À quels référentiels se fier aujourd'hui pour mesurer son impact ? Il y a urgence à inventer de nouveaux outils qui doivent être pluriels et protéiformes. Par Corinne Mrejen, directrice générale chez Groupe Les Echos-Le Parisien.
La conjugaison de crises économiques et de l’urgence écologique, malgré quelques sursauts positifs, fait grandir l’incertitude. Cela encourage les chercheurs, les penseurs comme les acteurs publics à inventer de nouveaux indicateurs pour appréhender l’état de santé de nos sociétés. Des indicateurs alternatifs émergent ainsi, ne traduisant plus seulement la question du développement économique ou de la production de richesse, mais l’ambition d’un mieux-vivre. Car soyons lucide, ce qui ne se mesure pas, n’existe pas. De la même manière, les métiers des médias, du marketing et de la communication doivent sérieusement réfléchir à leur utilité et à la nature de leurs actions. « Nos métiers doivent démontrer qu’ils sont compatibles avec les transitions. S’ils ont eu le pouvoir, la puissance de contribuer à la situation actuelle, alors ils ont certainement le pouvoir de contribuer à rétablir la situation. Il s’agit d’un enjeu de vie ou de mort de nos métiers, de licence to operate », souligne Assaël Adary, fondateur du cabinet d'études Occurrence et secrétaire général de Com-Ent.
Peut-on vraiment dire d’une communication qu’elle est performante, en termes de retours sur investissement, si elle ne tient pas compte de son impact sur la nature et l’humain, ou de sa contribution aux changements de comportements ? Le secteur ne peut pas espérer se transformer s’il se contente d’indicateurs purement ROIstes [une conviction à laquelle je crois fortement]. La condition pour mettre en œuvre cette approche nouvelle est alors d’objectiver et d’améliorer les mécanismes de mesure, au regard de la transition écologique. « Le sujet de la mesure est clé. Au-delà du pourcentage atteint de la cible visée, il s’agit de se demander si le message produit de l’action. Incite-t-il par exemple à un comportement vertueux pour l’environnement ou pour réduire les inégalités? » partage en ce sens Anne Imbert, VP Marque, Publicité et Contenu d’Orange.
L'Analyse du cycle de vie, un outil à seize indicateurs
En sacralisant la mesure d’impact, avec des référentiels communs et à grande échelle, il sera plus évident d’agir, de guider et de réduire. Selon Assaël Adary, comme pour l'optimum de Pareto en économie, il faut aller vers un optimum et non plus nécessairement vers un maximum. « Ce qui peut devenir obsolète c’est la question de la maximisation du ROI. On a besoin de mesures sophistiquées pour arriver à identifier cet optimum. Il est à trouver dans un équilibre entre le ROI très classique et de nouvelles mesures d'impact », explique-t-il. De plus en plus d’outils sont conçus pour mesurer l’impact : l'empreinte carbone d'une opération de communication ou encore l'analyse du cycle de vie. Cette dernière s'applique aussi bien à des produits industriels qu’aux enjeux métiers des communicants et marketeurs. Il s’agit de seize indicateurs environnementaux qui donnent une vision de la conception jusqu'à la fin de vie : émissions de carbone, pollution de l'eau, pollution de l'air, artificialisation des sols, ressources minérales, etc. « Il y a une prise de conscience de la nécessité de bouger mais les acteurs restent dans une vision assez étriquée des enjeux écologiques. Ils se focalisent souvent sur le climat et donc sur un unique indicateur qui est la mesure carbone. Cela est réducteur puisque l’on peut être performant côté empreinte carbone mais continuer à dégrader la biodiversité », analyse Mathieu Jahnich, consultant-chercheur en communication responsable.
Pour repenser les référentiels, il faut accepter que la mesure de l’impact et de la contribution soit plurielle et protéiforme. Tout le monde bouge mais à des vitesses variables, confie Anne Imbert, « ces indicateurs sont aussi parfois perçus comme des contraintes supplémentaires. Là où nous marquons des points, c’est en objectivant notre démarche. Dès lors que nous contribuons à changer les comportements de manière positive, cela peut constituer un important facteur de motivation et de fierté en interne, et c’est extrêmement bénéfique pour la marque. » L’enjeu est ainsi de valoriser d'autres indicateurs comme l'incitation à adopter des écogestes ou comment une publicité va participer à changer une norme sociale. « Si on parle de la communication au sens large, alors oui, la communication plus responsable est un levier pour accompagner la société vers des comportements, des modèles d'affaires et un vivre-ensemble plus cohérent et compatible avec les enjeux écologiques », précise Mathieu Jahnich.
