Depuis plus d’une quinzaine d’années, Carine Thierry pratique la polyculture-élevage en Seine-et-Marne. Dans un contexte d’accélération du changement climatique, rencontre avec une agricultrice bio et éleveuse aux avant-postes de ces mutations. Entretien avec Audrey Pulvar, cofondatrice de Green Management School.
Carine Thierry pratique la polyculture-élevage en Seine-et-Marne, avec son beau-frère et son mari, sur la Ferme de Châtenoy, depuis plus d’une quinzaine d’années. Éleveuse, elle fait grandir, sur prairies et en bergerie, 150 brebis race Île-de-France, en bio. Pour leur viande, « pas pour leur lait », nous précise-t-elle. Agricultrice, elle fait aussi pousser céréales et légumineuses pour nourrir ses animaux, tandis que son beau-frère se consacre à du maraîchage bio, en cultivant des fruits et légumes sous serre et en plein champ. Un dimanche après-midi, après avoir réglé un énième imprévu, elle a pris le temps de répondre à nos questions.
Comment se déroule le dimanche après-midi type d’une éleveuse de brebis ?
CARINE THIERRY (elle rit). Ah, il n’y a quasiment jamais de temps mort dans la vie d’une éleveuse, même si on essaie de préserver des moments pour la famille, le dimanche. Surtout pendant les vacances scolaires… Voyez, juste au moment où nous devions commencer notre entretien, trois voisins sont venus me parler d’une brebis et de son petit qui s’étaient échappés, par un trou de ma clôture ; merci à mes voisins… Ça, c’est de la solidarité ! Il faut dire que notre ferme est située en centre-village. C’est une vieille ferme. Nos terres, nos prairies, sont situées autour de la ferme, donc nos installations sont en complète harmonie avec la vie quotidienne du village, cela crée un lien très fort et je ressens une forme de reconnaissance de la part des habitants, pour notre métier. Les villageois sont un peu nos gardiens !
Et comment s’organise la vie de votre troupeau ?
Nos bêtes sont nourries avec nos fourrages, élaborés à partir des céréales et de la luzerne que nous cultivons. Elles sortent grosso modo de février à fin octobre dans nos prairies. En hiver, elles restent au chaud, avec tout de même des petits parcours autour de la bergerie… Quand il fait froid, elles préfèrent, de toute façon, rester à la bergerie. D’autant que c’est la période de mise bas, jusqu’en mars.
Quand on est agricultrice, et singulièrement éleveuse, comment fait-on face à la situation actuelle, c’est-à-dire une sécheresse de plus de 9 mois d’affilée… Une sécheresse qui fait fi des saisons ?
Eh bien, on s’adapte. Depuis trois ans, nous fonctionnons de façon très… disons originale, car les animaux sont nourris au foin non seulement l’hiver, ça c’est normal, mais aussi l’été. Tout l’été, on leur apporte des boules de foin, parce que pendant les périodes auxquelles ils devraient brouter de l’herbe, celle-ci à l’air d’un paillasson usé. Elle est brûlée ou inexistante. On a encore de l’eau pour les abreuvoirs, bien sûr, mais nous refusons d’arroser les prairies. On arrose nos pommes de terre, mais on n’arrose pas nos céréales. Ce serait une hérésie au regard des déficits en eau que connaît le pays. Par chance, nous nous sommes depuis longtemps organisés pour être autonomes, car nous fabriquons nous-même notre foin, qui finit par ne servir qu’à nourrir nos bêtes. Impossible pour nous d’en vendre, par exemple. Ceci dit, la réserve de foin n’est pas infinie ! L’an dernier par exemple, on avait eu des mois de février, mars et avril très arrosés et ensuite, la sécheresse. Résultat, on a pu faire une très belle première coupe de foin mais on n’a pas pu en faire deux, dans l’année. Avec une pluviométrie normale, les bonnes années, on pourrait faire jusqu’à trois coupes…
Donc nous gardons tout notre stock pour nourrir nos bêtes, avec l’inquiétude d’en manquer. D’autant que la sécheresse n’a pas seulement un impact sur la qualité de la prairie, mais aussi sur celle de ce que nous appelons nos méteils, c’est-à-dire nos semis de céréales sous couvert de légumineuses, exemple l’orge et les pois fourragers, que l’on cultive de façon associée, pour nourrir nos animaux. Or les rendements de nos méteils à l’hectare ont été divisés par deux ces dernières années, du fait du manque de précipitations.
