Dominique Bourg est philosophe, professeur honoraire de l’université de Lausanne, c’est l’un des penseurs majeurs des transformations nécessaires de nos sociétés, pour une prise en compte de l’urgence climatique. Il vient de publier Chaque Geste compte, avec Johann Chapoutot (Gallimard).
Nous sommes au tout début d’une année que tous les indicateurs nous promettent comme difficile : si vous attendiez de bonnes résolutions de la part des grandes puissances en 2023, au regard de l’urgence climatique, quelles seraient-elles ?
DOMINIQUE BOURG. La première chose serait qu’ils disent la réalité de la situation environnementale, à la fois sur le plan de l’urgence climatique et concernant l’effondrement de la biodiversité. Aujourd’hui, absolument aucun chef d’État ne le fait. Ils prononcent des discours pleurnichards à l’ouverture des COP mais ça s’arrête là. Jamais d’avertissement solennel aux populations. Un exemple, avec ce sujet qui me tient à cœur, parmi les événements extrêmes, celui de la chaleur humide. Puisque nous régulons la température de notre corps par l’évaporation de notre transpiration – un phénomène physique –, quand l’air est lui-même trop chargé en humidité - à partir de 70-80% de taux d’humidité jusqu’à saturation-, la marge qu’il nous reste pour cette régulation se réduit. Notre sueur perle et ne s’évapore plus, nous ne pouvons plus faire baisser la température de notre corps. En cas d’activités à l’extérieur, à compter d’un Heat Index de 41° (conjonction variable entre taux d’humidité et degrés Celsius), la mort peut survenir de façon rapide et brutale, en raison de mécanismes physiologiques multiples. C’est probablement ce qui est arrivé aux 6 000 ouvriers morts sur les chantiers du mondial de foot au Qatar. Or, avec le scénario 2.6 du Giec, c’est à dire 2,6 watts de plus au m2, donc un réchauffement climatique à moins de 2° supplémentaires, hypothèse fort optimiste, on risque de connaître entre 60 et 200 jours de « chaleur humide » par an, dans une grande partie de l’Asie, du continent Africain, de l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud, mais aussi dans les pays du golfe Persique. Soixante jours c’est déjà très compliqué à vivre, car ce sont soixante jours pendant lesquels on ne peut quasiment pas sortir de chez soi, ou alors très peu de temps. Mais 200 jours ? C’est invivable ! Le territoire concerné devient impropre à l’activité humaine, et donc à l’habitat humain durable. D’ailleurs, même avec la seule chaleur sèche, à compter d’une moyenne annuelle de 29° C, un territoire se vide d’occupation humaine. C’est le risque mis en évidence par le Giec, d’ici 2041 à 2060.
Et cela, dès une température sèche de 28 à 30° seulement ?
Eh bien cela dépend du taux d’humidité et de sa combinaison avec cette température sèche de l’air. Par exemple, l’été, à Dubaï, il arrive qu’on ait 100% de taux d’humidité. On est obligé de faire fonctionner des essuie-glaces alors que le ciel est parfaitement bleu. Pour le corps humain, c’est difficilement supportable, même si la température de l’air n’est que de 28°. L’impact est également très fort sur les plantes et pour les animaux. Pas d’évapotranspiration, égal pas de photosynthèse… Les animaux eux, ont un mode de régulation différent du nôtre, mais ils sont tous sensibles à la chaleur. On peut voir des oiseaux mourir en plein vol et tomber. Tous les êtres vivants ont une marge d’acceptation de la chaleur, le phénomène de chaleur humide baisse le seuil de cette marge. Pour revenir à votre première question : il suffit de s’intéresser à ce sujet pour être catastrophé. Qui le fait ? Qui en parle ? Qui en tient compte ? Est-ce qu’un chef d’État s’adresse à sa population pour lui annoncer cette perspective ?
Je parlais de l’échéance de 2041, en réalité la température moyenne à la surface du globe de cette année-là, on en a déjà grosso modo décidé, vu l’inertie du système climatique. C’est pour cela que le scénario dit 2.6 du Giec me paraît très optimiste. La catastrophe est sous nos yeux. La situation n’est pas seulement préoccupante, elle est catastrophique.
