Ces jours-ci, certains communiqués de presse prennent des airs de projets existentialistes. Un site populaire consacré à la santé annonce « confier sa raison d’être » à une agence de branding, alors qu’un assureur militant évoque, dans un entretien, à quel point « la vision corporate porte la raison d’être de l’entreprise et sa vision stratégique jusqu’à l’action concrète ». Bonté divine. Qui suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je ? C’est le moment du grand retour sur soi pour les marques, qui, subitement, cherchent fébrilement à formuler leur raison d’être.
À première vue, ces introspections en série prêtent à sourire. Nouveau cheval de bataille des entreprises et des marques, la « raison d’être » semble partie pour se tailler une place de choix dans le vaste cimetière au sein duquel gisent les termes successivement vidés de leur substance par la start-up nation, comme les « talents » et la « bienveillance ». Sauf que contrairement aux deux exemples sus-cités, la « raison d’être » de la « raison d’être » ne réside pas dans un engouement moutonnier pour cette novlangue lénifiante de l’entreprise du 21ème siècle. Elle s’inscrit dans un cadre réglementaire depuis la publication de la loi Pacte au Journal officiel en mai dernier, qui a mis la raison d’être des marques au premier plan. Une avancée qui, si elle reste optionnelle, suscite un certain engouement auprès des dirigeants : pas moins de 66% d’entre eux se déclarant intéressés d’après les résultats d’une étude menée au premier trimestre 2019 par Harris pour le compte d’Aesio et du Mouves (Mouvement des entrepreneurs sociaux).
Crise existentielle
Sauf qu’à peine sur le devant de la scène, la « raison d’être » paraît déjà galvaudée. Et pose la question de l’opportunisme, à un moment où de nombreuses entreprises sont taxées de « purpose washing », de « woke-washing ». « Je comprends les suspicions, car on peut avoir l’impression que toutes ces entreprises découvrent tout à coup qu’elles ont une raison d’être », remarque Bertille Toledano, présidente de BETC Paris. Pour Marie-Pierre Benitah, présidente de l’agence Marystone, il faut en effet rester lucide. « La plupart des initiatives qui vont dans ce sens ont un objectif clair : la volonté de se démarquer pour atteindre le Graal que constitue l’adhésion consommateur. Cela vient répondre à une attente forte du public autour de la notion de responsabilité des entreprises et des marques. En d’autres termes, c’est une manière de tenter de réparer ce que la société a bousillé. Cette notion de raison d’être vient d’ailleurs souvent du marketing, qui est l’entité en prise directe avec les consommateurs », constate-t-elle.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la crise existentielle semble sévère. « Moi, je trouve ça très bien, la crise existentielle. Ce qui serait pire, c’est qu’elle n’ait pas lieu », relève Bertille Toledano. C’est sûr qu’il fut un temps pas si lointain où on se prenait moins la tête... « Il faut quand même rappeler qu’on sort d’une époque atroce où, pendant vingt ans, on n’entendait parler que de performance !», souligne Frédéric Messian, président de Lonsdale. « Il y a dix ans, lorsqu’on apprenait qu’une marque de sport faisait fabriquer ses chaussures par des enfants dans des garages mal ventilés, cela provoquait un mini-scandale, mais la marque s’en sortait sans une égratignure. Aujourd’hui, ce n’est plus acceptable », poursuit-il.
Des enjeux en interne
« Je ne pense pas que la “raison d’être” soit du bullshit, estime Virgile Brodziak, directeur général de Wunderman Thompson. « Si l’on recherche sa raison d’être, c’est parce que cela correspond à une demande des collaborateurs, avant même de penser aux consommateurs », ajoute-t-il. Car si le sujet s’adresse à l’externe, il véhicule aussi des enjeux en interne. « Il ne faut pas sous-estimer la fierté pour l’interne et les avantages induits pour la marque, que ce soit en termes de marque employeur ou de marque commerciale – une distinction qui devient has been. Cela donne du sens à l’activité de la société. Et même si cela impacte la réalité économique, la recherche de profits et la responsabilité sociale et environnementale ne sont pas antinomiques », argue Marie-Pierre Benitah.
Pour autant, définir la cause véritable et profonde de son existence, s’avère souvent vertigineux – voire douloureux – pour une marque. « Est-ce que l’entreprise a une utilité au-delà de la création de richesse ? Je rencontre des patrons qui se posent des questions qu’ils ne se posaient pas avant », remarque Bertille Toledano. L’incapacité à répondre à ce questionnement ontologique risque-t-elle d’ouvrir en grand les vannes des formules creuses ? « C’est comme en entreprise, quand tu es beau parleur, tu peux faire illusion, grince Frédéric Messian. Beaucoup de marques sont belles parleuses. Au fond, ce qui est compliqué, en entreprise, c’est d’être sincère », constate le fondateur de Lonsdale.
Au lieu de tomber dans des effets de manches, le Don-Quichottisme marketing, Bertille Toledano préconise une posture toute simple : l’humilité. « On n’est pas obligé de sauver le monde. On peut se dire qu’on va sauver le jambon ! En Italie, il y a bien un maire qui s’est fait élire en s’engageant sur la qualité de la tomate… La raison d’être doit être proche de l’activité de l’entreprise, être engageante et s’accompagner de mesures et d’une politique de progrès. »
Une notion évolutive
« Si l’intention de départ n’est pas forcément altruiste, c’est une démarche qui finit par être vertueuse. Car on parle là d’efforts réels qui, s’ils se transforment en promesses non tenues, peuvent se retourner contre la marque avec un effet boomerang désastreux », prévient la fondatrice de Marystone. D’autant que « la raison d’être, ce n’est pas une plateforme de marque. En théorie, elle est là pour durer. Quand Danone parle de sa mission, “apporter la santé par l’alimentation”, c’est pour qu’elle dure trente ans, pas deux ans », pointe Virgile Brodziak. Autre perspective à mettre en lumière, l’évolution de ladite raison d’être. « Une raison d’être peut évoluer dans le temps. Prenons EDF. Après la guerre, la mission d’EDF, c’était la reconstruction. Dans les années 1970, sa raison d’être, c’était l’indépendance énergétique. Aujourd’hui, elle serait plus liée aux enjeux climatiques », souligne Bertille Toledano.
« On s’oriente vers une réconciliation entre modèle économique et modèle sociétal. Ce qui était une option va devenir une obligation », espère ainsi Marie-Pierre Benitah, qui soulève toutefois un risque bien concret avec ce changement de paradigme: « Si la mission commerciale des marques ne va pas connaitre de révolution, ce qui peut poser problème à terme, c’est la généralisation de ce phénomène ! Si toutes les marques alimentaires vont dans le sens du mieux manger, il va y avoir encombrement. » Autrement dit, la raison d’être, vue comme un levier de différenciation et un rempart contre la performance souveraine, pourrait mener à une bagarre d’engagements. Et, in fine, à un phénomène d’uniformisation préjudiciable. À quoi bon chercher à se définir, quand on est tous les mêmes ?