Chronique USA
L'élection présidentielle américaine est toujours à l’avant-garde des pratiques numériques. Après le cauchemar des fake news de 2016, que nous réservera le grand rendez-vous de 2020 ? Jusqu’à l’élection le 3 novembre, Ronan Le Goff, directeur associé de La Netscouade, proposera une fois par mois, sur le site de Stratégies, une lecture digitale de cette campagne décisive.

Les réseaux sociaux tiennent une place prépondérante dans l’histoire américaine contemporaine. Deux dates électorales majeures trouvent leur clé explicative sur le web. Quand Barack Obama est élu en 2008, le monde célèbre la première «élection Facebook» et sa campagne devient le modèle indépassable des nouveaux usages en politique. Pour des raisons diamétralement opposées, l’élection de Donald Trump en 2016 est, elle aussi, qualifiée d’«élection Facebook». Cette fois-ci, le ton n’est plus à la célébration. Trolls russes, fake news, Cambridge Analytica, micro-targeting, c’est la face sombre du réseau qui illustre le moment Trump.

En une décennie, notre regard a profondément évolué sur la technologie. Jadis promesse de progrès social et d’avancées démocratiques, elle apparaît aujourd’hui comme le véhicule de la haine, de la polarisation et de la désinformation. Dans ce nouveau paysage, la domination du troll-in-chief Donald Trump est totale. Les démocrates apparaissent comme les reliques d’un monde disparu dans lequel on gagne une élection en publiant des selfies avec des sourires Colgate et des citations inspirantes sur Twitter. Selon le dernier décompte du Washington Post, Trump a tenu durant les trois premières années de son mandat 16 241 propos fallacieux ou trompeurs. «La différence entre les républicains et les démocrates est que les républicains n'ont aucun scrupule à créer un contenu qui est complètement mensonger», soupire un stratège démocrate interrogé par le New York Mag.

Les démocrates se retrouvent face à un dilemme moral : faut-il, pour l’emporter en 2020, appliquer les méthodes qui ont fait le succès de Trump en 2016 ? Faut-il perdre son âme en succombant à la mode des «faits alternatifs» et de la publicité micro-targetée ? Ou pour le dire autrement, faut-il refuser la guerre technologique au motif qu’elle n’est pas éthique ? «Il faut absolument qu’on batte Trump ! Mais est-ce que la fin justifie les moyens ?», se demande un stratège démocrate anonyme interrogé par le Financial Times. «Je ne veux pas d’un monde où les hommes politiques exploitent nos données personnelles. Mais peut-on gagner sans cela ?»

Image profondément altérée

Les révélations autour de Cambridge Analytica ont traumatisé l’establishment démocrate. Si l’influence réelle de la firme anglaise sur l’élection de Trump n’a jamais été démontrée, l’image de Facebook et du micro-targeting publicitaire est sortie profondément altérée de l’affaire. Le réseau social qui fut l’instrument de la victoire d’Obama est devenu l’ennemi à abattre pour certaines figures démocrates. En octobre dernier, la candidate à la primaire Elizabeth Warren a diffusé une fausse publicité sur Facebook, prétendant que Mark Zuckerberg soutenait Trump pour 2020. «Vous êtes sans doute choqué, et vous vous demandez “comment cela peut-il être vrai ?” Eh bien, ça ne l’est pas», disait le message. Warren voulait démontrer par l’absurde que diffuser des fake news sur Facebook relève du jeu d’enfant.

Pour rappel, Mark Zuckerberg a fait le choix — controversé — de ne pas censurer les publicités politiques, même mensongères. Les règles du jeu ont été posées : il n’y en aura pas. A contre-courant, une jeune garde démocrate plaide pour que le parti utilise les armes numériques à sa disposition. Tara McGowan, 33 ans, ancienne journaliste à CBS, est la figure centrale de cette mouvance. «On ne peut pas gagner si les démocrates ne réalisent pas que cette guerre digitale doit être prise au sérieux», alerte-t-elle.