Pour prendre un autre aspect des phénomènes extrêmes, voyons ce qu’il s’est passé au Pakistan l’été dernier… Là-bas, le fleuve Indus traverse du Nord au Sud le pays. Il part de l’Himalaya et collecte toutes les eaux des glaciers de l’Indu Kush. Or cet été, ces glaciers ont perdu en moyenne 6% de leur masse. À cela s’est ajoutée une mousson dont les précipitations étaient, en certains endroits, trois fois, voire cinq fois plus importantes que d’habitude. Résultat : des torrents qui détruisent en quelques secondes un immeuble, un tiers du territoire national dévasté, et des millions de personnes jetées sur les chemins, alors que le pays avait déjà été touché par des vagues… de chaleur cette fois, au printemps. Voilà, c’est ça la Terre d’aujourd’hui, ou ce que nous en avons fait. Connaître ces informations et continuer d’agir comme nos dirigeants agissent, c’est une catastrophe. On a affaire à des élites dirigeantes, économiquement et politiquement, totalement irresponsables. Les gens informés, qui prennent leur responsabilité, on les trouve au Secrétariat général de l’ONU, à l’Agence internationale de l’énergie, au Giec ou encore à la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, au Conseil constitutionnel en France, à la Cour suprême hollandaise… Là, on a des discours et parfois des sanctions à la hauteur des enjeux. Mais ces instances ne dirigent pas l’action des États. Parmi les instances dirigeantes économiquement et politiquement, c’est une véritable catastrophe. Je pèse mes mots. Et évidemment une partie de la population est au diapason. Je pense aux climatosceptiques, aux fachos, aux complotistes, qui refusent de voir la réalité en face. De plus, être facho, obsédé par les questions d’immigration, et refuser de s’intéresser à l’écologie, c’est le gag absolu. Comme dit l’excellent auteur bangladais Amitav Ghosh, qui vit aujourd’hui aux États-Unis, « nous sommes possédés ».
Le Secrétaire général de l’ONU a de nouveau alerté, au forum de Davos sur l'urgence à agir et la radicalité des mesures à mettre en œuvre, il le fait de façon indignée mais évidemment, compte tenu de ses fonctions, de façon très « polie »... Or ni ses admonestations, ni celles du pape, ni le ton beaucoup plus vif de Greta Thunberg ou les actions de militants comme ceux d'Extinction Rebellion ne semblent porter leurs fruits... Notre trajectoire demeure identique. Au fond, on a l'impression que rien ne marche. C’est du suicide collectif ?
Évidemment que c’est une forme de suicide collectif… Le vrai problème c’est celui des inégalités – donc des transformations de leur mode de vie à mener, pour les plus privilégiés. Changer les remet directement en cause. Qu’est-ce qui détruit l’habitabilité de la Terre ? Ce n’est pas la méditation ! Ce sont les flux de matière et d’énergie. Et que sont les flux de matière et d’énergie ? C’est la richesse ! C’est l’accumulation de biens matériels. Il suffit pour bien le comprendre de considérer les chiffres. L’évaluation du groupe des économistes du Giec estime que les 10% les plus riches sur Terre sont directement responsables de 37 à 45% des émissions de gaz à effet de serre annuelles et mondiales, tandis que les 50% les plus pauvres n’en émettent que 13 et 15%. Ce sont bien les premiers qui devront le plus changer leur mode de vie.
C’est à eux de choisir la sobriété, quand, pour tous les autres elle est déjà subie ?
Depuis des décennies on a laissé filer les inégalités. Les 10% des plus riches, ce sont 800 millions de Terriens. La plupart des Français, y compris des Gilets jaunes, en font partie. C’est donc à nous qu’il incombe, individuellement et collectivement, de produire le plus d’efforts de réduction de notre empreinte écologique, le plus d’efforts de réduction de nos consommations de matières et d’énergie. Que proposent les dirigeants politiques, y compris ceux qui sont dans l’opposition ? Le libéralisme pour les uns, la relance keynésienne pour les autres. Personne ne parle - sérieusement - de sobriété. Et quand on voit tous ces gens qui se récrient sur le thème « pourquoi s’en prendre aux milliardaires ? », il y a de quoi rire ! C’est une réaction stupide !
