Vous avez annoncé le 17 décembre être arrivé à un accord avec le gouvernement sur la 5G. Quatre blocs de 50 mégahertz chacun– et non 60 comme vous le recommandiez - seront proposés aux opérateurs et les 110 mégahertz restants seront attribués aux enchères. Mais est-ce que tout ne va pas se jouer aux enchères, faute de socle suffisant pour les opérateurs ?
Nous avons trouvé un compromis qui consiste à maintenir ces blocs de 50 mégahertz réservés mais en donnant un échelonnement de paiement sur quinze ans. Cela répondra à notre préoccupation qui est de veiller à ce qu’il y ait une réelle égalité des chances entre les opérateurs et de préserver l’acquis de la concurrence. D’autant qu’il y a une dynamique de marché très positive avec des investissements élevés. L’enchère joue en effet un rôle significatif puisqu’elle permettra à certains acteurs de doubler leur quantité de spectre pour aller de 50 à 100 megahertz. On verra si cela va jusque-là mais le fait est que cela favorise la différenciation et l’émulation. En même temps, il y a un minimum sécurisé avec quatre blocs de 50 MHz. Nous avons par ailleurs abouti à des objectifs de couverture les plus ambitieux d’Europe, à travers un déploiement concomitant de la 5G dans les zones urbaines, rurales ou péri-urbaines - dites de « territoires d’industrie ». Ce ne sera donc pas que l’affaire des grands centres urbains. Nous prévoyons aussi un quadruplement du débit pour tous - par rapport à la 4G – d’ici 2025.
Et comment cela s’insère-t-il par rapport aux engagements d’Emmanuel Macron de couvrir toute la France en «haut et très haut débit» d’ici la fin 2020 ?
Cela les complète. Les engagements sur la 4G et le très haut débit seront réalisés indépendamment de la 5G. En fixe, il y a le 8 mégabits/seconde en 2020 puis le 30 mégabits / seconde en 2022. Et par ailleurs, il y a le new deal mobile qui généralise la 4G à partir de 2020 et impose 600 à 800 sites construits chaque année pour couvrir des zones aujourd’hui non couvertes. A partir de ces sites mis gratuitement à disposition dans une sorte de guichet, ce sont les territoires qui se servent. La capacité de couverture est désormais open et ce sont les élus locaux qui décident en écoutant leurs administrés. Les zones prioritaires sont donc déterminées en fonction des demandes de couverture. Qui pour un festival, qui pour un lieu touristique, etc.
Que répondez-vous aux opérateurs télécoms qui craignent des enchères gourmandes en capitaux et qui aient des répercussions sur les prix des abonnements ?
Pour nous, la concurrence est la garantie que le consommateur et le territoire sont bien servis. C’est elle qui fait que chaque euro gagné par les opérateurs est rendue sous forme de pouvoir d’achat aux ménages et d’aménagement du territoire via des baisses de prix ou la création de nouvelles infrastructures. Nous voulons une régulation qui crée les conditions pour que le consommateur ne soit pas lésé. En l’occurrence, celui-ci est actuellement l’un des mieux lotis puisque la France est deuxième dans le classement de l’OCDE en termes d’attractivité des prix. Nous n’avons donc pas d’inquiétude sur ce sujet.
Faut-il s’attendre à un nouvel acteur comme Vodafone ou Telefonica ?
Les quatre blocs de 50 MHz ne sont pas acquis au prix de réserve. S’il y a un cinquième candidat, ils sont mis aux enchères. Dans les réseaux nationaux, c’est vrai qu’il y a quatre grands acteurs. Mais pourraient émerger dans les prochaines années des acteurs avec une empreinte plus locale utilisant des fréquences plus élevées avec une portée plus limitée qui évitent les brouillages. Ces éventuels nouveaux entrants pourraient plutôt arriver par des réseaux locaux d’entreprise. On s’attend par exemple à des usines connectées dans lesquelles on veut faire dialoguer des outils de précision avec un pilotage centralisé. Ou des usages publics dans la ville intelligente ou l’agriculture connectée. Des Gafa ont aussi des projets. C’est le cas de Terragraph de Facebook. L’idée est de faire des réseaux alternatifs dans les centres villes.
