La crise… Et maintenant ? Les changements observés depuis le début de la crise sanitaire seront-ils durables ? À quoi va ressembler la consommation à l’avenir ? Ce sont autant de questions sur lesquelles planchent aujourd'hui les spécialistes des études, qui ont connu, eux aussi, une année éprouvante ou du moins mitigée. « L’activité réalisée en 2020 s’établit à -8,5 % pour les études », indique Luc Laurentin, président de la commission métier Études de Syntec Conseil, organisation professionnelle réunissant l’ensemble des métiers du conseil. Elle a même chuté à -40 % ou -50 % de mars à mai pour tous les métiers du conseil. Le marché s’est ensuite ressaisi rapidement car il y a eu un besoin de comprendre beaucoup de choses. »
Selon leurs domaines d’expertises, tous les instituts ne sont pas logés à la même enseigne. « Le secteur qui a le plus progressé est le secteur public du fait d’un besoin de guider les politiques publiques et le secteur de la santé, illustre Henri Wallard, président d’Ipsos en France, qui serait en termes de croissance dans la tendance de l’institut au global, à savoir -6,5 % en croissance organique, avec une marge brute a priori maintenue. La grande consommation a chuté de 10 % mais a connu une croissance au quatrième trimestre. »
D’autres facteurs pèsent également sur la résistance ou non des instituts. Les sociétés de panels s’en seraient globalement mieux sorties car la transmission des informations n’a pas été interrompue et leur modèle économique, basé sur l’abonnement, les protègent des creux d’activité. « L’impact a été marginal sur les études d’opinion, pour ne pas dire absent. Cet événement n’a pas arrêté nos activités récurrentes comme les baromètres électoraux », témoigne Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l’Ifop. L’institut a également livré des publications sur les médecins, les pharmaciens.
L’année est apparue plus compliquée en revanche pour les sociétés réalisant des études ponctuelles, ayant pu passer à la trappe. « C’était vraiment une année atypique, avance Marc Benolol, directeur général de GfK France, qui se dit dans la tendance du marché (-8,5 %). Au deuxième trimestre, on a observé un réflexe de survie, ayant consisté à réduire les dépenses, couper les budgets indirects ; depuis, certains secteurs affectés ont gardé une approche de prudence. Par la suite, nous avons été sollicités sur les tendances de marché ainsi que sur les comportements des consommateurs. »
« Les acheteurs, maîtres du jeu »
De fait, les demandes des clients ont changé. Ils ont eu besoin d’éclairages de court terme puis de long terme, de décryptages immédiats de l’impact de la crise sur les différents marchés puis de clés de compréhension du futur. « À une demande d’informations plus allégées mais très réactives au premier confinement a succédé en fin d’année le retour des études plus structurantes », relate Gaïdic d’Albronn, directrice générale de Kantar Worldpanel. Autre volet : la hausse des demandes concernant les études internes (lire article suivant) et autour d’enjeux de réputation. « Des nouvelles problématiques se sont créées : par exemple, est-ce que les gens vont reprendre les transports ? », ajoute Patrick Van Bloeme, coprésident de Toluna-Harris Interactive France, qui a connu une activité stable entre 2019 et 2020.
Pour ce qui est du calendrier de livraison des études, certains n’ont pas vu de changement - les études d’opinion s’effectuaient déjà sur des temps courts -, d’autres, des accélérations. « Nos clients industriels et distributeurs ont été très demandeurs pour être informés, parfois chaque jour, sur les ruptures d’approvisionnement », observe Xavier Ségalié, directeur pour la France de NielsenIQ, entité de Nielsen Holdings spécialisée dans l'analyse de la consommation et dans la distribution. Certains acteurs sont allés jusqu'à lancer des études en temps réel grâce à des outils digitaux.
