Étoile montante des écrans, Salomé Saqué a noué un lien particulier avec le public. D'où vient ce succès et de quoi la jeune journaliste est-elle le symbole ?
Sur la plupart de ses vidéos, elle est vêtue d'un haut rouge, sa couleur préférée. Comme une colère silencieuse qu'elle porte aussi en manteau. Et qu'elle affiche sur les plateaux du média en ligne Blast, et parfois d'Arte ou LCP. Salomé Saqué y clame l'actualité façon engagée. « Tout le monde me dit de me calmer », concède-t-elle, se demandant «jusqu'à quand ca va durer… » Le rideau peut tomber à tout moment. En attendant, elle n'hésite pas à taper sur tout ce qui peut ressembler à un pouvoir, ou qui empêche d'agir pour le climat. Avec de l'émotion, mais avec calme et argumentation. « Elle est précise, méticuleuse et ne se laisse pas marcher sur les pieds », souligne Denis Robert, le fondateur de Blast. Son émotion, elle l'assume: « elle aide à diffuser l'information. Ce n'est pas perdre en objectivité que de la montrer ». Au contraire.
A 26 ans, c'est sûrement ce mélange de fougue et de détermination qui lui vaut un début de succès médiatique. Car Salomé Saqué entre en résonance avec le public. Elle le réveille. Beaucoup s'opposent, d'autres la soutiennent, y puisent de l'énergie. «Je reçois des messages de jeunes qui me disent qu'ils veulent devenir journaliste. C'est une victoire», estime-t-elle. Tous les jours, dans la rue, on lui demande des selfies.
Burlesque
Sa notoriété a explosé avec l'extrait de l'émission 28Minutes, comparé au film Don't Look Up. Mais elle en a « un peu assez » qu'on lui en parle. « La séquence est ressortie un mois après l'émission ! », soupire-t-elle. Sur le plateau, alors qu'elle s'alarme face à la tragédie climatique, deux hommes journalistes plus âgés rient d’être renvoyés à leur âge plutôt que de s’inquiéter d’un futur qu’ils ne connaîtront pas. Mais Salomé Saqué poursuit, obstinée. Beaucoup y ont vu un écho du film Netflix sur l'aveuglement absurde face à la crise climatique. Mais toute résonance est mythologique. On peut y voir une Antigone entre deux oncles Créon, prête à tout pour ne pas se taire. Une jeunesse révoltée du monde, du patriarcat, de l'immobilisme, des traditions de pensées, une jeunesse déçue, tentant de trouver l'énergie pour déstabiliser l'ordre établi. Energie que la jeune femme porte en elle depuis longtemps. Car qu'on ne se méprenne pas, Salomé Saqué n'est pas le fruit d'un buzz.
Elle a la voix déterminée, le verbe clair, tout est ancré. Son regard porte au loin, pointant le dernier rang. Le secret d'un savoir-dire qu'elle doit à ses 15 ans de théâtre, et quelques cours au conservatoire de Lyon, à lire et relire Marivaux, qu'elle adore, « jouer le burlesque et faire rire.» Salomé Saqué a le ton grave en vidéo, mais en vrai elle sourit.
Ouvrir les yeux
Dès qu'on prononce le mot théâtre, le regard fuit, la voix se fait plus faible, les mains plus gauches. « C'est peut-être mon seul regret », lâche-t-elle du bout du lèvre. « Au divertissement de la scène », comme elle dit, son destin a préféré le journalisme.
Après une prépa littéraire dans laquelle elle était « très nulle », des études de sciences politiques, dont un an en Espagne, aux racines du mouvement Podemos, et un diplôme de journaliste, elle atterrit dans la galère parisienne. Elle fait un stage au monde diplomatique, et débarque chez France 24. « Les stages télés étaient rémunérés, et m'évitaient d'avoir deux boulots à côté », raconte-t-elle. Elle n'a pas les moyens des princesses. Ainée de trois enfants, dans une enfance relativement modeste passée en Ardèche, c'est à la précarité qu'elle doit la lumière.
Salomé Saqué est journaliste pour «changer les choses». Un sentiment qu'elle porte sans l'expliquer, « depuis qu'elle est toute petite ». Et qu'elle poursuit sur les réseaux sociaux, domaine politique à investir. Elle y tempête ses engagements, ses remontrances à l'égard du monde, ses inquiétudes, et quelques blagues, parfois, sur sa fatigue. Tout cela lui vaut bon nombre de réponses sexistes, voire d'agressions notoires, et quatre ou cinq invitations salaces par jour. Mais cette violence, elle maîtrise. Rien ne la fait dévier. Elle garde la distance et bloque en masse. « Je ne sais pas si on s’en protège, ou pire, si on s’y habitue », déplore-t-elle. Son livre choc est La guerre n'a pas visage de femme, de Svetlana Alexievitch. Des témoignages de femmes russes pendant la seconde guerre mondiale, qu'elle offrait à tout le monde.
Car de toutes les Antigone, elle semble avoir choisi celle d'Oedipe à Colone, autre opus de Sophocle, qui met en scène la jeune fille guidant son père, aveugle, sur la route. Pour elle le journalisme, « c'est ouvrir les yeux du public.» Une façon de se prendre un peu au sérieux ? « Oui, le journalisme est sérieux. Nous en sommes en pleine crise démocratique. Il est primordial. » C'est peut-être ce qui touche le public. Comme Antigone, c'est un élan qui s'assume. « Salomé ne sait pas mentir. Elle incarne tout ce qu'elle dit car elle y croit », ajoute Antoine Cargoet, fondateur du Vent se lève, où elle fait ses premières armes. Mais il ajoute: « cela pourrait lui porter préjudice. Surtout dans un monde qui donne des primes au conformisme. » Ici, on emmure les gens trop libres.
