Depuis deux ans, les crises se succèdent, amenant les marques à se recentrer sur les attentes de leurs clients. Cette prise de conscience remet la notion d’utilité au centre du discours. Mais jusqu’à quel point la décliner ?
« Utile. » Comment « le mot le moins glamour du dictionnaire et des recommandations marketing » il y a encore quelques années, pour reprendre l’expression de Franck Saëlens, vice-président stratégie de marque de l’agence VMLY&R (groupe WPP), est-il devenu le dernier concept à la mode ? La réponse réside dans la situation de crises à répétition que nous vivons depuis plus de deux ans. À peine sorti de la séquence sanitaire démarrée en mars 2020, le monde a replongé deux ans après, avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, dans une crise d’inflation liée à la hausse des prix de l’énergie. Le tout se déroule sur fond de crise climatique, encore exacerbée cet été par les épisodes de sécheresse et d’incendies.
Face à cette situation, les inquiétudes des consommateurs, notamment concernant leur pouvoir d’achat, sont vives. Pour y répondre, les marques n’ont d’autre choix que de revenir à leurs fondamentaux. Nouvelle directrice générale des marques grand public de L’Oréal France, Laurie Deyirmendjian le reconnaît. « La première attente de nos clients, c’est : est-ce que ce produit va être utile pour moi ? Nous, nos consommateurs sont soucieux de leur santé et de leur bien-être, nous devons donc installer des gestes qui répondent à cette attente, en sachant que la beauté établit un lien très émotionnel car être beau, c’est se sentir bien soi-même. Ensuite, il y a l’utilité pour la planète. Les consommateurs en sont de plus en plus soucieux, et là, la question, c’est comment on arrive à s’inscrire dans cette attente avec des écopacks, des soins sans rinçage, des shampoings solides, le développement de produits avec un impact limité… Le dernier point, c’est l’utilité pour les autres, à laquelle nous répondons en soutenant de grandes causes, comme la lutte contre l’homophobie ou la prise en compte de l’anxiété et de la dépression chez les jeunes », détaille-t-elle.
L'utilité, un concept marketing
Cette feuille de route éclaire les dimensions qu’une marque doit aujourd’hui prendre en compte pour se rendre utile. Pour Franck Saëlens, la notion d’utilité, naguère cantonnée à son aspect « fonctionnel », s’est enrichie récemment de connotations plus « servicielles », notamment sous l’influence de la révolution digitale, et « émotionnelles » car « être utile, c’est aussi être attentif ». « Le mot d’utilité est devenu un concept marketing beaucoup plus chargé de sens qu’il ne l’était auparavant », analyse-t-il. S’appuyant sur l’étude Brand Asset Valuator (BAV) que son groupe mène dans le monde auprès des consommateurs (en France, 13 000 personnes sont interrogées) pour mieux comprendre, année après année, « comment les marques sont connectées à nos vies », Franck Saëlens juge qu’on est passé en quelques années « du glamour à l’intelligence », de Carte Noire à C’est qui le patron ? ! au palmarès des marques les plus en phase avec les attentes des consommateurs.
Ce phénomène d’empathie pour les marques jugées utiles évolue selon les périodes. En 2020, le baromètre BAV a ainsi identifié en France « les 25 marques françaises qui ont su le mieux se rendre utiles à nos vies ». Sortaient du lot Decathlon, et la folle histoire de son masque de plongée, Easybreath, adopté dans les hôpitaux pour soigner les malades du covid, ou encore Doctolib, devenu incontournable pour les téléconsultations. En 2022, la situation est chamboulée. La prise de conscience post-confinement de l’urgence climatique résiste-t-elle à la dégradation du pouvoir d’achat ? En partie seulement, note Franck Saëlens, qui voit le consommateur désormais tiraillé « entre bonne conscience et bonnes affaires ». Dans ce contexte, les marques qui parviennent à répondre à cette schizophrénie progressent, telles Vinted, Leboncoin ou Blablacar.
Le groupe Becoming, implanté en France et en Belgique, s’est livré à la même opération : comparer la perception des consommateurs entre 2020 et 2022, en interrogeant un millier de Français. « On relève dans notre dernier terrain, réalisé en septembre, un peu moins d’enthousiasme, comme si l’attachement des Français aux marques créé par le covid, notamment via l’apparition de produits indispensables, comme le gel hydroalcoolique, était moins fort aujourd’hui », note Cécile Badouard, directrice de l’innovation de Becoming. Plus frappant selon elle, la permanence des acteurs de la grande distribution alimentaire dans ce palmarès des marques utiles. Elle tranche avec l’absence totale, dans ce domaine alimentaire, des marques elles-mêmes. Danone, seul présent en 2020, sort ainsi en 2022 du Top 10 des marques que l’on juge améliorer la planète. Pour Cécile Badouard, si la valeur d’utilité devient si « dominante », c’est aussi sous l’influence de la digitalisation. « Elle a tout d’un coup donné à voir en quoi une marque pouvait rendre service », estime-t-elle. Nulle surprise à voir alors Amazon, en 2020 comme en 2022, truster le haut du podium des marques considérées comme améliorant la vie quotidienne des Français, selon cette même étude.