Ça, c’est votre situation d’agricultrice et d'éleveuse bio, compliquée donc, mais que vous parvenez à adapter à la contrainte climatique. Qu’en est-il pour les agriculteurs en conventionnel agrochimique, beaucoup plus dépendants des intrants et des importations ? On imagine que pour eux c’est encore plus complexe.
Oui, pour eux, c’est très compliqué. Mais la question n’est pas seulement « bio ou pas bio ». Il y a deux sujets dans votre question. Il y a d’abord la dépendance aux intrants, et ensuite, le choix de travailler en bio ou pas. Il existe des personnes qui sont éleveurs mais n’ont pas de cultures et sont donc totalement dépendantes de leurs achats de nourriture pour les animaux C'est le cas, par exemple, sur certains élevages de porcs en Bretagne, extrêmement dépendants des cours des céréales sur les marchés et vulnérables à la spéculation. Je pense que leur modèle, pour plein de raisons, n’est plus viable aujourd’hui. En conventionnel, il y a aussi des éleveurs qui pratiquent la polyculture-élevage, comme moi, et arrivent à s’en sortir, en temps normal. Certes, ils ont souffert l’an dernier à cause de l’augmentation des prix des engrais azotés de synthèse, qu’ils utilisent. Mais comme les prix du blé se sont envolés, eh bien, ceux qui faisaient de la polyculture-élevage ont arrosé leur blé, pour garantir ces récoltes et en tirer un bon prix. À ce titre, ils ont fait une super année ! Cependant, cette envolée des cours du blé a eu un impact négatif sur la surface cultivée en orge. Or les animaux ne se nourrissent pas de blé… mais d’orge. Cette spéculation sur le blé conventionnel s’est donc ajoutée à la sécheresse, pour raréfier l’alimentation animale et la rendre plus chère. C’est là que ça se complique terriblement pour ceux qui sont éleveurs conventionnels et ne font que de l’élevage. Eux, ils ont subi et la sécheresse, et l’augmentation des prix et la raréfaction de la nourriture pour leurs animaux.
Au-delà de ces trois années d’adaptation, il y a les prévisions des météorologues et des climatologues pour les décennies à venir… Elles ne sont pas optimistes. Comment prenez-vous en compte les impacts annoncés du réchauffement climatique ?
Je pense que le modèle polyculture-élevage est le bon. Il faut avoir suffisamment de surface de prairie, suffisamment de surface cultivée en céréales et en légumineuses pour nourrir nos animaux en étant moins dépendant des événements atypiques sur le marché des céréales, mais aussi moins vulnérable aux aléas climatiques. En revanche, pour celles et ceux qui ne font que de l’élevage en bâtiment ou de l’élevage sans produire leur fourrage, l’avenir s’annonce très sombre. Dans mon système, nous avons agrandi la surface cultivée en luzerne, nous en produisons beaucoup pour nos animaux. On fait aussi des prévisions toujours un peu larges pour les méteils en orge et pois, par précaution. On s’en sort comme cela et on reste serein pour la suite. En tout cas les conséquences du réchauffement climatique, selon moi, ne remettent pas en question le modèle polyculture-élevage en bio. À mon sens, ce serait une erreur d’arrêter l’élevage. Certains peuvent être tentés, à cause de la sécheresse, de le faire… mais collectivement, nous y perdrions beaucoup, en matière de fertilisation et d’amélioration de la matière organique par exemple…
Et puis si l’on veut se passer d’herbicides et de pesticides, on a besoin de l’élevage…
Oui ! C’est la base et on ne le dit pas assez ! On a besoin de l’élevage bio pour retrouver de l’azote naturel, du carbone, avec des déjections animales de qualité, une matière organique riche pour nos sols, pour leur aération. Et c’est aussi pour cela que le discours anti-viande n’est pas toujours pertinent. Bien sûr, il faut manger moins de viande, pour le bien-être animal, pour notre santé, pour l’environnement mais… pour produire de bons légumes, pour avoir du couvert végétal et séquestrer du carbone, on a besoin d’animaux d’élevage bio !
Je comprends que vous avez trouvé la bonne formule, pour pallier les effets de la sécheresse, même quand elle dure… mais est-ce possible sur des élevages et des surfaces plus importants ?