Rédaction libre
Sa conception du métier est né dans ce collectif qu'elle a rejoint presque par hasard, après une rencontre en soirée, à débattre politique. « Je me suis dit que ce serait un entraînement », se rappelle-t-elle. Sur son peu de temps libre, entre tous ses petits boulots, elle y apportera les formats vidéos courts et la réactivité sur l'actualité. « Elle a été une des premières à alerter des violences policières sur les gilets jaunes, avant les grands médias », raconte Antoine Cargoet. « Vous pouvez vérifier ! », défie-t-il. Sa vidéo de l'acte IV, le 8 décembre 2018, « bricolée à la hâte », et où elle dénonce les violences, reste une des plus vues de la chaîne Youtube. « Ca a été le point de départ de mon engagement pour plus de liberté éditoriale. J'ai vu le hiatus entre la réalité et ce qu'on montrait dans les médias » se souvient-elle. Le point de départ de sa notoriété aussi. En 2019, elle est invitée sur France Culture, pour débattre face au journaliste Bernard Guetta sur l'Europe, avec la Youtubeuse Tatiana Ventôse.
C'est à cette époque que Denis Robert la repère. En 2020, il la fait venir sur les plateaux du Média. Elle y anime quelques émissions, puis le journaliste, sur fonds de tension, part fonder Blast. Il l'invite alors dans l'aventure début 2021. Là, elle a trouvé une maison qui lui convient. Une rédaction « totalement libre de 20 à 60 ans, décrit-elle. Je pense qu'il faut réunir les générations, plutôt que les cliver. C'est en prenant ensemble la mesure du défi à venir qu'on pourra avancer.» Elle incarnera le premier succès d'audience du nouveau média (plus d'1,3 million de vues), avec une longue interview de près d'une heure trente, de l'économiste Gaël Giraud. Pour l'heure, elle jouit de la crédibilité des grandes chaînes et de la liberté du web. Mais l'engagement d'Antigone demande de nombreux renoncements. « Cela empiète totalement sur ma vie privée », constate la journaliste.
« Elle bosse énormément, n'hésite pas à aller sur le terrain et investir des secteurs arides, comme l'économie », raconte Antoine Cargoet. Un domaine qu'elle veut sortir de son carcan et redonner aux citoyens. « Je ne veux plus que ce soit une matière de spécialiste », insiste-t-elle. D'où ses prismes écologique, sociologique, féministe ou autre. « L'économie a été abandonnée aux rationalistes. Ce n'est pas une science dure !», s'émeut-elle. Mais elle n'est pas pour autant fermée. « Je ne mets pas toutes les entreprises dans le même panier. Je pense juste qu’il faut revoir totalement les modes de production et de consommation.»
Peur de l'erreur
Pourrait-elle devenir partenaire de marques ? Elle rit. « Pourquoi pas ? Il faudrait que la marque arrive à démontrer très clairement qu'elle est irréprochable. Mais vraiment.» Elle hésite. « Bon, ce serait très difficile », admet-elle…
Le 13 janvier, son Linkedin a sauté, du fait d'un trop grand nombre de demande d'ajouts et de messages. Des entreprises tente de l'apprivoiser pour des conférences. « Je sais qu'il faut aussi aller au contact. Porter une voix et un débat. Mais jamais je ne me ferais payer pour cela. Et est-ce bien sérieux quand une banque m'offre une rémunération pour une conférence alors même que j'ai dénoncé leurs pratiques dans une enquête ? » s'insurge-t-elle ? Elle est lucide sur les travers du monde médiatique qu'elle se refuse à réduire à « un système ». Elle plaide pour une réorganisation totale des subventions à la presse. « Tous ces deniers publics qui vont aux rédactions détenues par des milliardaires sans aucune transparence! Il faut davantage de contreparties », tance-t-elle.
Certains verront une jeune idéaliste. Mais comme une part croissante de sa génération - et comme Antigone face au réel - elle ne veut pas d'enfant. « Pas dans un avenir aussi hostile », rétorque-t-elle. Elle assume fermement une position qu'en silence, sûrement beaucoup comprennent. Mais sa plus grande peur reste de se tromper. « Ca peut la mortifier », pointe Denis Robert. Elle avoue: « c'est une obsession. Je fais tout relire tout le temps pour être sûre. J'ai peur d'être discréditée ». Elle fait attention à tout, contrôle le moindre geste. Un manque de confiance qu'elle s'évertue à enterrer, sûrement le bras armé de son sérieux et de sa sincérité. Devenir un symbole est une pression quotidienne, « mais elle gère très bien. Elle est très lucide », admire Denis Robert. Et elle accepte ses choix avec détermination.
Finalement, elle est peut-être fille d’Anouilh avec de nombreux frères et soeurs. Une Antigone convaincue, mêlant l'espoir et le tragique, qui face à un Créon lui ordonnant de se taire, lui répond effrontément : « Nous sommes de ceux qui posent les questions jusqu’au bout. »
Parcours
1995. Naissance à Lagny-sur-Marne, puis départ en Ardèche.
2003. Commence le théâtre.
2016. Étude en Espagne, proche du mouvement Podemos.
2019. Première télé à France 24.
2021. Rejoint le média Blast.