Emmanuel Duparcq, trente-sept ans, n'a pas oublié ses deux collègues Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier en recevant son Prix Albert Londres, le 14 mai, à Tunis: «Le vrai reportage sans les forces armées ne se discute pas», a déclaré ce correspondant de l'Agence France-Presse à Kaboul (Afghanistan), puis à Islamabad (Pakistan). Une allusion à ses articles primés où il est allé avec son traducteur à la rencontre des Afghans, y compris talibans, pour en rapporter des morceaux de vie. Bien loin de la tendance du reportage en chambre (cf. Stratégies n°1635)…
Pour lui, le travail perd sa raison d'être quand il devient «embedded» à bord d'un convoi militaire. C'est pour en être aussi convaincu que les deux journalistes de France 3 ont été enlevés dans la vallée de la Kapisa.
Ses reportages, Emmanuel Duparcq les a réalisés avec un stylo et un bloc-notes, et en prenant des risques, même s'il cherche à les minimiser. À l'instar de son père pendant la guerre d'Algérie, il observe, entre 2006 et 2011, le retournement de la population locale. L'arme de la dépêche d'agence convient à la couverture des attentats mais, comme il dit, «il faut intéresser les gens avec des portraits et des histoires». Quitte à écrire la nuit ou le week-end.
Pour cela, seul le travail sur le terrain, irrigué par les précieux contacts des collègues afghans ou pakistanais, permet de saisir la vérité d'un peuple. Le journaliste traduit le quotidien de l'insécurité à Kaboul à travers un spectacle de clowns, la condition des femmes via des skieuses ou la colère d'un père qui va chercher son fils chez Al-Qaida comme à la sortie d'une boîte de nuit… Depuis l'enlèvement des deux reporters de France 3, un tel regard ne va pas de soi: «Les talibans sont des pros, ils peuvent être joints sur un téléphone satellitaire, et la prise d'otages a beaucoup crispé les rédactions françaises. Consigne a été donnée de ne pas sortir de Kaboul ou alors avec l'armée.» À l'AFP, chaque mission en Afghanistan doit recevoir l'aval de la direction régionale de Hong Kong.
Jean-Claude Guillebaud, membre du jury, salue aussi une écriture: «Cela faisait longtemps que je n'avais pas vu de dépêches écrites», sourit-il. Preuve que dans un espace exigu de 700 mots, «on peut manifester son talent, sa sensibilité et s'émanciper». Loin de toute standardisation.
Remis en même temps que le prix audiovisuel, qui couronne Une peine infinie, histoire d'un condamné à mort, de David André, sur France 2, le reportage écrit est ainsi à la croisée des chemins, comme on ne dit pas au Prix Albert Londres, sauf à vouloir être éjecté d'office de la liste des prétendants.
Quel investissement ?
Mais la question de l'investissement physique, personnel, et de son éventuelle mise en scène est au cœur des débats des reporters. Le journaliste doit-il s'impliquer de façon cachée dans des zones à risque? Emmanuel Duparcq a son autobronzant, sa barbe, sa longue chemise et son gilet de Pachtoune pour aborder les quartiers sensibles de Karachi, capitale économique et plus grande ville du Pakistan. Delphine Minoui, grand reporter au Figaro primée en 2006, porte le voile en Iran et peut ainsi recueillir la parole des habitants. À l'inverse, Manon Loizeau, qui sortira en juin sur Arte Chronique d'un Iran interdit, a réalisé toute son enquête à partir de témoignages collectés sur You Tube… Jusqu'où peut aller le travestissement? Dès lors que l'on change de dimension, comme Arthur Frayer, ce reporter qui s'est mis dans la peau d'un maton pour écrire un livre sur la prison, les opinions divergent: «Il faut saluer son courage et il apporte quelque chose, estime Philippe Rochot, prix 1986. Mais il y a une tendance à chercher la performance pour faire vendre. Et la frontière entre journalisme et espionnage peut devenir poreuse.»
Que dire alors de l'émission Les Infiltrés, sur France 2, où règne la fausse identité et la caméra cachée? Elle a été écartée d'emblée de la présélection. Hervé Brusini, de France Télévisions, ne dissimule pas ses réserves: «S'infiltrer et ne pas se dévoiler, ce n'est pas nouveau, relève-t-il. Là où il y a un problème, c'est quand vous banalisez cette question et que la société “s'auto-infiltre”. Ce n'est pas difficile avec Facebook et les smartphones...»
encadré
Albert Londres cherche un parrain
Avec un budget de quelques dizaines de milliers d'euros, l'association du Prix Albert Londres, présidée par Annick Cojean, ne bénéficie plus des droits sur l'œuvre, tombée dans le domaine public. Elle a obtenu des lauréats le renoncement à leurs droits pour l'édition d'un livre et d'un coffret DVD, mais cherche un sponsor ou une fondation en accord avec son image.