Elles s’appellent Le Train, Kevin Speed ou Midnight Trains. Ces nouvelles compagnies, non adossées à de grands groupes, comptent profiter de l’ouverture à la concurrence dans le ferroviaire pour lancer leurs propres trains. Quels sont leurs enjeux ? Les défis qui les attendent ? Leurs chances de réussite ?
À eux de nous faire préférer leurs trains ? Dans le sillage de l’ouverture à la concurrence fin 2019, une poignée de nouveaux acteurs du ferroviaire entendent, aux côtés de la SNCF, l’opérateur historique, ainsi que de Trenitalia et de la Renfe, nouvelles venues européennes sur le réseau tricolore, faire rouler leurs propres trains et transporter à leur tour des voyageurs. Ils s’appellent Kevin Speed, Le Train, Midnight Trains, Railcoop et Proxima. Voilà du moins les projets connus à ce jour, ayant réussi l’exploit, même sans l’ombre d’un train sur les rails, à faire parler d’eux dans les médias. Cette ambition de challengers face aux mastodontes est-elle crédible ? On peut d’autant plus se poser la question que la particularité du secteur ferroviaire est la hauteur de son ticket d’entrée, autour « d’un demi-milliard d’euros », a calculé Patricia Perennes, économiste spécialiste du secteur. « Astronomique »…
Sur le papier, il existe de la place pour de nouveaux acteurs. D’après plusieurs professionnels interrogés, le réseau est sous-exploité en France et il n’y a pas assez de trains qui roulent. Il est loin d’être saturé sauf peut-être autour des grandes métropoles. La SNCF n’adresse pas tous les parcours ou les cibles et chaque nouvel entrant a de quoi se différencier. Midnight Trains, se posant en alternative à l’avion, veut mettre en place des trains de nuit vers des destinations européennes au départ de Paris. Le Train se concentre sur les métropoles régionales dans le Grand Ouest (trajets à grande vitesse Bordeaux-Nantes, Bordeaux-Rennes…). Kevin Speed fait le pari de « la grande vitesse pour tous tous les jours » et de la desserte des gares peu usitées le long des lignes à grande vitesse. La particularité de Railcoop – actuellement en redressement judiciaire – est son modèle coopératif, entre citoyens, cheminots, entreprises et collectivités. Portée par l’ex-DG de Voyages SNCF, Rachel Picard, Proxima (nom provisoire) entendra également se différencier. À leurs côtés, d’autres acteurs traditionnels se positionnent aussi. C’est le cas de Transdev, qui exploitera le TER Marseille-Nice à partir de 2025. Le nom d’Hyperloop est quelquefois évoqué : un projet jugé peu fiable par nos experts.
Voilà pour le tableau, côté pile. Côté face, les défis ne manquent pas. À commencer par le plus important, le défi capitalistique. Certains trains peuvent être subventionnés (en région), d’autres pas, dans le cadre de ce que l’on appelle les services librement organisés (SLO), ce qui oblige à imaginer un modèle économique adéquat. « Compter 7 à 8 millions d’euros pour un train diesel de 200 à 300 personnes, 25 à 30 millions pour une rame TGV », détaille Patricia Perennes. Rien de comparable avec les fonds levés dans le secteur, qui se chiffrent en « poignées » de millions seulement. « Nous bouclons actuellement notre financement, avec des investisseurs, des fonds, des banques, parfois des industriels », assure Catherine Pihan-Le Bars, directrice générale adjointe aux opérations du Train. « Pour réussir à financer de tels montants, il faut avoir fait tout le travail : réserver l’accès à l’infrastructure, architecturer les systèmes d’information, établir la politique commerciale » poursuit-elle. De son côté, Midnight Trains, créé par deux anciens de KissKissBankBank, Adrien Aumont et Romain Payet, compte Xavier Niel parmi ses soutiens.
Autre enjeu, l’achat des trains, ou « matériel roulant ». Il n’y en a pas beaucoup à vendre, neufs ou d’occasion. « Pour rentrer sur ce marché, il faut : acquérir du matériel roulant homologué, construire des ateliers de maintenance, recruter du personnel malgré la pénurie de conducteurs », liste Lucile Ramackers, experte en mobilité durable chez Capgemini Invent. Le Train a signé début 2023 un accord avec le constructeur espagnol Talgo pour la fabrication de dix trains, qui démarrera en 2024. Kevin Speed mise sur une autre formule : « Pour financer nos trains, il nous faut un accord-cadre de longue durée, en discussion avec SNCF Réseaux [qui possède les rails] », appuie Laurent Fourtune, son fondateur. L’idée serait d’acquérir la certitude que les trains puissent rouler pendant toute leur durée de vie. « Nous discutons avec des fonds d’infrastructure, des banques. Nous avons des lettres d’intention claires sur le fait que ce contrat cadre débloquera des fonds », affirme l’entrepreneur. Enfin, les prétendants ont à se pencher sur des sujets d’infrastructure. Il leur faut dès à présent demander à SNCF Réseaux le droit d’utiliser les rails – soit, dans le jargon, « commander des sillons » – et ils devront s’acquitter lors de leurs passages d’un péage, comme les voitures sur les routes. Ce qui augmente encore la facture.
Communication B to B
Voilà pourquoi les compagnies se dotent dans leurs conseils d’administration d’excellents connaisseurs du secteur, du moins lorsque leurs fondateurs n’en viennent pas eux-mêmes, comme Rachel Picard chez Proxima ou Alain Gétraud chez Le Train, tous deux passés par le groupe SNCF. « L’un des défis est de bien comprendre l’environnement au sens large », expose Céline Boivin, responsable du segment ferroviaire au sein du groupe de conseil Egis. Par exemple, Midnight Trains s’appuie sur Franck Gervais (SNCF, Thalys, Accor…). Mais, même avec leur concours, ce n’est pas demain que l’on verra rouler des trains sous des couleurs inédites. Le temps ferroviaire est un temps (très) long. Compter « trois ans a minima après l’attribution du marché », illustre Lucile Ramackers. Le Train, particulièrement avancé, parle de 2025-26, tout comme Midnight Trains (2025). Kevin Speed compte trois ans après l'accord cadre souhaité.
Si, à ce stade, tout reste théorique aux yeux de l’usager, il est intéressant de noter que les compagnies déploient déjà des stratégies de communication en B to B. L’idée ? Prouver leur solidité et leur crédibilité, y compris pour être jugées aptes à participer aux appels d’offres. « Il faut être identifié et avoir montré sa robustesse et son sérieux », résume Céline Boivin. De ce point de vue, c’est maintenant que tout se joue. Selon les compagnies, des discussions sont en cours avec les régions, l’État. Cela peut aussi passer par des RP ou encore par une participation à des événements professionnels, comme les Rencontres nationales du transport public, à Clermont-Ferrand en octobre. La publicité sera probablement pour (beaucoup) plus tard. Sauf pour Le Train qui, il y a quelques semaines, s’affichait dans le métro parisien.