Une société écologique, c’est une société dans laquelle les inégalités seraient très sensiblement resserrées. Tous les décideurs et tous ceux qui les appuient seraient touchés. Oui, cela aurait un impact direct sur leur mode de vie. Soyons réalistes et honnêtes : il nous faudra diminuer et changer notre substrat matériel. Réduire les inégalités de revenus, réduire les inégalités sociales, c’est une des conditions sine qua non de la transition écologique. Ce n’est rien moins qu’une question d’accès et de destruction - ou de sauvegarde - de nos ressources naturelles. Or le néo-libéralisme a instauré une tolérance aux injustices complètement folle. Remontons à la pensée de Hegel, au 19e siècle… pas vraiment celle d’un gauchiste et pourtant que nous dit Hegel ? Pour lui, le socle d’une société, sa solidité, dépendent de la répartition des richesses. Il estime qu’une société dans laquelle les pauvres sont de plus en plus nombreux et de plus en plus pauvres, face à des riches de moins en moins nombreux et de plus en plus riches, est une société qui court à sa ruine. Une démocratie a pour finalité une répartition équitable de la richesse, et non des écarts croissants. La première fonction d’une démocratie, c’est d’éviter que les inégalités n’explosent. Aujourd’hui, l’explosion des inégalités menace nos démocraties. Elle engendre en premier lieu le populisme.
Que reste-t-il aux populations comme marge de manœuvre ? Elles se sentent de moins en moins représentées, elles sont de plus en plus abstentionnistes… Que leur reste-t-il pour influer sur l’action politique ? Manifester ?
Ce qui me rassure, c’est qu’il y a des mouvements de fond dans les sociétés qui impulsent le changement. Au Brésil, même de justesse, Bolsonaro n’a pas été réélu. Aux États-Unis, les Républicains sont en fâcheuse posture. Dans le monde, des activistes du climat s’organisent pour faire pression sur les gouvernements et peser sur les élections. Je crois que sur le fond, les choses sont vraiment en train de changer. Même à bas bruit. Nous sommes portés par des grands courants de pensées nouveaux et féministes. À rebours de tous les tenants du conservatisme, de ceux qui refusent la transformation écologique de notre monde et qui, dans la plupart des cas, sont des virilistes. Regardez ce qu’il se passe en Iran, en Europe ou pour les peuples autochtones du Brésil ! Aujourd’hui, une partie d’entre eux sont représentés par des caciques femmes. Claude Lévi-Strauss en avalerait son anthropologie structurale ! Ces mouvements, avec souvent des femmes à leur tête, promeuvent la reconnaissance des droits de la Nature, celle des droits des animaux, un plus grand respect des plantes….
On voit se développer la notion de communs et l’innovation démocratique. Ce mouvement là, il est vraiment en marche. J’ai la sensation que tout cela sape enfin les trois formes de domination qui se sont soudées et universalisées durant les premiers millénaires de la révolution néolithique. Je rappelle rapidement les choses. Avec le néolithique et l’agriculture se construit une domination de la nature : quoi de plus contraire à la nature, à la diversité intrinsèque aux écosystèmes qu’un espace cultivé avec une seule plante ! Avec ce même néolithique, se répand au bout du compte la forme la plus dure d’inégalités, l’esclavage. C’est aussi dans la foulée du néolithique que s’impose probablement le patriarcat ; la Bible ne garde plus de trace de l’alter ego féminin de Yahvé. Nous développons a contrario aujourd’hui l’agroécologie et l’agroforesterie, fondées sur la diversité des écosystème ; la lutte contre les inégalités est aux avant-postes et l’éco-féminisme se développe, l’idée de genre s’est imposée.
Certes, cela reste encore marginal. La situation demeure désespérante du côté des classes dirigeantes : elles refusent de voir la réalité, s’agrippent à leurs privilèges. Mais le mouvement de contestation évoqué commence à faire bouger les choses dans le bon sens. Cela n’est pas sans effrayer une partie de la population, laquelle s’arc-boute et fait grossir l’extrême-droite partout dans le monde. C’est donc à la fois une situation de statu quo et de crispation terrible, doublée par une évolution de fond qui s’accélère. J’y vois des raisons d’espérer.
L’écologie sauvera-t-elle les démocraties ?
La question c’est « quelles démocraties » ? Nous vivons dans un temps de démocraties défaillantes. Il suffit de sortir dans la rue et de voir le nombre de personnes qui font la manche pour s’en rendre compte. Laisser exploser les inégalités, ce n’est pas démocratique. C’est une faillite. Par ailleurs, la fragmentation et le dévoiement de l’information sont une grande et permanente menace. Il n’y a pas de démocratie sans une information de qualité, ni sans éducation or, nous n’avons ni l’une ni l’autre aujourd’hui. Le fondement de la démocratie c’est le fait d’élever le niveau d’information et d’instruction des populations pour la défense de l’intérêt général, pour le dépassement de soi. Une démocratie c’est aussi une organisation morale, normative. Nos démocraties ne sont pas ruinées, mais elles sont malades et ne fonctionnent pas comme elles le devraient. C’est ce qui permet à des élites irresponsables d’accéder au pouvoir et de s’y maintenir.