Président France du groupe Adecco, Alexandre Viros est agrégé de philosophie et diplômé en sciences cognitives à l’EHESS. Passé par le BCG, la Fnac et Oui.SNCF, il jette un regard alerte sur l’évolution de l’emploi et des RH dans l’entreprise.
Vous êtes un expert de l’emploi. Est-on toujours dans une tension sur l’emploi avec une offre supérieure à la demande, tout au moins dans certains secteurs (BTP, restauration, digital…) ?
ALEXANDRE VIROS. On a toujours devant nous une période de tension durable sur le marché de l’emploi même s’il faut rester prudent compte tenu des incertitudes. Devant les changements industriels en cours, on vit une sorte d’appel d’air, il y a beaucoup de mobilité intersectorielle et une obsolescence de plus en plus rapide des compétences. Le niveau de chômage, à 7,5 %, est très bas et l’objectif gouvernemental de 5 % est assez réaliste à moyen terme car on est encore assez loin de certains pays.
Le gouvernement a présenté sa réforme de l’assurance chômage avec une vision à la canadienne : il faut accompagner quand les temps sont difficiles et être plus exigeant quand il y a une tension sur l’emploi. Vous partagez cette philosophie ?
Quand il y a beaucoup d’offres, il est normal qu’il y ait des incitations à aller travailler, de même quand il y a une contraction du marché de l’emploi, il est logique qu’il y ait une forme de protection. Une approche un peu dynamique dans le temps me semble être la bonne. Mais il faut aller plus loin quand on parle de mise ou de remise à l’emploi. Passer d’un secteur à l’autre suppose une autre approche du retour à l’emploi et de la formation. Si l’on veut s’adresser aux demandeurs d’emploi de longue durée, au parcours plus « cabossé », on doit faire preuve d’un accompagnement plus spécifique et personnalisé.
C’est pour cela que vous investissez 120 millions d’euros dans la formation ?
C’est énorme ! À due proportion, le secteur de l’intérim contribue deux fois plus que le reste du secteur privé. Dans l’intermission, nous voulons que les gens soient formés pour passer d’un métier à un autre. De la maçonnerie à la restauration ou à technicien en fibre optique où il y a des besoins. Je crois aussi beaucoup à l’apprentissage.
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Seriez-vous favorable à une individualisation des approches ? La technologie le permet…
Je sais ce que l’IA peut faire et ne pas faire. Elle permet dans la partie diagnostic d’avoir une approche beaucoup plus individualisée. Depuis deux ans, nous avons plusieurs partenariats avec des sociétés de technologie comme Open Mind Neurotechnologies, qui permettent d’être extrêmement précis dans l’évaluation des soft skills, révélées par un jeu et de manière non déclarative. C’est le bagage, le patrimoine de l’individu. Chacun peut l’orienter dans le sens qu’il veut : le contrôle qualité, la communication…
Et qu’est-ce que l’IA et le digital ne peuvent pas faire ?
Je veux continuer à développer le modèle d’agences car je ne crois pas à la désincarnation pure des métiers RH. C’est trop fondamental dans la vie des gens pour être géré par de simples outils. Quand vous êtes face à des chômeurs de longue durée, la première étape est de leur redonner confiance et de les remettre sur un parcours. Adecco a le premier réseau d’inclusion par l’intérim. J’ai voulu le développer car nous avons des spécialistes de l’accompagnement. Nous acceptons alors d’avoir des ratios de rentabilité nettement inférieurs à ce que nous avons dans nos agences habituelles. Douze mille personnes seront ainsi accompagnées à la fin de l’année et nous serons sans doute à quinze mille à la fin 2023.
Y a-t-il un besoin très important d’évolution des métiers ?
Le temps des mutations technologiques va plus vite que l’évolution de la définition de postes ou du contrat de travail. On considère que les compétences sont obsolètes au bout de deux ou trois ans alors que c’était plutôt trente ans dans les années 1980. On passe d’un monde de stock de compétences, avec un ou deux rafraîchissements dans la carrière, à un monde de flux de compétences. Il faut désormais apprendre à apprendre, de même que l’entreprise doit apprendre à transmettre des connaissances. Elle doit avoir une seconde nature pédagogique. Je suis sidéré de voir la difficulté de certains patrons à avoir une projection stratégique de leur capital humain. Le renouvellement des compétences et le recrutement sont beaucoup plus subis qu’anticipés.