La 5G, au départ, va donc être plutôt localisée, sans couverture uniforme...
La 5G est protéiforme. Elle vise d’abord à faire la 4G en mieux, avec plus de débit et de capacité. Ce sera le premier usage des opérateurs sachant qu’il y a des problèmes de saturation des réseaux 4G, sous l’effet notamment de la surconsommation vidéo. Le deuxième usage sera celui de l’internet des objets avec des réseaux extrêmement déployés avec des petits objets qui ont des communications limitées et des capteurs pour relever les données, par exemple pour la ville intelligente. Le dernier concerne la très haute qualité avec un temps de latence très limité et une très forte sécurisation des échanges. C’est le réseau de l’usine connectée ou de la voiture autonome le jour où il y en aura.
La France soumet à autorisation préalable le choix de des équipementiers de la 5G. Arthur Dreyfus, pour la Fédération des télécoms, estime que l’interdiction du chinois Huawei entraînerait un «retard insupportable» pour le déploiement des réseaux mobiles. Qu’en pensez-vous ?
C’est un sujet régalien où je n’ai pas à prendre position. Cela engage la sécurité. On comprend bien qu’il puisse y avoir une volonté des Etats d’avoir leur mot à dire sur des infrastructures structurantes. La 5G a la particularité non seulement de transporter nos communications à tous, comme ce fut le cas de la 3G et de la 4G, mais aussi de supporter les usages d’un réseau ferroviaire, d’un hôpital connecté ou des données de trafic. C’est une infrastructure qui va être fondamentale dans le fonctionnement du pays. En tant que régulateur, nous sommes sensibles à ce que les opérateurs aient une visibilité suffisamment grande par rapport aux choix qu’ils peuvent opérer. On va leur demander de commencer la 5G en 2020 et d’avoir un déploiement national dès 2025. C’est une nécessité pour ne pas décrocher par rapport aux autres pays.
Kantar, dans son rapport «Prédictions et tendances 2020» estime que «l’industrie du marketing et de la communication sera l’un des principaux bénéficiaires de l’ère de la 5G». Vous êtes d’accord ?
Oui, la verticale des médias doit se saisir de la 5G, non seulement car il y aura des facilités sur la production – il y a encore beaucoup de câbles aujourd’hui – mais aussi car la 5G va renforcer la société connectée. On va entrer dans un monde d’objets connectés, intelligents, dans lesquels il n’y aura plus seulement les smartphones mais l’enceinte ou la voiture connectées. Peut-être que la télévision passera aussi par la 5G. Les médias vont être impactés. C’est une opportunité car plus les choses sont connectées plus il y a de points de contact potentiels. Et en même temps, il y a de quoi être inquiet de la mainmise des Big Techs sur les terminaux. On craint que le potentiel de connectivité que va apporter la 5G soit capté par certains acteurs.
Vous avez déclaré au Spiil : «L’Europe a ouvert les monopoles publics. Pourquoi ne pas ouvrir les monopoles privés ?». Faut-il une nouvelle directive pour cela ou Bruxelles dispose, selon vous, des armes nécessaires ?
Il ne manque que la volonté dans ce débat. L’erreur à ne pas commettre consiste à réguler Internet au lieu de réguler les Gafa. Au niveau européen, on crée toujours de nouvelles règlementations comme la directive e-commerce, la e-privacy ou le RGPD. Ce prisme de la régulation horizontale est une grave erreur. Internet doit être un espace non seulement de libertés mais d’initiatives. Tous les maux nouveaux viennent de ce qu’il y a eu une recentralisation d’Internet par les big techs. Un grand espace d’information a engendré des intermédiaires qui sont autant de points de repérage. La contrepartie est qu’on a rendu dépendant des citoyens et les acteurs d’internet. Il ne s’agit pas de rediscuter de la directive e-commerce ou de revoir la responsabilité des hébergeurs, bref de modifier le régime de tous les acteurs d’Internet. Ce sont les géants du numérique qu’on veut mieux contrôler. C’est sur eux que pèse une forte demande sociale. Il n’est plus d’actualité de faire des régulations horizontales comme la RGPD. Il ne faut responsabiliser les gros aux dépens des petits dont on freine l’innovation.
