Le président de la République est en déplacement dans une usine en grève pour cause de délocalisation. La sécurité est sur le qui-vive. Un homme s'avance, sanglé d'une ceinture d'explosifs. Affolement. Explosion. Noir… Générique. En cinq minutes, ce qui avait toutes les apparences d'un documentaire bascule dans la fiction: le président a été victime d'un attentat.
La série télévisée Les Hommes de l'ombre, réalisée par Frédéric Tellier, attendue le 25 janvier 2012 sur France 2 et présentée deux jours plus tôt en ouverture du 25e Festival international des programmes audiovisuels, s'annonce comme un thriller politique à la française. Et comme l'événement de la rentrée pour la chaîne publique (6 épisodes de 52 minutes durant trois semaines, pour un budget de 6 millions d'euros) qui, pour la première fois, s'aventure sur le terrain de la politique en évitant les poncifs bouffons de la comédie, comme en 2006 avec Etat de grâce.
«A trois mois de l'élection présidentielle et alors que les fictions étrangères comme le cinéma français explorent de plus en plus frontalement l'univers du pouvoir, la chaîne fait le pari d'attirer le grand public avec un sujet un peu pointu, qui traite des coulisses de l'accession au pouvoir en puisant dans une matière vraie sans rien céder au romanesque et au suspense d'une fiction assumée», explique Thierry Sorel, patron de la fiction de France 2.
Trahison, mensonge d'Etat, instrumentalisation des médias, manipulation de l'opinion, écoutes, traquenards, chantages, luttes d'influence, combines, coup bas, etc., Les Hommes de l'ombre révèle le côté obscur et violent d'une campagne présidentielle. L'angle est original, et inédit à la télévision française, puisqu'il part du point de vue de deux conseillers en communication (spin doctors) engagés dans un combat fratricide. Les professionnels y verront aussi la confrontation de deux conceptions du métier (lire page 12) et le public reconnaîtra nombre de faits ayant émaillé l'histoire de la Ve République.
Autant d'ingrédients qui nourrissent ce feuilleton à rebondissement dans la pure tradition du «roman populaire», précise Dan Franck, qui a écrit le scénario «en [s]'inspirant des feuilletons littéraires du XIXe siècle, d'Eugène Sue, Théophile Gaultier ou Balzac, qui tenaient en haleine dans les journaux des millions de lecteurs».
France 2 et la production – Charline de Lépine, de Macondo (Avocats et Associés chez Son et Lumière, La Commune), et Emmanuel Daucé, de Tetra Media Studio (Un village français) - ont misé sur un casting prestigieux et «des personnages qui ne sont pas des archétypes moralisateurs, comme pouvait l'être L'Instit dans les années 1980-1990, souligne Emmanuel Daucé, mais des individus ambigus et ambivalents traversés par des tensions et des doutes. comme nous le sommes tous».
Nathalie Baye incarne le rôle de la candidate centriste convaincue de se lancer dans la campagne pour combattre le Premier ministre de droite (interprété par Philippe Magnan) et ses méthodes pernicieuses et amorales. Bruno Wolkowitch campe son conseiller en communication, de retour dans l'arène qu'il avait quittée par désillusion et dans laquelle il replonge par vengeance. Grégory Fitoussi interprète, lui, le spin doctor du Premier ministre, dont la trahison et le cynisme structurent la trame du scénario. Clémentine Poidatz incarne la plume, la rédactrice des discours de la candidate. Son personnage témoigne de l'aspect malsain, toxique et destructeur d'une campagne électorale déshumanisée où tous les coups sont permis. Valérie Karsenti est la journaliste de gauche, un peu caricaturale, qui porte l'indignation citoyenne.
«Avec Les Hommes de l'ombre, l'ambition de France 2 est de proposer un genre original nouveau du point de vue de l'exigence artistique et éditoriale, en racontant le monde tel qu'il est», explique Thierry Sorel. A cet égard, il y a un certain risque, en termes d'audience, pour cette série à la grammaire plutôt anglo-saxonne (le socle de la chaîne étant féminin et relativement âgée) et qui devra compter avec la concurrence. Le premier épisode, le 25 janvier, aura face à lui la série américaine Grey's Anatomy sur TF1 et l'émission de télé-réalité On ne choisit pas ses voisins sur M6.
Entre ombre et lumière
Consciente de l'enjeu, France 2 a déjà commencé l'autopromotion sur son antenne. Elle prévoit, au-delà d'une campagne d'affichage, des actions dans la blogosphère (interviews d'acteur, teaser envoyé à des blogueurs influents et déposé sur You Tube et Dailymotion) et du contenu exclusif pour Facebook et Twitter afin d'attirer un public plus jeune.
«Notre référence, c'était le thriller politique anglais State of the play [Jeux de pouvoir] diffusé sur la BBC en 2003, qui traitait de la corruption au sein du parti travailliste de Tony Blair», précisent Charline de Lépine et Emmanuel Daucé. L'idée de plancher sur les lieux de pouvoir remonte à l'été 2009 et revient au prédécesseur de Thierry Sorel à France 2, Vincent Meslet, aujourd'hui directeur éditorial d'Arte.
