À la veille du premier tour de l’élection présidentielle française, Vladimir Poutine a lancé une vaste offensive militaire en Ukraine. «Guerre de l’information», propagande, manipulations : portrait du spin doctor qui a façonné le mode de communication du Kremlin, par Raphaël LLorca, communicant, expert associé à la Fondation Jean Jaurès et auteur de La marque Macron et des Nouveaux masques de l’extrême droite. Ce papier est publié en avant-première de notre numéro « Les 15 spin doctors », à paraître le 24 mars, assorti d'une journée de conférences sur la communication politique le 23 mars.
Marylin Monroe, les Mad Men de la Madison Avenue, Barack Obama… De Hollywood à Netflix, de Walt Disney à Facebook, la communication a longtemps semblé sous l’emprise hégémonique du soft power américain. Et si c’était vers la Russie qu’il fallait nous tourner pour trouver le spin doctor le plus influent de l’époque ? Vladislav Surkov, 58 ans, est largement méconnu de la part du grand public français. Surnommé le « Machiavel russe » ou le « Raspoutine de Poutine », il a pourtant été, de 1999 à 2020, l’une des pièces maitresses du pouvoir russe. Proche conseiller de Poutine, il a forgé une nouvelle doctrine de communication qui lui a permis d’asseoir le pouvoir autoritaire de son maitre.
Dans l’entourage monolithique de Poutine, l’homme détonne. Originaire de Tchétchénie, et non de Saint-Pétersbourg, il n’est issu ni du monde de l’espionnage, ni de celui des affaires : non, Surkov est un marginal. Dans son bureau au Kremlin, orné de photos de John Lennon, de Che Guevara ou du rappeur Tupac Shakur, il ne se contente pas d’être l’idéologue du régime : il écrit des chansons pour le groupe de rock gothique Agata Kristi, contribue à la revue Art Khronika, publie un roman sous pseudonyme ... La clé de compréhension essentielle du personnage tient en ceci : sa formation à lui n’a pas été le KGB, mais l’académie d’art dramatique de Moscou, où il a étudié trois ans. Fasciné par le pouvoir de création des metteurs en scène d’avant-garde, qu’il a fréquentés, il n’a eu de cesse d’importer en politique leurs méthodes, transformant la Russie en un incroyable théâtre post-moderne.
Le Mage du Kremlin
Giuliano da Empoli, lui-même ancien spin doctor du premier ministre italien Matteo Renzi, s’est librement inspiré de Surkov pour son roman Le Mage du Kremlin, à paraître ce printemps chez Gallimard. Ce qui l’a frappé, c’est son rapport élastique au réel : « à la différence d’un communicant ou d’un artiste traditionnel, qui cherche à représenter au mieux le réel, Surkov le crée de toutes pièces, au gré de ses besoins, comme le font les artistes d’avant-garde ». Et ce, dès l’installation de Poutine au Kremlin : en charge de la communication et de la stratégie parlementaire, Surkov va mettre en pratique son concept de « démocratie dirigée », en coordonnant tel un marionnettiste les réactions de sept formations politiques, couvrant l’ensemble du spectre politique russe. En fonction des besoins de politique intérieure, il détermine l’intensité de l’opposition du Parti communiste, organise de fausses manifestations du parti nationaliste, suscite de fausses pétitions de soutien au président … et va jusqu’à créer de toutes pièces des mouvements politiques.