Le Sénat examinera en début d’année une proposition de loi de Sophie Primas qui vise à garantir la neutralité des terminaux. Qu’en attendez-vous ?
Cette proposition de loi est un des résultats du gros travail réalisé par le Sénat sur la souveraineté numérique. Les médias, qui sont très dépendants des terminaux, sont concernés. On a connu les applications qui devaient verser 30% à Apple Store. Cela va s’accroître avec la 5G. A terme, une chaîne de télé, c’est une appli. Et pour tout ce qui est vocal, les enceintes connectées seront incontournables. Google développe même une IA qui va piocher dans les agences de presse pour générer son propre journal vocal sur mesure. Les industries des médias et de la publicité vont être extrêmement dépendantes des terminaux. Des garanties d’ouverture peuvent avoir pour elles une grande valeur. Face aux intermédiaires, que ce soit les opérateurs télécoms ou les devices, nous sommes des ouvreurs d’infrastructures.
Mais est-ce le rôle de l’Arcep de protéger les contenus ?
Nous ne sommes pas un régulateur des contenus, comme le CSA, mais notre régulation profite aux contenus. Les consommateurs sont dans des prisons dorés dans lesquelles on les guide et on décide à leur place. C’est très grave. Le choix est la discipline qui fait fonctionner le marché. La main invisible d’Adam Smith repose sur le fait que celui qui fait trop d’argent soit concurrencé par celui qui fait des prix plus bas. Mais encore faut-il qu’il puisse entrer sur le marché et ne soit pas bloqué par un Gafa et que le consommateur soit l’arbitre ultime. Beaucoup de problèmes sur Internet, notamment sur la vie privée, vient de ce qu’il n’y a pas de choix.
Comment garantir ce choix ?
Il faut faire en sorte qu’il y ait un réel choix, c’est-à-dire que les plateformes n’utilisent pas leurs positions acquises pour garantir leurs services maison. Google a été condamné pour Google Shopping mais ce n’est pas fini : en Italie, Google Car ne veut pas référencer des bornes de recharge électrique de ENI, par exemple. Ensuite, il faut que le consommateur ne soit pas prisonnier de ces espaces. C’est ce qu’on appelle le multihoming pour pouvoir être dans plusieurs environnements numériques en même temps. Comme on est en permanence connecté, on donne accès à nos informations. Il faut ouvrir le chantier de l’interopérabilité, déjà pour favoriser des services d’agrégation comme City Mapper qui vous permet de réaliser un trajet multimodal en vous commençant par une trottinette Lyme en poursuivant avec Uber… Ce genre d’agrégateur va redonner du pouvoir aux individus.
Dans le cadre de la loi sur l’audiovisuel, Franck Riester propose des rapprochements entre l’Arcep et le CSA, avec un échange de conseillers. Etiez-vous favorable à une fusion avec le CSA, initialement envisagée ?
Je n'y étais pas opposé. Mais l’Arcep est conçue pour réguler les télécoms, la poste et la distribution de la presse. Elle a une gouvernance efficace, qui permet de réguler des acteurs aussi puissants que Free, SFR, Orange ou Bouygues Telecom. Nous sommes une autorité indépendante du gouvernement structurée pour résister aux influences éventuelles. Si celui-ci veut modifier notre gouvernance, il doit le faire de manière consentie avec cette institution. Faute d’objectif clair, j’ai un problème de principe à changer notre gouvernance. Car il n’y a pas eu de réflexions abouties sur les régulations nécessaires sur les acteurs du numérique. Mais si la France voulait avoir une régulation très ambitieuse des Gafa, elle pourrait compter sur l’Arcep pour réfléchir à des évolutions institutionnelles.
Comment allez-vous travailler avec le CSA ?
En renforçant nos coopérations avec la création de pôles communs : travaux, études, prospectives et baromètres. Ce sera le cas sur le dossier de la protection des mineurs contre la pornographie en ligne, à la demande du gouvernement. Nous mettrons en place une plateforme d’information pour recenser des filtres parentaux et les rendre plus accessible au public. Nous travaillerons avec les fournisseurs d’accès à internet et les terminaux. Sur le numérique, on gagne à travailler ensemble.
Que pensez-vous de l’idée de faire participer les Gafa à la création audiovisuelle, comme l'impose la future loi ?