Pensons, il n’y a pas si longtemps, à comment la Sécurité Routière a inscrit dans l’inconscient collectif que la ceinture de sécurité sauvait des vies. Plus récemment, des marques se sont distinguées en adoptant une approche plus inclusive dans leurs publicités. C’est le cas pour Dove qui promeut la diversité du corps féminin ou encore Gillette qui s’attache à redéfinir les codes « classiques » de la masculinité. Certains annonceurs font le choix de personnaliser leurs métriques pour une lecture plus fine de leur impact et de leur contribution. C’est le cas d’Orange, comme le confirme Anne Imbert : « Pour évaluer notre campagne “Re” autour du recyclage, des téléphones de deuxième main et globalement de l’économie circulaire, nous avons aussi regardé le nombre de téléphones collectés. Ces actions en faveur du recyclage des appareils numériques nous ont permis de développer en partenariat avec Emmaüs International une filière de collecte solidaire qui crée des emplois en France et en Afrique (Burkina Faso, Bénin, Niger, Côte d'Ivoire, Cameroun). En matière d’accès au numérique pour tous, nous comptabilisons bien évidemment le nombre de bénéficiaires de nos programmes de formation et d’accompagnement. »
L'IESS, un nouveau ROI ?
Mesurer l’impact d’une communication, c’est donc prendre en compte le cycle de vie, les externalités positives et négatives, sans pour autant délaisser la question de l’efficacité. Au contraire, « il ne faut pas abandonner le ROI, c’est une des redevabilités de notre fonction. D’ailleurs pour changer la société, il va falloir être sacrément performant. La mesure permet de basculer du discours à une démarche de preuve et c’est le besoin. Nos KPI de notoriété, de réputation ne sont pas obsolètes. Ils doivent être complétés par les IESS, c’est-à-dire les KPI des Impacts environnementaux, sociaux et sociétaux » valide Assaël Adary (voir schéma ci-contre). La transformation doit se faire sans washing, sans bashing, ni naïveté. Est-ce l’avènement d’un nouveau ROI, complété par un COI, un Cost of impacts, qui intègre le coût des impacts environnementaux, sociaux et sociétaux ?
Pour faire sa part, il y a définitivement des bascules à faire, des renoncements, des pans de l’économie qui vont devoir se réduire pour que d’autres se développent. C’est un immense chantier, comme le confirme Anne Imbert : « Je discute beaucoup avec les directions du marketing car si on ne change pas les offres, si on ne transforme pas les modèles de distribution, il y a rupture entre notre discours et nos actes. Il est essentiel de transformer de bout en bout les pratiques, pas seulement sur une partie de la chaîne. » Avant de préciser qu’il est nécessaire de rester modeste : « Changer les choses ne dépend pas que de nous. Nous faisons notre part, informons les consommateurs-citoyens et suscitons de l’envie autour de ces sujets. Il faut savoir collaborer avec l’ensemble de nos parties prenantes de manière à amplifier les transformations nécessaires. » Un appel à l’engagement sincère des marques que relaye Mathieu Jahnich : « C’est eux qui décident de définir leur offre, de pousser tel ou tel produit ou service et de telle ou telle manière. C’est aussi au régulateur de taxer ou de sanctionner des produits qui ne sont pas compatibles. On ne peut pas continuer à inciter les gens à acheter toujours plus. La sobriété doit s'appliquer à toutes les stimulations que l'on reçoit. Cela étant, nous pouvons faire des publicités différentes qui valorisent des choix éclairés. Il faut rééquilibrer la part des messages mercantiles versus celle des publicités d'intérêt général. »
En somme, c’est toute l'industrie des médias, du marketing et de la communication qui est concernée par l’urgence écologique. À elle de repenser son rôle et ses pratiques pour faire émerger de nouveaux modèles plus justes et plus durables. Il n’y aura pas de transition sans communication. Pour accélérer la prise de conscience, il est tout aussi crucial de faire atterrir les imaginaires publicitaires, de les réinventer. La publicité et ses représentations doivent jouer un rôle pro-actif pour promouvoir les changements de comportement, véhiculer une sobriété positive, informer sur l’impact environnemental. « Ce sujet de la transition a besoin de compétents et pas de militants. C’est un sujet technique avec des outils et des arbitrages techniques », appuie Assaël Adary. « Il faut acculturer notre secteur à tous les niveaux. Au niveau opérationnel, à l’échelle d’une publicité, d’un film, d’un événement, d’une newsletter. Il faut créer ce réflexe dans nos métiers, cette hygiène de la communication responsable. Comme je me brosse les dents deux fois par jour, je pense communication responsable chaque jour. Et au niveau des référentiels, en créant des outils, des standards, des normes, des KPI sectoriels. Il nous faut des role models, des définitions communes, des combats collectifs, du temps long », conclut-il. Vous l’aurez compris, la balle est dans notre camp.