mesure que le gosse avalait le fromage, le lait baissait dans le verre. L’année suivante, il y avait un chat avec le gosse… Bill Tragos, c’était exactement Don Draper, de Mad Men. Un jour, j’étais dans mon bureau, et je vois passer un chef de pub qui court, et derrière, Tragos, qui lui jetait ses chaussures dessus. Je sors : « Mais qu’est-ce qu’il a fait ? », « Il a perdu le budget Lévitan ! » On côtoyait de vrais personnages !

Comment en êtes-vous arrivé à lancer l’agence Business ?

C’était dix ans plus tard, j’étais au chômage, je passais ma vie dans les boîtes, c’était la mode du Palace, des Bains Douches… Ma deuxième adolescence. Un jour, un type, nommé Henri Baché, me dit qu’il veut monter une agence avec Claude Douce [le fondateur de l’agence Bélier]. Je lui dis OK, mais à condition qu’on ait 51 %, en étant persuadé que l’autre n’accepterait jamais. Je n’avais pas vraiment envie de refaire de la pub. Et finalement, Claude Douce dit banco ! On a donc monté cette agence avec Henri Baché. Eric Bousquet, que j’ai connu chez TBWA, nous a rejoints, et on a fait Business. Le nom de la boîte en dit long sur l’objectif de l’affaire. Étant patron et actionnaire, je n’avais pas besoin de me faire un dossier, un book. Donc j’ai accepté de faire des 8 secondes et j’ai réinventé la réclame. J’ai fait « Lapeyre, y’en a pas deux », « Vas-y Wasa », « Ovomaltine, c’est de la dynamique », « Quand c’est trop, c’est Tropico ! », « Chaussée aux Moines… amen ! »… C’étaient des trucs qui cartonnaient à mort. Les années 70-80, c’étaient les années de l’insouciance, du pognon, où on pouvait faire à peu près toutes les conneries qu’on voulait. Et puis, c’était aventureux, en sortant d’une nuit blanche au Palace, j’allais voir des fabricants de cuisines intégrées en province avec Bousquet (rires).

Au milieu des années 80, vous avez participé au lancement d’un magazine sur la publicité, Création Magazine

Chez Business, on vendait des campagnes, mais aussi des « articles clés en main ». Et des « journaux clés en main ». J’avais inventé Création pour Christian Blachas. On cherchait un rédacteur en chef. Et le mec que j’ai recruté pour être le red-chef du magazine, c’est Michael Kael, Benoît Delépine ! Il arrivait de la fac de Lille où il avait fait un magazine qui s’appelait Fac Off. Je me suis dit « Mais c’est génial ! Un titre exceptionnel ! ». J’appelle Blachas et je lui dis : « J’ai trouvé le mec : il a fait Fac Off ! ». Blachas trouvait qu’il n’y avait pas de quoi sauter au plafond non plus, mais il a engagé Delépine, avec un directeur artistique qui s’appelait Gabriel Gaultier. Puis Benoît a quitté le magazine pour faire Les Guignols.

Vous avez aussi joué dans une pub ?

Une pub pour la Sécurité Routière dans laquelle je conduis comme un abruti dans Paris, alors que je n’ai pas le permis ! Un jour, on m’a aussi contacté par une banque pour le lancement d’une carte noire. Je leur ai demandé tellement d’argent qu’ils n’ont pas voulu. Et après, j’ai proposé à Guerlain de faire Habit Noir. Ils n’ont pas voulu non plus !

À quel moment avez-vous basculé de la pub à la télé ?

En parallèle de Business, dans la série des « articles clés en main », j’ai fait Descente de Police dans Rock & Folk. L’interview transformée en interrogatoire, ma première interview formatée. Marie-France Brière, directrice des variétés de TF1, m’a demandé d’en faire une version télé. Puis, j’ai fait Scoop à la une et je suis devenu le producteur de À la folie, pas du tout, présentée par PPDA, qui devait s’appeler « Star system » au départ. C’était l’invention de l’infotainment : on invitait des stars, on leur faisait parler de leur promo, puis de problèmes sociétaux qui les concernaient. C’est à ce moment-là que j’ai vendu mes parts dans Business à Éric Bousquet et que j’ai quitté la pub.

On dit Éric Bousquet très riche. Ne regrettez-vous pas de lui avoir vendu vos parts ?

Non. Est-il plus heureux avec tous ses millions que s’il m’avait suivi à la télé ? Que ce soit dans la pub ou la télé, j’ai toujours préféré la liberté à l’argent. Quand je me suis fait virer une énième fois par Jean-Pierre Elkabbach, je suis revenu avec Paris Dernière. Là, je me suis fait virer par Vincent Bolloré, je reviens avec Hôtel du Temps. J’ai 100 % de ma boite, je fais ce que je veux. Quand Arthur et Stéphane Courbit ont monté leur boîte [Case Productions, qui deviendra ASP Productions], ils m’ont proposé de m’associer avec eux. Quand ils ont vendu leurs parts, ils ont pris 250 millions chacun. Mais si j’avais bossé avec Stéphane Courbit, il m’aurait fait faire des talk-shows toute ma vie, comme Nagui fait des jeux. Je ne voulais pas rentrer dans cette industrialisation de mon personnage. Je voulais garder la liberté de faire ce que je voulais. Et puis, au bout du compte, l’argent que j’ai à la banque, je ne vais pas tout le dépenser avant de mourir. Alors, à quoi bon.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la pub ?