Ma position iconoclaste est de penser que les contenus ont de la valeur. Dans un marché concurrentiel normal, les Gafa devraient payer leurs partenaires pour cette valeur. L’enjeu est de réussir à construire des structures de marché qui soient concurrentielles. A l'occasion de la loi audiovisuelle, nous avons fait des propositions à l’Autorité de la concurrence. Notamment sur la TNT, qu’on m’a soupçonné à tort de vouloir tuer. Notre but est de donner plus de pouvoir aux chaînes. Ces dernières sont captives d’une technologie liée à TDF et TowerCast. La loi leur impose de couvrir 95% de la population, avec un coût croissant. Il faudrait que les chaînes puissent choisir un mix technologique. Dans certaines zones urbaines où la fibre est très déployée, faut -il imposer la TNT ? Dans certaines zones rurales, passer par le satellite n'est-il pas plus économique ? Pourquoi ne pas créer un service universel télévisé via la fibre financée par un fond payé par les opérateurs ? Ce sont nos propositions.
Vous régulez désormais la distribution de la presse. C’est un cadeau empoisonné ?
J’y vois plutôt un signe de confiance. Je connais bien ce secteur pour l'avoir couvert en tant que conseiller au ministère de la culture. Notre ADN est de créer les conditions d’un réseau et d’une infrastructure qui permette à tous les contenus de passer. Car nous ne sommes pas un juge des contenus. Cela rassure les petits éditeurs. Notre manifeste, c’est «les réseaux, comme bien commun».
En arbitrant en faveur d’un gel des départs des éditeurs de Presstalis vers les MLP pendant six mois, vous êtes sorti de votre neutralité, non ?
C'est une décision d'urgence. Notre service dédié aux règlements de différents a donné une suite favorable à cette demande de gel, en raison des risques d’atteinte grave et immédiate à la continuité de la distribution de la presse. Mais nous voulons inscrire notre action dans le temps long. Et c’est un arbitrage neutre par rapport à l’identité des titres.
Cette décision va à l’encontre de votre attachement à la concurrence...
Oui, et ce n’est pas notre modèle. Car nous voulons créer les conditions d’une organisation industrielle efficace.
Comment allez-vous intervenir dans ce secteur ?
La gouvernance antérieure était arrivée à sa limite d’autorégulation. Notre boussole va être l’intérêt des lecteurs. Nous sommes là pour faire vivre la réforme de la loi Bichet, adoptée à l'automne. Il faut penser un outil industriel pérenne. Cela va amener à trancher dans quelques sujets dont celui de l’assortiment (nombre d'exemplaires et variété de l'offre dans les kiosques), et du pouvoir donné aux marchands de journaux comme à la question d'éventuels points de vente dans des enseignes variées. Nous aiderons le secteur lors de ses discussions placées sous notre l’égide via un comité de suivi. L’interprofession a six mois pour aboutir à un accord. Sinon, la loi nous a donné le pouvoir de trancher.
Le problème majeur demeure Presstalis et sa dette…
La différence entre le régulateur et la tutelle est que nous n’intervenons pas dans les questions d’actionnariats et de financement. Même si l’on est dans la boucle. Notre objectif n’est pas la survie d’un acteur. Nous allons nous doter d’une vision stratégique claire d'ici le printemps, qui guidera nos arbitrages.
La loi ouvre le marché de la distribution à la concurrence au plus tard en 2023. Ces discussions se passent-elles sous votre égide ?
La loi permet aussi le recours à des sous-traitants. Elle ouvre des dérogations régionales et des mutualisations entre presse quotidiennes régionales et nationales. Mais ces discussions ne sont pas sous notre égide.
Vous avez la responsabilité des kiosques numériques. Leur développement peut-il valoriser les contenus sur le net ?
Effectivement, mais nous ne voulons pas prendre partie dans le débat numérique/print. Nous regrettons juste que les agrégateurs de news ne soient pas dans le périmètre de la loi Bichet et de l’Arcep (Google news et Apple news).
Quid des opérateurs télécoms comme SFR qui créent leurs propres kiosques et peuvent mettre en avant leurs titres ?
Cela fera partie de notre réflexion.