Vous êtes dans plus de soixante pays, considérez-vous que le lien à l’entreprise est assez lâche en France, avec l’installation du télétravail et les candidatures fantômes ? « Et si on ne retournait pas au travail ? » a titré Society…
Ce qui se développe, c’est l’inversion du rapport de force entre entreprise et salarié. On est plus dans un marché de séduction que de sélection. Le travail hybride pose des défis en termes de burn out et la souffrance psychologique ne doit pas devenir le point aveugle des dirigeants. La mise à bord (« onboarding ») a été très douloureuse pour toute une génération. Quand vous avez travaillé, vous avez accumulé un capital culturel et rituel qui va du savoir être en réunion à des apprentissages informels. Quand les jeunes se retrouvent seuls et qu’on a une relation purement fonctionnelle avec eux, ce peut être terrible pour eux. Cela suppose de manager et de former différemment. En France, je ne crois pas à une grande démission mais à une petite transition, les gens pouvant changer de secteur plus facilement. Mais il est vrai qu’il n’y a pas eu assez de co-construction entre les entreprises et les salariés en matière de création de nouvelles compétences.
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Faut-il revoir la façon dont on négocie les salaires en France compte tenu de l’inflation ? Et le salaire est-il l’instrument sur lequel il faut s’appuyer ?
C’est sûr qu’un rythme annuel de discussion n’est plus adapté. Le dialogue social est d’ailleurs déconnecté du rythme économique. Il faut des discussions plus régulières plutôt qu’une négociation globale. Le salaire doit rémunérer le travail, les primes, une performance, et l’intéressement ou la participation, être le reflet de la façon dont on est associé à la création de valeur. Il est aussi question de dividende salarié. Mais la meilleure façon de créer du pouvoir d’achat, c’est de donner de l’emploi et du bon emploi. Il faut créer une dynamique de trajectoire professionnelle. On est trop obsédé par la grille de salaires.
Les difficultés à recruter sont aussi liées dans certains secteurs à des rémunérations qui ne sont pas à la hauteur…
Bien sûr. Dans la santé, c’est sûr qu’à 1400 euros net l’entrée dans le métier d’infirmière, ça ne passe pas. Mais prenez le bâtiment : vous avez toute une trajectoire d’ascension professionnelle à condition de se former. Il faut sortir des trappes à bas salaires.
Considérez-vous que les entreprises ne savent pas communiquer sur leur marque employeur ?
Il y a une forme de timidité ou un déficit de compréhension quand elles s’adressent aux jeunes. Nous mettons à l’emploi plus de 500 000 personnes par an ce qui fait de nous le premier employeur privé de France. 40 % ont moins de 26 ans, huit sur dix étaient à Pôle emploi auparavant et 25 % sont en CDI au bout d’un an. Je veux qu’on arrête avec l’intérim honteux. Nous sommes un outil à créer de la trajectoire professionnelle positive. Les gens en sont fiers mais ils doivent le faire savoir. Nous avons fait un partenariat avec TiKTok pour changer l’image de métiers essentiels, comme dans le BTP qui s’est féminisé. Nous devons faire parler davantage nos intérimaires.
Votre application Qapa, acquise il y a un an, a annoncé au début de l’été qu’elle proposait de recruter sans CV ? Quels résultats ?
Cela a permis de mettre à l’emploi, en juillet-août, 4500 jeunes de moins de 20 ans. On a pu parler d’un frein à l’adoption par les intérimaires des outils digitaux. Mais des jeunes qui racontent leur vie sur TikTok ou font des rencontres sur Tinder peuvent trouver un job sur une appli.
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Mais n’est-ce pas à la tête du client dès lors que c’est par vidéo ?
Il faut qu’on sorte de la société du diplôme. Nous sommes depuis longtemps sur le « recruter sans CV » et la lutte contre les discriminations. Il y a un an, une enquête avait été réalisée par SOS Racisme. Aucune agence d’Adecco n’avait répondu à des demandes discriminatoires. Nous renforçons notre contrôle. Nous évaluons et nous sanctionnons : nous nous sommes séparés de certaines personnes et cela aboutit parfois à une mise à pied chez le client quand une intérimaire est mal traitée.
Vous avez racheté 2 milliards d’euros Akka Technologies, spécialisé dans l’ingénierie des technologies. Votre but est d’être un nouveau Capgemini ?
Notre ambition est d’être l’acteur de référence en ce qui concerne les grandes transformations. Il fallait pour cela que nous ayons la taille critique. Ce qui fait que nous sommes différents d’un Capgemini, c’est le volet RH. Les transformations échouent beaucoup plus aujourd’hui en raison d’une mauvaise acculturation du corps social de l’entreprise que de mauvais choix technologiques. Dans l’automobile, vous devez passer du thermique à l’électrique avec un tableau de bord numérique. Ce sont des métiers à réinventer. Avec notre filiale LHH, qui intègre BPI Group, nous proposons une brique de stratégie sociale qui permet ensuite de recruter et de former en conséquence. Il s’agit de penser les changements technologiques très en amont jusqu’à l’implémentation RH très en aval. En associant la partie Tech et la partie RH, Akka Technologies va créer beaucoup de valeur pour nos clients et pour le groupe.