Absolument. Il faut éviter les idées reçues. Je pense qu’il y a autant de modèles que de réussites agronomiques. Il peut y avoir de très bons modèles de polyculture-élevage sur de grandes surfaces et des mauvais modèles sur des petites exploitations. J’entends souvent dire que l’agriculture biologique est un trop petit modèle, qui ne pourrait pas « nourrir le monde » … mais c’est faux ! Et surtout, personne ne veut voir la première de ses qualités qui est de créer de l’emploi. Sur mon exploitation, nous comptons quatre emplois. Si j’étais en conventionnel, il y aurait, pour la même surface, un seul emploi, une personne, qui plus est, en double-activité. Passer d’un modèle conventionnel à un modèle agroécologique bio, que l’on soit sur une grande ou une petite surface, c’est multiplier, au moins, par quatre, le nombre d’emplois… Pour répondre à votre question, j’ai envie de vous dire qu’en réalité, il n’y a pas de « bonne échelle ». La bonne échelle, c’est créer de l’emploi ! La question, c’est celle du modèle social. À partir du moment où l’on choisit de privilégier l’emploi local, le maintien de l’activité, les services rendus à la nature, ce modèle est tout à fait transposable à des exploitations de plus grande taille. On peut tout à fait avoir un super modèle écologique sur mille hectares ! À condition qu’on ne se contente pas de faire bosser des machines avec pour seul objectif le profit maximal. Si c’est cela, je ne vois pas l’intérêt. En polyculture-élevage, en bio, la présence de l’homme est indispensable et elle a tout son sens, même si, évidemment, une partie des tâches est mécanisée. Notre modèle à nous, à la Ferme du Châtenoy, c’est un modèle familial, et il me plaît comme ça. Mais les plus grands modèles, à condition qu’ils créent de l’emploi, ne me dérangent pas. Pour ceux qui sont aujourd’hui en conventionnel, les inciter à passer à la bio, à la polyculture-élevage bio, me semble une bonne démarche. Les défis sont trop grands pour qu’on exclue ceux qui n’ont pas encore emprunté ce chemin.
Sécheresse hivernale record
D’ordinaire, il pleut peu au printemps et en été alors que l’automne et l’hiver ont pour fonction de recharger les nappes phréatiques, tandis que la végétation, en raison du froid, est au repos. Réchauffement climatique oblige, météorologues et spécialistes du climat se sont cependant habitués à constater des déficits en pluviométrie, toutes saisons confondues, et chacun de nous peut se rendre compte, hors toute considération scientifique, que la « pause hivernale » de la végétation est de plus en plus courte. Mais à ce point… Depuis août 2021 les nappes phréatiques n’ont pas été suffisamment rechargées, en France, faute de pluie. En ce début d’année 2023, un inquiétant record a été battu : plus de 30 jours de suite sans pluie, ou presque, puisque moins d’un millimètre d’eau est tombé, chaque jour. Résultat, on manque d’eau sur plus des trois quarts du territoire et de nombreux cours d’eau sont au plus bas. Des observations « à intégrer dans l’évolution globale du climat observée depuis des décennies sur l’ensemble de la planète et sur la France », nous rappelle la climatologue Marie-Antoinette Mélières. La température moyenne à la surface du globe a augmenté de 1,3 degré. Mais cette augmentation de la température n’est pas uniforme. En France, on ne le dit pas assez, le réchauffement est déjà de l’ordre de 2 degrés. Or, cette augmentation entraîne, partout, une augmentation des phénomènes extrêmes, notamment les canicules, ainsi qu’une sensible augmentation de l’évaporation. Près de 5 % d’évaporation supplémentaire au niveau mondial, signifie, globalement, plus de pluie. Mais là non plus, pas de façon uniforme. « Les circulations atmosphériques, modifiées par le réchauffement, répartissent différemment les pluies à la surface de la planète. Il y a donc des endroits du monde où il pleut beaucoup plus qu’avant la période de référence du réchauffement global et des endroits du monde où il pleut beaucoup moins. Tout cela est cartographié depuis 1950. Des modélisations existent aussi pour l’avenir. Elles démontrent que d’ici à 2050, quand l’ensemble de la planète passera à +2 degrés, le sud de la France sera au nombre des régions les plus frappées par les grandes sécheresses, dans sa partie soumise à un climat méditerranéen », ajoute la physicienne et climatologue. Le nord de notre pays, situé dans une zone où l’on attend plus d’évaporation et plus d’eau, à l’image du nord de l’Europe, devrait mieux supporter le choc. Les données du Giec, jusqu’ici jamais démenties par les faits et reposant sur le recoupement de dizaines de modèles, démontrent qu’au moins six endroits du globe connaîtront cette situation - des périodes de sécheresse pas forcément systématiques mais plus sévères et plus fréquentes : le bassin méditerranéen, le nord du Mexique, le Chili, une partie de l’Amazonie (Brésil), une petite partie de l’Afrique du Sud et une partie du sud de l’Australie. Les canicules, elles, frapperont plus souvent, plus fort et partout.