L’un ne sort jamais de chez lui autrement qu’en grand accoutrement. L’autre aime à traîner en survêt cradingue, le cheveu gras-mouillé. L’un ne dîne que dans les meilleurs établissements, liste d’attente longue comme le bras et cuisine moléculaire. L’autre réchauffe bien trop souvent ses Pasta Box au micro-onde. L’un dévore un par un les ouvrages les plus exigeants de la rentrée littéraire. L’autre s’abîme volontiers devant les programmes de télé-réalité. Jumeaux maléfiques ? Doppelgänger ? Sur Instagram, l’un peut être l’autre, et inversement.
Finstagram, ou plutôt « Finsta » pour les intimes… Bienvenue dans la face cachée d’Instagram. Ce fake instagram est sans filtre, sans hashtag, sans fille cambrée à 90 degrés pour paraître plus mince, avec pour seul éclairage l’halogène du salon. La génération Z, grande initiatrice de ce dédoublement, adopte de nouveaux codes sur le réseau Instagram en ouvrant un compte privé secret en plus de leur compte public. Sur le public, que du « waouh ». Des centaines de photos, feintant une vie rêvée, des milliers de hashtags en légende – car il ne s’agirait pas d’oublier le nombre de likes à obtenir – et un nombre d’abonnés qui n’équivaut pas à leur nombre d’amis dans la vraie vie. « Avoir beaucoup de followers, c’est comme gagner de l’argent au Monopoly », lance tout de go Vincent Grégoire, directeur de la création à l’agence NellyRodi.
Comptes de fées
Faut-il s’alarmer de la santé mentale des millennials et de leurs petits frères et sœurs de la génération Z ? Le diagnostic semble clair : schizophrénie. Ashley Adé, consultante en recherche et prospective chez Peclers Paris, énumère les symptômes suivants : « un rapport ambigü à l’image soit qui s’exprime dans ces dualités : vie privée/vie publique, caché/invisible, vrai/faux». Pour comprendre le phénomène, sans doute est-il utile de rappeler ses origines : « Au départ, un réseau comme Instagram était censé privilégier la libre expression de la personnalité, de la singularité. Mais les carcans n’ont pas tardé à apparaître ; perfection inatteignable, heures de retouches… Une esthétique tellement pressurisante qu’une étude de 2017 aux UK montre qu’Instagram est le réseau social le plus nuisible pour l’estime de soi. On aboutit donc à cette comédie digitale de la curation de soi, de la narration identitaire, de l’émancipation de la vérité, à tel point que l’on définit par devenir un individu multidimensionnel, qui existe dans le réel, le virtuel, mais aussi le fictionnel. »
Mais le vernis finit toujours par craquer : « Devant cette dictature du papier glacé digital, les utilisateurs ont envie de lâcher prise », résume Loïc Lepetit, head of social media et influence chez Disko. « Les plus jeunes ont conscience qu’ils vivent dans une société du spectacle alors ils se créent des personnages, des avatars et se laissent bercer par cette course aux likes. Jusqu’au moment où ils se rendent compte de leur réalité : leur job est pourri, ils bouffent des nouilles et vivent dans un 15 m2. Ils retombent les pieds sur terre et se créent un second compte plus en accord avec leur vie réelle, un plan B », analyse Vincent Grégoire. Comme un constant rappel à l’ordre, un élastique qu’on claque sur son poignet pour éviter de replonger.
Mondes parallèles
Le Finsta, faux-vrai compte réservé à un public restreint, finit par faire figure d’enclave de décompression, de havre digital. Mais pourquoi, dès lors, conserver son « vrai » compte Instagram, le plus faux des deux, le moins authentique en tout cas ? Pour reprendre Guy Debord : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. » « Tout cela est social : dans le “vrai” compte réside une notion de réussite : celle de briller en société, explique Ashley Adé. Les réseaux sociaux engendrent des rapports d’amour/haine. Je déteste ces réseaux, mais j’en ai besoin pour m’accomplir en tant que personne. Quant à totalement s’affranchir de ces paradigmes, la génération Z n’en est pas encore là… » Comme un book, le compte public se montre, il sert le personal branding. « Même les trentenaires et les quadragénaires deviennent adeptes de ce dédoublement sur les réseaux », précise Vincent Grégoire, directeur de la création à l’agence NellyRodi.
Mais le Fake Instagram, le plus sincère des deux, est-il exempt de tout artifice ? « Il est une extension de la tendance du “Woke up like this”. On tente de reproduire du naturel au réveil, mais en plus sophistiqué. Désormais, le naturel représente l’ultime raffinement dans ce milieu », tranche Olivier Vigneaux, CEO de BETC digital.
Le nombrilisme deviendrait donc surfait ? Selon une étude Ifop, 68% des Français ont une image spontanée du selfie plutôt négative : il est soit perçu comme une « tendance générationnelle qui s’essoufflera avec le temps » (35%), soit il est « le signe d’une survalorisation de son égo » (33%), quand seulement 10 % le voient comme une nouvelle forme d’expression artistique. Même la reine du selfie, Kim Kardashian, auteure du livre Selfish, a déclaré vouloir cesser ses autoportraits 2.0 pour vivre dans l’instant présent et revenir sur de l’authentique. LOL. « Quand Kim Kardashian dit qu’elle raccroche, c'est seulement de l’ordre du discours, de la déclaration d’intention, une attitude propre à cette génération », décrypte Olivier Vigneaux.
Selfie control
Pour ce qui est des marques, le tout-selfie tend à devenir un repoussoir, comme l’explique Loïc Lepetit : « À l’agence, pour ce qui est des influenceurs qui ont construit leur notoriété sur leur propre image, nous recevons des briefs très clairs : les marques recherchent des gens moins autocentrés, ouverts sur l’extérieur. On ne veut plus montrer le produit avec l’influenceur, mais le produit dans l’univers de l’influenceur. » Se regarder le nombril oui, mais avec modération.
Car dans les Finstas, « il existe une utilisation mesurée des selfies. Le selfie spontané n’est partagé qu’auprès d’une audience maîtrisée quand la photo de soi travaillée, c’est-à-dire après trente essais, est publiée urbi et orbi », remarque Olivier Vigneaux. Le narcissisme n’est pas évacué : il est simplement sous contrôle. « Avec ces nouveaux selfies, il s’agit plutôt d’un portrait sans filtre, non motivé par l’envie de se créer une histoire, d’alimenter une curation de soi », estime Ashley Adé.
Celle-ci cite l’ouvrage Ctrl + Z : the right to be forgotten de Meg Leta Jones : « Il décrit l’émergence d’ une “société de l’anonymat”. Ne pas être trackable devient une forme d’aspiration. Le désir de disparaître, de ne pas laisser de trace croît, même s’il constitue plutôt pour l’heure une posture plutôt underground. » Et de citer rien de moins que le barde de Stratford-upon-Avon, dans Comme il vous plaira : « Le monde entier est un théâtre, Et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles.» Lequel Shakespeare protégea, pour sa part, jalousement son intimité, au point de faire douter de son identité… Autres temps.