«Pensez-vous que Dominique Strauss-Kahn est victime d'un complot?» Interrogés par l'institut CSA lundi 16 mai, au lendemain de l'arrestation de DSK pour agression sexuelle et tentative de viol sur une femme de chambre, les Français ont répondu par l'affirmative à 57%. Le résultat, publié le 18 mai par BFM TV, RMC et 20 Minutes, a fait l'objet d'une reprise Internet et médias impressionnante et quasiment aveugle.
Poser une telle question avec la réponse dans sa formulation et sans alternative, à ce moment de l'affaire, ne pouvait que favoriser un résultat positif. Jérôme Sainte-Marie, directeur général adjoint de CSA, convenait lui-même dans 20 Minutes que «c'est une réaction à chaud, le sentiment d'incrédulité des Français pourrait s'estomper au fil de l'enquête».
Si la thèse du complot n'est que le fruit d'une émotion collective, irrationnelle et surtout évolutive, pourquoi en faire un sondage qui lui donne du crédit?
Jérôme Sainte-Marie s'explique: «On avait observé que la thèse d'un complot s'amplifiait sur Internet. On voulait en vérifier la réalité psychologique. Nos clients médias ont validé sa publication sans préjuger de la réponse qui nous a surpris.»
Le buzz généré laisse évidemment entrevoir le «coup» médiatique pour CSA et ses clients médias et le bénéfice en terme d'audience et de notoriété. Quitte à franchir une ligne blanche méthodologique. CSA est le seul institut à avoir recueilli le jugement des Français sur l'affaire DSK alors que tous ses confrères, interrogés par Stratégies le 17 mai, s'y refusaient.
« Un sondeur travaille sur des faits» rappelle Jean-Marc Lech, président d'Ipsos. Son directeur général Brice Teinturier le confirme : « il est inutile de sonder à chaud un événement évolutif dont on ne sait rien, DSK et ses avocats n'ayant pas encore livré leur version. Poser des questions sur la perception d'une affaire est une dérive critiquable techniquement et déontologiquement ». Frédéric Dabi, de l'Ifop, renchérit « tant que l'opinion n'a pas d'éléments, il est inimaginable de la sonder sur l'affaire ». Même précaution chez Jean-Daniel Lévy, d'Harris Interactive, qui a dans son sondage du 17 mai sur les primaires socialistes pour le Parisien stipulait qu' « en aucune manière, il visait à connaître la réaction des Français à l'arrestation de DSK ni même d'entrevoir leurs perceptions de l'affaire», ajoutant que « les opinions sont sous le coup de l'émotion et de la stupeur ».
A l'instar de tous ses confrères, Jérôme Sainte-Marie de CSA rappelait à Stratégies que «la déontologie interdit de questionner les Français sur la culpabilité ou l'innocence de DSK». La loi aussi.... Les interpeller sur le complot n'est-ce pas une manière détournée de tester leur sentiment sur l'innocence du président du FMI (aujourd'hui démissionnaire) ?
Au-delà de la recherche d'audience, ce sondage répondrait-il à d'autres motivations ?
En gestion de crise lorsque la réputation d'un homme est en jeu, une des règles est de mobiliser des éléments de langage et des alliés (journalistes et politiques) qui feront le relais dans les médias.
La thèse du complot semble en avoir fait partie, entrant en résonance avec une opinion sidérée. Elle émerge sur Internet suite au tweet du jeune UMP donnant le scoop de l'arrestation de DSK samedi 14 mai. Des proches de DSK s'en faut très vite l'écho. Dimanche 15 mai vers 16h, la strauss-kahnienne, Michelle Sabban, se dit "convaincue d'un complot international... d'une nouvelle forme d'attentat politique... Tout le monde sait que sa fragilité, c'est la séduction, les femmes. Ils l'ont pris par cela". Une thèse étayée notamment par Claude Bartolone, le jour même de la sortie du sondage sur BFM TV, évoquant une confidence de DSK fin avril sur une alliance franco-russe visant à entrainer sa chute du FMI.
Ce sondage, donnant crédit à la thèse du piège, a permis de transformer un fantasme en statistique nationale qui tourne désormais en boucle sur Internet.
Cela conduit à s'interroger : y-a-t-il eu concertation entre les communicants de DSK et l'institut de sondage ? CSA appartient en effet au groupe Bolloré, actionnaire principal d'Havas et d'Euro RSCG, où sont employés trois communicants de DSK: Stéphane Fouks, Anne Hommel et Gilles Finchelstein (le quatrième, Ramzi Khiroun, aujourd'hui directeur des relations extérierures de Lagardère, est un ancien de la maison). Bernard Sananes, président de CSA depuis décembre 2010, ayant lui même dirigé Euro RSCG C&O pendant près de 15 ans. Jérôme Sainte-Marie est très clair. Il affirme «n'avoir eu aucun contact avec les communicants de DSK depuis le début de l'affaire et avoir réalisé ce sondage en totale indépendance pour le seul compte de [ses] clients sans aucun objectif de communication».
Stéphane Fouks le disait d'ailleurs dans Stratégies le 19 mai: «Dans cette affaire, on ne joue pas les médias contre les juges.» Il l'a répété au site lepoint.fr le 24 mai. Façon de marteler le retrait des communicants pour laisser place aux avocats.
Pour autant, comment imaginer les experts de l'influence, inactifs auprès de l'opinion française pour qu'elle ne lâche pas DSK ?
En toute hypothèse, à défaut de pouvoir communiquer sur l'innocence de leur client, ses conseillers ont dû bénir ce sondage qui inoculait, mieux qu'un coup de fil aux journalistes, le doute dans l'opinion et préservait sa réputation dans cette première séquence.
Bénédiction aussi, cette une de Paris Match parue le 18 mai, le même jour que le sondage, avec le visage crispé d'Anne Sinclair (mais datant de février 2011!) suscitant la compassion. Ou celle du JDD du 22 mai, «l'inconnue qui accuse » alimentant le mystère. On notera que Le Figaro fait sa une sur «La victime confirme le viol » le 19 mai et Libération sur «La femme traquée » le 25 mai. Dans le JDD (journal de Lagardère comme Paris Match), l'enquête sur la femme de chambre livre le témoignage d'une femme en niqab qui dit «il faut se méfier de ces africaines qui disent avoir été violée pour de l'argent ». On apprend aussi que sa fille est une élève brillante en high school et que même si sa communauté est « persuadée qu'elle n'a rien fait de mal... elle est salie. Elle ne trouvera plus de mari ».
Dans l'affaire Piroska Nagy révélée en octobre 2008 par le Wall Street Journal, DSK avait aussitôt reconnu sa liaison mais nié tout abus de pouvoir dont il avait disculpé en une semaine. En 2009, Ramzi Khiroun expliquait à Stratégies dans un dossier intitulé « soigner son e-réputation » comment il avait travailler :«l'objectif était de jouer sur les algorithmes des moteurs de recherche pour que l'article accusateur du Wall Street Journal redescende dans Google». Ajoutant, que «pour être audible et donc repris, il fallait attendre que la vingtaine de sites identifiés aient traité l'information. La blogosphère étant un banc de poissons». Le sondage sur le complot a effectivement éloigné sur Google l'image terrible d'un DSK menotté. A cet égard, il relève de la pêche miraculeuse.