Et si l'Organisation arabes des pays exportateurs de pétrole (OPAEP) avait maintenu l'embargo sur le pétrole en 1974? Et si Pierre Bérégovoy ne s'était pas suicidé le 1er mai 1993? Et si Bernard Tapie n'avait pas acheté le match OM-VA? Durant tout l'été, Libération a donné l'occasion à ses lecteurs de regarder dans le rétroviseur et surtout de voir comment les choses auraient pu se passer autrement. «Nous voulions que notre cahier d'été tourne autour des 40 ans de Libération sans tomber dans la nostalgie, se souvient Alexandra Schwartzbrod, directrice adjointe de la rédaction, qui a piloté cette série estivale. L'idée était d'utiliser cet anniversaire pour mieux comprendre le présent et anticiper l'avenir.»
Du 9 juillet au 24 août, le quotidien a revisité, année après année, les grands événements qui ont marqué ces quatre dernières décennies. Premier numéro avec l'année 1973: Et si Jean-Paul Sartre et Libération ne s'étaient jamais rencontrés? Parmi les autres sujets traités, le naufrage du pétrolier l'Amoco Cadiz, le suicide de Patrick Dewaere, la dictature chinoise ou encore la présidentielle de 2007.
Exercice de style peu coûteux
«Nous sommes à la frontière du journalisme et de la fiction, car pour déformer la réalité, il faut d'abord la connaître. Cela demande un travail d'enquête pour comprendre ce qu'il s'est réellement passé et ensuite voir à quel moment il est intéressant de faire varier la réalité», explique Alexandra Schwartzbrod, qui a réalisé l'article sur l'embargo de l'OPAEP en 1974.
Inédite dans le paysage médiatique français, la démarche de Libération emprunte à l'histoire une pratique utilisée par quelques chercheurs. «C'est ce que l'on appelle l'uchronie ou l'histoire contrefactuelle, explique Sylvain Parasie, maître de conférence en sociologie des médias à l'université Paris-Est (Marne-la-Vallée). Il s'agit de réécrire l'histoire en modifiant un élément du passé. Dans le cas de Libération, le lecteur est invité à s'interroger sur le rôle des individus et l'impact de leurs actions sur nos sociétés.»
Quand ils ne revisitent pas l'histoire, les médias tentent parfois d'anticiper l'avenir. Retour le 20 décembre 2012. Ce soir-là, le journal télévisé de France 2 se lance dans un exercice peu courant à la télévision française: le journalisme fiction. Après avoir égrainé les actualités du jour, David Pujadas ouvre une séquence de politique-fiction: les scénarios pour 2013. Commence un premier reportage sur le scénario catastrophe: 4 millions de chômeurs en France, l'essence à 2,52 euros le litre, le constructeur PSA nationalisé et l'euro enterré au profit d'une nouvelle monnaie unique, l'euro-mark, qui se fait sans la France.En plateau, David Pujadas reprend la parole: «Rappelons qu'il s'agit bien d'une fiction.» Suit un second reportage sur le scénario optimiste. Le journal se termine avec l'analyse de François Lenglet sur les cinq sujets qui feront basculer l'année 2013 d'un côté ou de l'autre.
«Tout en restant crédible, nous avons volontairement grossi le trait afin qu'il n'y ait pas d'ambiguïté, explique Eric Monnier, directeur de la rédaction de France 2. C'était un exercice de style durant lequel nous disions en permanence que nous étions dans l'imagination de quelque chose et non dans la réalité.»
Rien à voir avec l'invasion martienne racontée aux auditeurs de la radio américaine Columbia Broadcasting System (CBS) en 1938 par Orson Welles. Celui qui réalisera trois ans plus tard le film devenu mythique Citizen Kane diffuse ce jour-là l'adaptation radiophonique du célèbre roman La Guerre des mondes, de H.G. Wells. Le programme commence par un bulletin météo, suivi d'une séquence musicale qu'interrompt brutalement un flash d'information sur d'étranges explosions sur la planète Mars. Pris de panique, de nombreux auditeurs auraient alors appelé la police croyant à une invasion d'extra-terrestres.
C'est pour éviter ce type de réactions que France 2 a entouré son journal fiction d'un certain nombre d'avertissements, comme ce bandeau en bas de l'écran sur lequel il était écrit: «Fiction-2013, scénario noir». «Dès le début, nous expliquions à nos téléspectateurs que cet exercice était faux, qu'il s'agissait d'une fiction au service de la pédagogie économique. A aucun moment, il n'y a eu le moindre début d'ambigüité», assure Eric Monnier.
Reflexions sur la société
D'autres expériences télévisuelles de ce genre ont été menées par le passé, comme en février 1984 avec Vive la crise sur Antenne 2. L'émission commence avec Christine Ockrent, qui annonce depuis le plateau du journal télévisé la baisse d'un certain nombre de prestations sociales. Une information volontairement fausse qui permettra ensuite à Yves Montant d'expliquer les raisons et les remèdes de la crise qui touche alors la France.
Plus récemment en Belgique, la RTBF a fait parler d'elle avec un journal télévisé fictif qui annonçait la fin du pays. «La Flandre va proclamer unilatéralement son indépendance», commence le présentateur de cette édition spéciale diffusée le 18 décembre 2006. A l'antenne, pas de mention du caractère fictif du JT. Pendant une trentaine de minutes, les reportages, les duplex et les analyses en plateau s'enchaînent. Ce n'est qu'à la 32e minute qu'un bandeau «Ceci est une fiction» fait son apparition en bas de l'écran. Un procédé qui sera largement décrié, certains estimant que ce programme n'a fait qu'attiser les tensions entre Flamands et Wallons.
«Le journalisme fiction est une espèce de serpent de mer, estime Patrick Eveno, professeur en histoire des médias à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. C'est une réinvention périodique notamment l'été, un moment où les lecteurs sont plus disponibles et où, dit-on, ils ont envie de lire des séries plus distrayantes.»
L'été dernier, le quotidien L'Opinion a imaginé le retour de Nicolas Sarkozy dans une fiction politique intitulé «Il revient!». Le lecteur est projeté trois ans en avant, au cœur de l'été 2016. Au programme, 21 épisodes, écrits par la mystérieuse Kate Colonnes. Sur le site du journal, les internautes sont invités à voter pour l'épisode final qu'ils souhaitent voir publier dans l'édition papier du 19 août. «Nous voulions une série estivale qui puisse distraire sur la durée nos lecteurs et les fidéliser, raconte Nicolas Beytout, le patron du journal. Le feuilleton a l'avantage de tenir le lecteur en haleine tout en offrant une liberté d'écriture et de ton qui nous correspondait bien.»
Renouveler le genre, pour attirer des lecteurs de plus en plus sollicités, tel est l'objectif de ces nouvelles formes d'écriture. «Pour beaucoup de médias, l'enjeu aujourd'hui est de sortir du flux d'informations brutes, particulièrement l'été. Le journalisme fiction a aussi l'avantage d'être un genre peu coûteux, mais il ne peut pas devenir dominant. Cela reste une expérience de pensée qui permet de s'interroger sur le fonctionnement de nos sociétés, de façon ponctuelle», conclut Sylvain Parasie. Et si c'était vrai?