Charline de Lépine, informée du projet par Jean-François Boyer, président de Tetra Media Studio, vient de lire Histoires secrètes de la Ve République, de Jean Guisnel et Roger Faligot. «Les spin doctors me semblaient passionnants et proches, raconte la productrice. Comme nous, les producteurs, ils fabriquent dans l'ombre et portent dans la lumière d'autres qu'eux.» Aussitôt, le duo avec Emmanuel Daucé, de Tetra Media Studio, se met en place. C'est lui qui a l'idée de faire mourir le président dès le début de la série pour éviter au public de traquer les comparaisons et émanciper la narration de la réalité. Jean-François Boyer, ancien conseiller de Philippe Douste-Blazy, met son ami Régis Lefebvre dans la boucle.
Actuel directeur général de l'agence Blue et ancien vice-président chargé de la communication corporate de Young & Rubicam, ce dernier a passé dix ans dans la politique, un milieu qu'il a quitté en 2003 après avoir été directeur de cabinet de Philippe Douste-Blazy à la mairie de Toulouse et délégué général de l'UMP sous Alain Juppé. Régis Lefebvre apporte sa connaissance du milieu politique et publicitaire au scénariste Dan Franck, passionné de politique, qui rejoint l'équipe en novembre 2009.
Se met alors en place un team d'écriture improbable et pourtant fructueux réunissant un communicant de droite (Régis Lefebvre), qui livre tous ses secrets, et un auteur de gauche (Dan Franck). Les Hommes de l'ombre opposent en l'espèce deux candidats de droite car c'est le milieu que connait Régis Lefebvre. On a en tête l'affrontement Chirac/Balladur en 1995, mais la série évoque aussi l'accord Chirac-Mitterrand contre VGE en 1981. «Dans un autre timing, l'affaire DSK nous aurait aussi inspirés» indique Charline de Lépine. Mais la Porsche du conseiller qui vient chercher le candidat de gauche, je ne crois pas qu'on aurait osé!»
«S'approcher de la vérité des hommes»
Le scénario a demandé plus d'un an de travail et de documentation. Pour la séquence de la visite officielle, Dan Franck s'est renseigné auprès du responsable de la sécurité de François Mitterrand. Il a aussi sollicité ses amis Anne Hommel, d'Euro RSCG et attachée de presse de DSK, et l'énarque Stéphane Dottelonde, président de l'Union de la publicité extérieure et auteur, sous le pseudo d'Osmont, de politique-fiction.
La production a fait aussi appel à Pierre Mazeaud, ancien président du Conseil constitutionnel, et Jean-Eric Schoettel, du Conseil d'Etat, pour les éléments de droit. Henri Nijdam, propriétaire du Nouvel Economiste, a apporté son éclairage sur les rapports presse/pouvoir et sa compagne journaliste, Gaël Tchakaloff, son expérience de quelques mois auprès du Garde des Sceaux Rachida Dati. Le spin doctor Jean-Luc Mano a rencontré Nathalie Baye pour lui parler du travail d'éloquence des politiques. Régis Lefebvre a travaillé avec Grégory Fitoussi sur le style publicitaire. Le politologue Stéphane Rozès (cabinet CAP) a été sollicité, tout comme Hugues Cazenave (Opinion Way) pour la scène sur les enquêtes non publiées vendues aux candidats pour guider leur stratégie de campagne.
En novembre 2010, le réalisateur de publicité et de télévision Frédéric Tellier (Les Robins des pauvres) entre en scène. Lui aussi s'est beaucoup documenté, notamment auprès d'Anne Hommel. Il s'est immergé quelques jours dans une agence, tout comme ses acteurs, pour mesurer, raconte-t-il, «la pression de ce milieu, l'aplomb des publicitaires, leur façon de se déplacer, leurs codes vestimentaires». Le décor de l'agence Pygmalion lui a été inspiré par les agences Fred & Farid, Publicis et feu Devarrieux-Villaret. «Je ne suis pas très séries américaines, confie-t-il. Je me suis nourri aux documentaires politiques de Serge Moati, et j'ai revu Harvey Milk, Les Hommes du président et Nixon.»
A l'écran, on retrouve son exigence esthétique, notamment sur les décors – son regret est de ne pas avoir pu tourner au Sénat, qui semble avoir été chiffonné par la scène sur le financement de la campagne…–, les costumes, son sens du rythme et de la direction d'acteurs qui assurent la montée en puissance de la dramaturgie. «Renoir disait qu'un film consiste à s'approcher de la vérité des hommes, poursuit Frédéric Tellier. C'est particulièrement juste quand on traite du pouvoir. Je me suis senti une vraie responsabilité citoyenne de montrer la politique telle qu'elle est.»
Emmanuel Daucé acquiesse: «Une série télé a vocation à tendre un miroir à la société, pas à délivrer un message, juste des axes de réflexion.»«J'ai voulu faire un film sur l'humain, renchérit Dan Franck. Tous les personnages sont ambivalents, ce qui ne les excuse pas, mais les explique. Parfois, le politique l'emporte. Chez moi, c'est toujours l'homme.» Pas de message, mais une morale, et un clin d'œil à la fin du dernier épisode qui appelle une saison 2 !