Je suis très déçu parce que la pub, ça participait à la bonne humeur, il y avait des films vraiment drôles. Aujourd’hui, évidemment, j’adore, par exemple, le film où il y a l’héritage avec les deux frères et le notaire qui dit « Vous, votre père, vous a tout laissé, et vous, il vous a laissé la Golf » et l’autre qui hurle : « Je savais qu’il me détestait ». Ça, c’est génial ! Mais des films comme ça, il y en a deux par an. Avant, il y en avait plein et on en parlait dans les journaux. Aujourd’hui, la pub n’est plus l’endroit où ça se passe.

Où est-ce que ça se passe alors ?

Plus à la télé non plus. Il n’y a plus que des vieux qui regardent, les jeunes s’en foutent, ce n'est plus un truc dans le coup. J’ai toujours surfé sur l’air du temps, j’ai toujours fait le métier qu’il fallait faire au bon moment. Quand c’était le bon moment de faire de la pub, j’ai fait de la pub, quand c’était la télé, avec les animateurs-producteurs, j’ai fait des talk-shows. Mais les cost-controllers ont tué la pub et c’est pareil pour la télé. Aujourd’hui, ça se passe sur YouTube. Quand je suis seul le soir chez moi, je ne regarde pas la télé, je regarde YouTube. C’est la seule chaîne où vous pouvez voir à la fois un concert de Rihanna et un documentaire sur Pierre Laval. C’est absolument incroyable. Pour moi, YouTube, c’est le marché aux Puces ! C'est la seule chaîne où on ne sait pas ce qu’on va trouver.

N’est-ce pas aussi un problème de liberté à la télé ?

Ça, je ne vous le dis même pas ! Après Salut les Terriens, j’aurais pu aller faire un talk-show sur une autre chaîne, mais il n’y a plus de stars et le peu qui reste ne vient pas à la télé, ou, quand elles le font, elles ont peur des réseaux sociaux. Donc il n’y a plus rien à faire. Serge Gainsbourg est mort. Je n’ai pas envie d’interviewer Amel Bent, Amir ou Slimane. A part Jean Dujardin, Guillaume Canet, Gilles Lellouche et Marion Cotillard, il n’y a plus de vedettes et les Américains ne viennent plus. C’est pour ça que les talk-shows aujourd’hui, c’est que de la promo. La seule émission que j’aimerais faire, c’est celle que fait ma femme [Audrey Crespo-Mara avec le Portrait de la Semaine dans Sept à Huit, le dimanche en access sur TF1]. Elle a de la chance de faire ça !

Vous revenez sur France Télévisions avec Hôtel du Temps, dans lequel vous interviewez des personnalités disparues, comme Jean Gabin, Dalida ou Coluche. La culture à la télé est-elle votre nouveau dada ?

Je ne suis pas un enfant de la télé, je suis un enfant de l’ORTF. J’ai grandi en province comme un pauvre craignos, et tout ce que j’ai appris dans mon adolescence, c’est grâce à l’ORTF : Daisy de Galard pour le chic, Philippe Bouvard pour l’impertinence, Pierre Dumayet pour les livres, François Chalais pour la classe, Alain Decaux pour l’Histoire, Jean-Christophe Averty pour la créativité, Jean Yanne pour l’humour… Aujourd’hui, il faut que le service public redevienne l’école du peuple. C’est sa seule raison d’être.

Pour votre prochaine émission, Hôtel du Temps, vous utilisez la technologie du deep fake. N’est-ce pas contradictoire avec l’ambition de France Télévisions de lutter contre les fake news ?

Le deep fake, comme le face retriever que nous utilisons, est un outil. C’est comme un marteau : vous pouvez taper sur un clou ou sur une tête. Le deep fake en soi n’a pas d’idéologie, tout dépend de la façon dont vous l’utilisez. On peut l’utiliser de façon néfaste ou pour faire rire. Avec Hôtel du Temps, je l’utilise d’une façon culturelle. C’est dans cette optique aussi que je discute avec Jean-Michel Blanquer [le ministre de l’Éducation nationale] pour appliquer cette technique, un peu simplifiée pour des raisons d’économies, dans les écoles. On pourra avoir par exemple Victor Hugo qui vous raconte Les Misérables, Léonard de Vinci qui explique au Louvre comment il a peint La Joconde. Au cinéma, on pourrait faire un film avec Jean Gabin et Jean Dujardin, par exemple. Ou même dans la publicité ! Imaginez Yves Saint Laurent qui présente le nouveau parfum de la marque. Le face retriever est un eldorado incroyable, dont je ne pose que la première pierre.

Quand on vous entend parler du rôle que doit avoir le service public, on peut se demander si vous pourriez être intéressé par un poste de directeur des programmes ou même de patron de France Télévisions. C’est quelque chose qui vous tenterait ?

Jamais. Dans son livre [Tant qu’on est tous les deux, sur le couple Macron], Gaël Tchakaloff raconte qu’on a proposé mon nom comme ministre de la Culture et qu’autour de la table, tout le monde a rigolé. En réalité, pas tout le monde ! (rires). J’ai 72 ans. J’ai fait une quotidienne avec Rive Droite / Rive Gauche sur Paris Première, j’ai fait une hebdo avec Tout le monde en parle, et maintenant, l’idée de faire quatre émissions d’Hôtel du Temps par an, ça me va très bien. Le seul truc que j’ai envie de faire en plus, c’est un docu sur la pub, depuis la fin de la réclame de papa jusqu’aux réseaux sociaux et aux influenceurs, C’était quoi la pub ?

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.