Les demandes se sont donc intensifiées, sans pour autant que les budgets ne soient rallongés. C’est même le contraire. « Les acheteurs sont redevenus les maîtres du jeu sur les grands sujets, ils s’intéressent à des projets de plus petit grain, ils ont descendu leur niveau de radar. Cela nous vaut des négociations âpres », constate Assaël Adary, président d’Occurrence, qui a enregistré une croissance de +6 % au 30 juin 2020.
Le social listening accru
« Certaines études servent à valider un changement de gamme ou une action marketing qui va générer un changement dans la politique industrielle. Certaines entreprises se sont demandé si cela valait le coup d’écouter leurs clients dans ce contexte, rapporte Emmanuel Delsuc, PDG de Strategir, qui a connu une baisse de chiffre d'affaires de 25 % en 2020. Il apparaît essentiel d’écouter les changements structurels dans les façons de consommer. »
Malgré les doutes exprimés et les risques potentiels de biais, les instituts ont dû, pour les réduire, adapter leurs méthodes, à commencer par la façon de recueillir les informations pour leurs enquêtes. « Les réunions de groupe, les entretiens individuels et le face-à-face ont sous-performé au début. En revanche, les études quanti online, le quali via internet, les études via smartphone, le social listening ont très bien fonctionné », développe Luc Laurentin, du Syntec Conseil. Le digital, comme ailleurs, a offert une alternative. Ce n'est pas une nouveauté pour ce secteur déjà familier des panels en ligne, mais le mouvement s'est accéléré. Ce canal présente certains avantages, comme de rassembler des personnes issues de toute la France, mais aussi des inconvénients, notamment au niveau de l’interactivité.
Ipsos, de son côté, a fait le pari du téléphone. « C'est une particularité de la France pour nous », souligne Henri Wallard. Les enquêteurs ont été équipés pour travailler à domicile. Si les gens, confinés chez eux, pouvaient se montrer plus disponibles pour répondre aux appels, la situation n’a pas favorisé les enquêtes B to B, avec des lignes fixes professionnelles sonnant souvent dans le vide… Enfin, le présentiel, redevenu possible après le confinement, a été adapté (nombre de répondants réduit, prise de rendez-vous), des mesures sanitaires qui ont pesé sur le coût de recrutement des consommateurs.
Une approche par scénarios
Autre changement, dans les questionnaires. « Nous recontextualisions en demandant aux répondants de réfléchir dans un contexte normal, par exemple, hors rupture de stock d'un produit », expose Delphine Parois, directrice d’activités à Strategir. « Nous avons dû adapter nos questionnaires à la semaine en fonction par exemple des types de commerces ouverts ou non », confie de son côté Sabra Mieli, directeur solutions Europe à GfK. En termes d'analyse, la modélisation a généralement peu bougé, l’idée étant de comprendre l’impact de la crise, et donc de garder la même grille d’analyse. « Ce qui a changé dans nos projets de modélisation est que l’on fonctionne beaucoup plus par scénarios », précise Gaïdic d’Albronn, de Kantar Worldpanel. L’idée est, par exemple, de mesurer l’impact sur un marché d'un troisième confinement, une façon aussi de proposer des recommandations adaptées au contexte.
Les instituts se sont également attachés à intégrer des variables supplémentaires et de nouvelles sources de données pour affiner la justesse de leurs analyses, telles que le nombre de cas, le taux d’incidence du virus, les magasins ouverts ou non, la possibilité pour les consommateurs de sortir... Objectif : minimiser la part d’imprévisible. « Auparavant, il nous fallait fournir une vision comparée à l’année précédente. Là, on a besoin de revenir à il y a deux ans », complète Xavier Ségalié, de NielsenIQ. Malgré le contexte chahuté, l'année a été, pour certains, stimulante. « La crise a rapproché la fonction études de la stratégie car nous pouvions montrer ce qui se passait sur le marché. Cela a été un moment de revalorisation de notre fonction », conclut Nathalie Perrio-Combeaux, coprésidente de Toluna-Harris Interactive France.