Pour canaliser le mécontentement des personnes âgées, il créé le Parti des retraités ; pour satisfaire l’élite entrepreneuriale pro-occidentale, il crée Juste Cause, formation d’obédience libérale sensée faire contrepoids au parti présidentiel Russie unie. Inquiet des conséquences de la « révolution orange » largement portée par cette jeunesse ukrainienne qui, en 2004, a renversé le gouvernement pro-russe à Kiev, Surkov crée Nachi (les Nôtres), un mouvement de jeunesse ultra-nationaliste, pro-Poutine. L’idée est de détourner l’énergie révolutionnaire contre un autre ennemi : l’Occident et ses valeurs décadentes. Bis repetita en 2014 : en réaction à la « révolution de la place Maïdan », Surkov organise une sorte de « Maïdan Russe », en recrutant tous ceux qui étaient en mesure de donner une réponse à la demande de sens de la jeunesse russe - les mouvements de bikers et les groupes de rock, les anarchistes et les skinheads, les communistes et les fanatiques religieux … « Pour construire un système vraiment fort, explique Da Empoli, Surkov a compris que le monopole du pouvoir ne suffisait plus : il fallait celui de la subversion. Quel besoin y-a-t-il de faire la révolution si le système l’incorpore ? » Le but n’est pas tant de créer de l’adhésion, mais du doute : qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux ? Qui est vraiment de l’opposition, qui ne l’est pas ? Comme le disait Hannah Arendt de la propagande totalitaire, la confusion épuise les capacités à réagir et décourage les velléités d’opposition.
Trouver les lignes de fracture des sociétés occidentales
On retrouve ces mêmes procédés sur le plan des affaires internationales. « Ce qui est mal compris en Occident, précise Giuliano da Empoli, c’est que la propagande russe ne consiste pas seulement à pousser tout ce qui va dans son sens - à savoir, les narrations pro-russes, les opinions nationalistes … Ce qui est perturbant, c’est qu’elle encourage aussi ses adversaires idéologiques les plus radicaux ». La méthode : trouver les lignes de fracture des sociétés occidentales pour faire éclater le centre par la confrontation d’extrêmes opposés. Le romancier italien reprend la métaphore du fil de fer : pour le casser, il faut le tordre dans un sens, puis dans l’autre. C’est pourquoi Surkov a aussi bien soutenu les activistes du Black Power que les suprémacistes blancs, et qu’il a encouragé les activistes gay et les néo-nazis, les collapsologues et les climato-sceptiques, les anti-spécistes et les chasseurs …
« Surkov n’a pas son pareille pour sentir les faiblesses du camp adverse, explique Da Empoli. Il a compris que les Occidentaux ne s’intéressaient plus à la politique : par conséquent, s’il voulait attirer leur attention, il devait parler de tout sauf de politique ». En 2013, Surkov participe à la création de l’Internet Research Agency, un organe de propagande basé à Saint-Pétersbourg dont l’objectif est de mener des opérations d’influence en ligne d’un genre nouveau. Surnommée la « Troll Factory », elle emploie plusieurs centaines de jeunes dépolitisés : des jeunes femmes qui donnent des conseils de beauté, des passionnés de jeux vidéo, des astrologues … Tous ont pour objectif de créer du contenu sur les réseaux sociaux (posts, commentaires) pour promouvoir la propagande du Kremlin, toujours en lien avec l’actualité : amplifier les théories QAnon, dénigrer la présence française en Afrique, ou encore interférer dans les élections américaines en créant plusieurs centaines de pages Facebook très influentes (United Muslims of America, LGBT United, Woke Blacks, Veterans Come First).
Dans Le Mage du Kremlin, le personnage principal s’adresse ainsi à son interlocuteur occidental : « Toute votre vision du monde est fondée sur le désir d’éviter les accidents. De réduire le plus possible le territoire des incertitudes afin que la raison règne, suprême. Nous au contraire, nous avons compris que le chaos était notre ami et, à dire vrai, notre seule possibilité ». Partant d’une situation d’infériorité et de marginalité, Surkov a inventé à lui tout seul des techniques de guerre de communication asymétrique … que l’on retrouve aussi bien dans les fake news de Donald Trump, la campagne pro-Brexit de Nigel Farage, ou encore les stratégies d’astroturfing et de réécriture des pages Wikipédia d’Eric Zemmour… Et si le code source de toutes ces façons de faire était russe ?
« La marque Macron » (Aube, 2021), « Nouveaux masques de l’extrême droite » (Aube / Fondation Jean Jaurès, 2022)