[Cet article a initialement été publié le 17 avril 2020]
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. Et en particulier la culture ? Aussi virulent que l'épidémie de la fameuse fable de La Fontaine –Les Animaux malades de la peste–, le Covid-19 n'épargne décidément rien, ni personne. «Has the coronavirus cancelled culture ?» [Le coronavirus a-t-il annulé la culture ?] : cette question fait se réveiller la nuit le LA Times, tandis que le WSJ s'autorise –la fièvre ?– un parallèle audacieux entre «Coronavirus cancel culture and the Olympics» [La cancel culture du coronavirus et les JO]. Le New York Post, peu charitable, souhaiterait carrément que la pandémie pousse la cancel culture à toute extrémité : «The coronavirus hasn’t shut down “cancel culture” idiocy» [Le coronavirus n'a pas confiné la crétinerie de la cancel culture]. Les masques tombent !
Il y a deux mois, il y a huit semaines, il y a une éternité, la «cancel culture» était le buzzword du moment. Adèle Haenel claquait la porte des Césars, et on s'écharpait sur le cas Polanski, façon Lagarde et Michard : fallait-il sauver l'artiste, tout en condamnant l'homme ? Ou cesser purement et simplement d'en parler pour les siècles des siècles ?
L'appellation «cancel culture» ne date pas d'hier. Et n'a, semble-t-il, pas fini de faire florès. Cancel culture, fille numérique du boycott ? «Le terme remonte à 2015 et a commencé à apparaître sur Black Twitter [groupe du réseau social axé sur des questions intéressant la communauté noire]. Il a pris assez rapidement, notamment dans le contexte des accusations/procès contre Bill Cosby, Michael Jackson, R.Kelly, Harvey Weinstein, etc.», rappelle Nicolas Chemla, planneur freelance et écrivain. «Cancel», comme «annulation». Mais pas seulement.
Attention à la simplification, prévient François Peretti, planneur stratégique chez La Chose : «Étymologiquement, “cancel” vient du latin cancello/cancellare : disposer en treillis, biffer. Il ne s’agit donc pas tant d'effacer, de “gommer” (comme on le ferait d’une simple pression du doigt sur la touche de surpression d’un clavier) que d’encadrer: circonscrire pour mieux révéler. De la même manière qu’une biffure ne supprime pas le mot mais signifie sa sortie du texte, un “cancelling” formalise le retrait du groupe pour l’individu.»
Dans la peau de Voldemort
«La cancel culture, c'est quand une star devient Voldemort – celui dont on ne doit pas prononcer le nom –, c'est assez amusant d'ailleurs que ce soit un phénomène si fort auprès de la génération Harry Potter», relève Nicolas Chemla. Celui-ci remarque que le phénomène peut aller très vite, très loin. Avec un cas d'école, celui de Kevin Spacey, accusé en 2017 d'agression sexuelle. «Netflix a également littéralement supprimé Kevin Spacey (sans qu'il soit jugé) de la dernière saison de House of Cards, qui est pourtant LA série, produite par Spacey lui-même, qui a permis à Netflix de s'imposer comme un acteur crédible en termes de qualité de contenus. Il a ensuite été numériquement remplacé par un autre dans le dernier film dans lequel il venait de tourner, “Tout l'argent du monde” de Ridley Scott, qui est sorti dans une version “cancelled”. Staline n'aurait pas rêvé mieux !»
L'exemple est d'autant plus parlant, selon Nicolas Chemla, qu'il révele «à la fois l'influence des séries et l’impregnation du langage courant par une teminologie marketing. Cancelled, ca vient aussi du jargon des producteurs des series Netflix, HBO et compagnie, quand une serie n’est pas renouvelée...»
Société du spectacle, j'écris ton nom : «Avec les réseaux sociaux, cette pratique est devenue une mise en scène : à l’inverse du call-in, qui consiste à régler un problème en direct avec une personne, le call-out consiste à investir le domaine public pour qu’il s’en fasse arbitre et bourreau, analyse François Peretti. Un geste extrême (annuler quelqu'un, c'est lui dénier son droit d'exister) pourtant progressivement banalisé via une série de dispositions (du classique blocage sur les réseaux, en passant par la célèbre technique du “ghosting”) qui ont fini d'inscrire le cancelling dans la culture contemporaine.»
Un monde divisé en deux catégories
Et dans la pop culture, dont il permet de pimenter le fond de sauce avec une pincée d'indignation... Après la diffusion du documentaire Leaving Neverland, en 2019, plusieurs radios annonçaient qu'elles ne diffuseraient plus de chansons de Michael Jackson, tandis que Spotify décidait que son algorithme ne suggèrerait plus les morceaux de R.Kelly [accusé d'abus sexuels] aux utilisateurs de la plateforme. L'humoriste Louis CK, qui a reconnu s'être masturbé en public, ne se produit pour ainsi dire plus sur scène, et la chaîne FX n'a pas renouvelé son contrat. Le 6 mars dernier, Hachette annonçait renoncer à publier les mémoires de Woody Allen.
Cancel culture, nouvelle censure ? Ou nouvelle forme d’«orthodoxie morale, proche des romans d'Orwell», comme la définit François Peretti ? Celui-ci évoque le tollé qui a suivi, en novembre 2019, une rétrospective Gauguin à la National Gallery. Un article du New York Times avait rappelé les relations du peintre avec de très jeunes filles. «Le ressort de la cancel culture est foncièrement manichéen : il y a un parti à prendre, sans que ne se pose vraiment la question duquel choisir. Quels qu’en soient les fondements, la sanction semble légitimer la condamnation : “si vous ne voulez pas qu'on dise du mal de vous, faites le bien tout le temps”. De la même manière, l’absence de hiérarchisation ne permet pas d’établir de nuances entre les causes, les accusés, et les sanctions : la cancel culture est un procédé monolithique, où tous les “cancelled” le sont au même niveau.»
Serait-ce avant tout le sens de la nuance qui est aujourd'hui «cancelled» ? Nicolas Chemla en a bien peur : «Chacun est “assigné à résidence” identitaire, et il n'y a plus aucune place pour les entre-deux, les zones grises où s'effectuent les rencontres et s'invente la liberté.» La cancel culture, confinement de la pensée ?