Les magazines investissent de plus en plus le long format, à l’instar de L’Obs qui a publié début mars un grand reportage à Moscou d’Emmanuel Carrère. Une stratégie payante pour les titres de presse magazine.
« Tel que c’est parti, ce sera sûrement notre meilleure vente depuis un an. » Grégoire Leménager, directeur adjoint de la rédaction de L’Obs, ne ménage pas sa satisfaction à l’évocation de la publication, début mars, d’un long reportage à Moscou, de l'écrivain Emmanuel Carrère intitulé « Le Vertige de la guerre », au sein d’un numéro spécial immobilier, une thématique déjà porteuse pour le newsmagazine. L’auteur de Limonov, L’Adversaire ou encore Yoga se trouvait à Moscou le 24 février pour affaires personnelles, au moment où la Russie décidait d’envahir l’Ukraine. Dans L’Obs, il raconte l’implosion de la vie ordinaire du côté des citoyens russes : la vive inquiétude de ses connaissances moscovites, les premières conséquences des sanctions économiques, la propagande d’État ou encore le déroulement d’une manifestation au pied du Kremlin.
Un reportage de 40 000 signes, soit plus de dix pages, qui a été décidé en urgence alors que l’écrivain est un contributeur régulier et de longue date de l’hebdomadaire, pour lequel il couvre notamment le procès des attentats du 13 novembre 2015. Par prudence, et parce qu’« il y a un peu de paranoïa dans ces moments-là », selon Grégoire Leménager, le numéro n’a été envoyé chez l’imprimeur qu’une fois qu’Emmanuel Carrère a averti l’équipe par SMS qu’il venait d’atterrir à Istanbul, en Turquie. Pour le directeur adjoint de la rédaction de L'Obs, le succès d’audience de ce long format est dû à trois facteurs : un événement planétaire qui sidère, un angle nouveau encore non traité par les autres médias, à savoir l’angoisse du côté russe, et la plume d’un grand nom de la littérature. Les ingrédients d’un beau coup éditorial qui ont été vecteurs de plusieurs abonnements numériques pour L’Obs.
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Le long format serait-il un formidable produit d’appel pour les éditeurs de presse magazine ? Dans un contexte où les newsmags perdent des abonnés d’année en année, le « narrative non-fiction » d’écrivains ou les reportages et grandes enquêtes journalistiques permettent d’événementialiser la sortie des magazines et leur donnent un formidable coup de projecteur. On se souvient à l’été 2020 du buzz autour du quinzomadaire Society, avec sa longue enquête sur l’affaire Dupont de Ligonnès, ce père de famille qui a assassiné en 2011, à Nantes, sa femme et ses quatre enfants et qui demeure introuvable depuis. Si le fait divers est par essence une valeur refuge en termes d’audience, en faire un reportage écrit en deux volets était un pari audacieux qui s’est révélé payant puisque le magazine, en rupture de stock, a dû réimprimer à plusieurs reprises. Au total, les deux numéros se sont vendus à plus de 400 000 exemplaires.
Le long format plaît. Selon Véronique Philipponnat, directrice du magazine Elle, « on le voit dans les enquêtes vu-lu : les lecteurs sont en demande de sujets de fond, creusés par les journalistes. Ils veulent en avoir pour leur argent ». En septembre 2021, l'hebdomadaire publie un numéro spécial sur la situation des femmes en Afghanistan, alors que Kaboul vient de tomber aux mains des talibans. « Notre devoir de journaliste, c’est d’être engagé sur certains sujets », souligne Véronique Philipponnat. Ava Djamshidi, grand reporter à Elle, est alors envoyée sur le terrain. Elle en revient avec 72 000 signes, soit plus de 30 pages. Ce numéro spécial a été la meilleure vente de l’année 2021, avec plus de 300 000 exemplaires écoulés.
Prise de recul
« On ne voulait pas créer un newsmag supplémentaire mais vraiment prendre du recul par rapport à l’actualité brûlante », expose de son côté Anne Ponce, directrice de la rédaction de La Croix L’Hebdo, qui a remplacé en octobre 2019 l’édition week-end du journal La Croix. « Nous avons tous accès à l’information en temps réel, partout. Pour les hebdomadaires ou les titres à périodicités plus longues, une question se pose : comment aborder des sujets déjà développés de nombreuses fois et attiser la curiosité des lecteurs ? », analyse Emmanuelle Schaedele, head of publishing de GroupM. Toutes les semaines, La Croix L’Hebdo propose un récit sur 11 pages, qui nécessite rarement moins d’un mois de travail et met à contribution les expertises des journalistes de différents services de la rédaction de La Croix.
En janvier 2022, La Croix L’Hebdo a ainsi publié « Au Commissariat », un reportage de 40 pages du journaliste Mikaël Corre. « Les ventes au numéro ont été multipliées par 2,5 par rapport à un numéro classique », indique Solène Gasser, directrice marketing éditeur et développement de Bayard Presse. Pour l'occasion, Mikaël Corre s’est immergé dans un commissariat à Roubaix pendant un an, à raison de plusieurs jours par semaine, après avoir obtenu les autorisations préalables auprès du ministère de l’Intérieur et de la procureure de Lille. « J’ai permis aux lecteurs d’entrer dans un lieu auquel ils n’auraient pas eu accès autrement », se félicite-t-il. Objectif du reportage : montrer la réalité quotidienne de la vie d’un commissariat. « Je fuyais les grandes affaires, les gros faits divers je les laissais à La Voix du Nord », ajoute-t-il. Le reportage a été divisé en sept chapitres pour une publication sur le web. « Il ont été très partagés, très commentés et ont généré de nombreux abonnements directs », complète Solène Gasser.
Série fictionnelle
Pour les éditeurs, le long format est aussi un levier de diversification. So Press, éditeur de Society, a signé en 2020 avec Federation Entertainment pour coproduire une série fictionnelle (six épisodes de 40 minutes) à partir des éléments de l’enquête publiée sur Xavier Dupont de Ligonnès. « Pierre Boisson, co-auteur de l’enquête, vient de terminer l’écriture du pilote avec deux scénaristes professionnels », confie Franck Annese, le fondateur et directeur de So Press. L’écriture du scénario pourrait être terminée en 2022, le tournage débuter en 2023 et la série être diffusée en 2024. « On est en discussion avec des diffuseurs », ajoute-t-il. Les deux volets de l’enquête ont également été réunis dans un livre copublié par So Lonely, la société d’édition de So Press, et Marabout afin d’être pérennisée en dehors des kiosques. Si le livre n’a pas fait l’objet d’une forte communication, il s’en est tout de même vendu plus de 30 000 exemplaires. Un bel exemple de déclinaison du contenu à forte valeur ajoutée qu'est le long format.
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