Se rendre utile au consommateur, à la planète, à la société… Pour les marques, il existe évidemment de multiples façons de se rendre utiles. Dans le domaine alimentaire, où son agence Nutrikéo intervient en tant que conseil, Grégory Dubourg estime par exemple que les marques peuvent y parvenir « en donnant par la pédagogie des clés de compréhension sur des domaines comme la nutrition ou les filières alimentaires où le consommateur est très en attente ». Plus largement, Assaël Adary, président du cabinet Occurrence (groupe Ifop), alerte sur les « angles morts » de l’utilité. « Il faut accepter que le mot utile ait une dimension polysémique. La notion d’utilité est plus large qu’on ne l’imagine. Si l’on reprend l’étymologie du mot, qui est de créer un avantage pour une personne, cela va bien au-delà de la praticité ou de l’usage. Après tout, le plaisir immédiat, c’est aussi une utilité, et c’est tout le problème par rapport au sujet de la consommation responsable : est-ce que cette utilité plaisir est compatible avec la transition écologique ? », analyse-t-il.
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Cofondateur et directeur de création de l’agence Steve, Guillaume Lartigue pousse le bouchon plus loin. Selon lui, il y a aujourd’hui chez le consommateur « énormément de charge mentale ». Là où une marque peut se rendre utile, c’est en essayant de lui en enlever un peu. « Elle peut le faire à travers ses produits mais ce n’est pas tout. Une marque utile, c’est aussi une marque qui fait du bien aux gens dans sa communication », avance-t-il, jugeant que les marques ont une « responsabilité » dans ce domaine. Les dernières productions de son agence, comme le film de Jaco van Dormael pour le site de rencontres DisonsDemain ou les affiches aux personnages en cuir et latex pour le syndic Bellman, participent de cette volonté de trouver « une idée publicitaire qui aide les gens à se changer les idées », réduisant leur charge mentale et rendant les marques populaires.
Marques « sympas » pour les uns, marques « inspirantes » pour les autres, comme le défend Lionel Gomez, directeur général chargé du planning stratégique de Wunderman Thompson. Il s’appuie sur une étude interne baptisée Inspire pour plaider en faveur d’une approche déconnectée de la dimension purement utilitaire. « Notre étude a démontré que l’inspiration est un prédicteur de croissance très fort, beaucoup plus que la notoriété par exemple », relève-t-il. L’inspiration, c’est la capacité d’une marque à donner envie au consommateur tout à la fois de s’élever, d’agir et de vouloir ressembler à cette marque. « Les produits ou les services doivent bien sûr être utiles, mais la marque a été inventée par aller au-delà de ça, pour apporter quelque chose de plus à la dimension utile, et c’est là toute son utilité », dit-il encore, ajoutant : « On peut comprendre qu’à un moment donné, dans un contexte donné, cela puisse être une posture, voire un positionnement de communication comme la Caisse d’Épargne qui signe “Vous être utile”. Mais de là à ce que toutes les marques aillent chercher cette étoile polaire, ce n’est pas notre credo. »
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La dernière campagne de Sodastream, la marque de machines à eau gazeuse, est significative. Cette entreprise est aujourd’hui leader sur un marché qu’elle a d’ailleurs elle-même créé. Après avoir longtemps communiqué sur des valeurs très fonctionnelles, elle doit développer un volet plus émotionnel. « Les consommateurs que nous avons identifiés comme relais de croissance possible sont moins sensibles aux arguments fonctionnels. Ils ont besoin d’expériences fortes pour rentrer dans la marque », témoigne Thomas Sandoz, nouveau directeur marketing et communication de Sodastream France. C’est pourquoi une nouvelle plateforme de marque a été mise en place, « Push for better ». Elle cherche à décrire un univers plus émotionnel, centré sur les occasions de consommation. Pour gagner ces adeptes additionnels, inutile de leur parler des millions de bouteilles en plastique que la marque veut éviter dans les années futures. Mieux vaut mettre en avant la qualité de l’expérience et les faire rêver sur leur prochain Mojito fait maison…