McGowan a lancé la course aux armements : la jeune démocrate a fondé Acronym, une structure qui a levé 75 millions de dollars pour inonder les réseaux de publicités anti-Trump. McGowan est persuadée que les démocrates peuvent utiliser de manière éthique les outils de micro-targeting mis à disposition par Facebook : «Il est essentiel de rencontrer les électeurs là où ils sont - en ligne, sur leurs téléphones - et nous pouvons le faire sans tomber dans les bassesses du camp républicain, en répandant des mensonges ou en encourageant l’abstention de catégories ciblées de la population», déclare-t-elle au FT.

«L'objectivité n'existe plus»

La morale est-elle soluble dans la guerre du web ? Tara McGowan nous offre un intéressant case study avec un autre projet qu’elle a développé. Fort d’une levée de fonds de 25 millions de dollars, Acronym a lancé un singulier groupe de presse baptisé Courier Newsroom. Cette structure chapeaute différents sites de presse locale créés de toutes pièces, faux nez d’une propagande démocrate. Exemple : The Dogwood, un site se présentant comme «votre source pour les actualités sur la Virginie». En réalité, les articles suivent uniquement l’agenda politique progressiste et atteignent leur audience via des publicités achetées sur Facebook.

«Beaucoup de gens que je respecte verront ce groupe de médias comme un affront à l'intégrité journalistique parce qu'il ne sera pas, à leurs yeux, objectif», explique McGowan à Bloomberg. «Ce que je veux leur dire, c'est que l'objectivité n'existe plus.» Selon elle, il n’y aurait plus que des faits et des mensonges. D’un côté, les vérités démocrates ; de l’autre, les mensonges républicains. Dire ces «faits» et les promouvoir avec les outils de micro-targeting appropriés est, selon McGowan, une absolue nécessité : «Sans ces nouveaux modèles de journalisme innovant, nous perdrons la guerre de l'information au profit de menteurs patentés qui déversent des millions de dollars sur Facebook.»

Avec Courier Newsroom, Tara McGowan ne fait en définitive qu’adapter à l’échelle locale le modèle Breitbart. Ce site d’informations conservateur, longtemps dirigé par Steve Bannon, a mené sur le web la bataille culturelle qui a permis l’élection de Donald Trump. L’absence d’un Breitbart progressiste, capable de noyer une fake news dans un article «objectif», apparaît comme un vrai handicap pour les démocrates.

Relational organizing

En dépit de ses ambiguïtés éthiques, Tara McGowan a le mérite de réveiller un establishment démocrate qui ne sait comment aborder la bataille du web. Ayant analysé finement la défaite de 2016, la stratège donne des raisons d’espérer pour les démocrates : «Ce qui pousse les campagnes à innover est souvent la nécessité. Les républicains étaient plus motivés que les démocrates à innover [en 2016] lorsque Facebook et Google ont changé leurs algorithmes et leurs modèles pour monétiser l'attention.»

C’est justement d’un outsider dans la course à l’investiture démocrate que vient l’idée la plus intéressante jusqu'alors. En vue de la primaire dans l’Iowa, Pete Buttigieg a lancé une opération alliant publicité micro-targetée et relational organizing (activation des réseaux personnels des militants). Au lieu de diffuser des vidéos du candidat, la team Buttigieg pousse sur Facebook et Instagram des vidéos selfie réalisées par des militants eux-mêmes pour un saisissant effet d’authenticité. Chaque publicité cible spécifiquement le comté de la personne filmée afin d’activer un sentiment de proximité.

A l’approche de la présidentielle, les démocrates ont une fenêtre d’opportunité pour définir une nouvelle éthique de la propagande à l'ère de la désinformation. Entre faits et fake news, entre ciblage publicitaire et manipulation des foules, il existe une ligne de crête, étroite et exigeante. Reste au parti démocrate à la trouver.

 

Lire aussi :

Épisode 1 : Pour 2020, Trump part avec une longueur d'avance sur le web

Épisode 2 : Limiter le micro-targeting ne résout pas le problème des fake news

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