Whiskies, bagnoles, cigares et belles pépées… Le bourgeois bourrin aurait-il eu la peau des bourgeois bohèmes ? En 2013, Nicolas Chemla, consultant et spécialiste du luxe, publiait sur son blog un article sur les «boubours», dignitaires satisfaits d’un clinquant décomplexé. Stratégies consacrait alors un article («Tiens, voilà du bourrin!») à ces bourgeois décomplexés, volontiers machistes, racistes et ultra matérialistes, sous couvert d'antipolitiquement correct. Trois ans après, le phénomène perdure et Nicolas Chemla en a fait un livre, Anthropologie du boubour (Lemieux Éditeur, sortie le 14 mars). Rencontre.
D’où vient le terme boubour?
Nicolas Chemla. Du bon mot d’une amie, en 2013 : racontant son week-end, elle en décrivait les convives, «pas complètement bobos, plutôt bourgeois bourrins». Le terme m’est immédiatement apparu comme une évidence. D’autant qu’en 2013, DSK s’était déjà vautré comme un cochon dans l’affaire Sofitel, qu’on voyait à longueur d’écrans des personnalités comme Nadine Morano, bourgeoise-bourrine par excellence... Parallèlement, on saluait des films, comme Drive, avec ses scènes ultra-léchées de torture et ses symboles lourdingues (le poing de Ryan Gosling, symbole de son phallus…), ou encore Les Garçons et Guillaume à table!, qui, sous une caution intello (Gallienne, sociétaire de la Comédie française…), donnait dans l’humour le plus gras, mêlé d’hypocrisie bourgeoise…
Quels sont les attributs du boubour?
N.C. Un masculinisme sur-gonflé, un discours anti-intello faussement transgressif, une recherche de plaisir sans complexe et sans complexité. Une esthétique et une éthique qui tendent vers le sauvage, le gras, le lourd, le brut. Un désir de se donner de faux frissons, sans danger. Une forme de renversement des valeurs, qui valorise des idées réactionnaires et, pour le coup, dangereuses. La domination masculine, par exemple, n’est pas seulement un fantasme... Mais entendons-nous bien: les signes «bourrins» ont toujours existé. Ce qui est nouveau, c’est que le bourrin devient chic, et réciproquement.
À quel moment les boubours ont-il commencé à proliférer?
N.C. Le début des années 2000 marque l’apparition des Bobos, théorisés par David Brooks. Mais au fil des ans, l’utopie bobo s’est transformée en dystopie hipster… Selon moi, le premier symptôme de retour à des valeurs «bourgeoises-bourrines» apparaît dans Moi, Charlotte Simmons de Tom Wolfe, sorti en 2004. Wolfe s’y attaque à la notion de libre-arbitre: Charlotte Simmons, brillante étudiante imprégnée par les idéaux et la morale humanistes, ne résiste pas aux avances du «mâle alpha» sportif et bas du front qui lui fait horreur, afin de régner sur le campus qui la terrorise… Un avant-goût de la gueule de bois des bobos, qui point à la fin des années 2010 avec la déflagration Sarkozy et son explosion «bling-bling».
Quelles sont les incarnations du boubour?
N.C. Le boubour couvre un spectre large, qui va de Laurent Wauquiez à Booba. On pourrait croire, de prime abord, qu’il n’existe pas de personnages plus opposés. Alors qu’au fond, ce sont les mêmes. Avec, surtout, des valeurs identiques : confort intellectuel, triomphe repu et satisfait d’une idéologie de la jouissance et du succès individuels, célébration de la puissance sans pare-choc.
Quelles sont les racines de la culture boubour?
N.C. Une énorme nostalgie pour les années 1970, qui représentent pour le boubour l’horizon ultime et l’origine cachée. Un désir de retour à un avant l’hygiénisme, avant les normes européennes qui ont commencé à mettre sérieusement des bâtons dans les roues du mâle blanc hétérosexuel en quête de plaisir.
Peut-on être femme et boubour ?
N.C. Oui, il existe des femmes boubours, qui revendiquent elles-mêmes la domination masculine, qui envisagent toute leur vie comme au service du masculin. Un éventail qui va de Nabilla et Zahia aux mères de famille de la Manif pour tous. Le cliché de la maman et la putain, encore et toujours… Avec, en parallèle, des actrices «trash» comme Melissa McCarthy (Mes meilleures amies) ou Rebel Wilson (Célibataire, mode d’emploi) qui représentent le versant positif du «boubour femelle»: la possibilité d’un vrai renouvellement de la représentation et du discours des femmes pour demain.
La publicité est-elle un vecteur de «boubouritude» ?
N.C. La publicité est par essence bourrine: elle fait appel à des ressorts bourrins, en exagérant les bénéfices d’un produit, en outrant le désir de consommation, en exploitant les plus petits dénominateurs communs… La publicité Renault Kadjar avec Edgar Grospiron, dans laquelle le sportif escalade une montagne, revendique un côté «voiture de l’extrême» avec un volet très «eighties», et sans doute en creux, un aspect libérateur dans le retour à un plaisir brut de la voiture. Dans le spot «Poison Girl» de Dior, on se réfère explicitement à Drive, film boubour par excellence: Dior a effectué un virage «boubour» depuis sa publicité avec Robert Pattinson sur fond de Led Zeppelin, avec un côté malgré tout très bourgeois, qui ne fera pas une seconde bouger les lignes, sous un vernis rock n’roll. On peut aussi citer les banques en lignes Fortuneo et ING Direct, qui, sans vraiment d’ambiguïté, assimilent la relation avec son banquier à une relation sexuelle. Le procédé est extrêmement grossier, du type «J’ai trouvé le bonheur sexuel avec mon banquier»… Encore un ressort bourrin: dès que l’on veut exprimer le désir, on prend une femme et une voix féminine, dès que l’on veut exprimer la compétence, on prend un homme et une voix masculine.
Les boubours vont-ils continuer à croître et se multiplier?
N.C. Nous sommes en plein triomphe des boubours. Au fur et à mesure que les réactionnaires et conservateurs s’emparent du pouvoir, et parviennent à faire passer pour révolutionnaire ou contestataire ce qui n’est que la permanence d’un ordre immobile, le chic, le cool et le branché sont redéfinis pour intégrer, refléter et promouvoir la violence d’un repli sur soi et de cette liberté sans nuance et sans conditions, sans conséquences et sans contradictions.