La Banque mondiale a lancé avec l’Union africaine une initiative de transformation numérique en Afrique (Digital Economy for Africa). Elle vise à connecter tous les Africains d’ici à 2030. Est-ce réalisable compte tenu de l’état du réseau électrique en Afrique ?
Makhtar Diop. Pour prospérer à l’ère numérique, l’Afrique a besoin d’une action coordonnée à la hauteur des opportunités et des enjeux. Sous la direction de l’Union africaine et avec l’appui du Groupe de la Banque mondiale, l’Afrique a mis sur pied un plan d’action audacieux visant à exploiter la technologie et l’innovation pour transformer les pays du continent. Un récent rapport du groupe de travail « Broadband for All » chiffre le montant des investissements pour connecter tous les Africains au haut débit d’ici à 2030 à 100 milliards de dollars. Cela nécessitera un engagement collectif de tous les pays africains, des partenaires de développement et du secteur privé, mais c’est un investissement qui en vaut la peine.
Aujourd’hui, le secteur énergétique peut aider à accroître l’accès au haut débit. Une bonne partie de la fibre optique disponible en Afrique se trouve entre les mains des entreprises de distribution qui ont besoin de ce matériel pour surveiller et optimiser les réseaux. Or ces sociétés de distribution n’utilisent que 15 à 20 % de leur capacité en fibre optique. On voudrait créer des conditions favorables pour que ces entreprises puissent monétiser cet actif et louer cette capacité inutilisée à des opérateurs, qui pourraient ensuite l’exploiter pour accélérer le développement. Cela aiderait aussi à améliorer la situation financière des entreprises de distribution qui pourraient ainsi optimiser l’ensemble des actifs investis dans le secteur. Notre vaste programme de stockage d’électricité sur batterie s’inscrit dans cette démarche. Le développement de ce type de solutions hors réseau (off grid) pourrait développer, dans les zones rurales, l’accès à l’internet et à l’électricité à un moindre coût.
Comment qualifieriez-vous la place du continent par rapport au numérique : il est en retard, il rattrape son retard, il est en avance de phase sur certains plans… ?
Sur le développement numérique, l’Afrique voit grand. Certains pays ont pu mettre à profit la révolution numérique pour sauter des étapes de développement (leapfrogging). À titre d’exemple, le Kenya s’est imposé comme le leader mondial de la banque mobile et le Rwanda vient d’ouvrir une usine fabriquant des smartphones à prix abordables. Si l’on compare l’Afrique à d’autres marchés digitaux, le continent dans son ensemble ne va pas assez vite. Sur les 25 pays les moins connectés au monde, 20 se trouvent en Afrique. Les technologies numériques offrent une chance de renverser cette dynamique en ouvrant de nouvelles voies pour une croissance économique rapide, une forte création d’emplois et un accès aux services qui auraient été inimaginables il y a dix ans. L’ensemble des pays africains se dotent de stratégies nationales et régionales pour saisir cette opportunité.
L’idée selon laquelle on pourrait passer en Afrique directement à la révolution numérique sans passer par la révolution industrielle est-elle une idée juste ou une idée fausse ?
Les deux sont inextricablement liés : la quatrième révolution industrielle que nous traversons aujourd’hui est avant tout numérique. D’ailleurs, les évolutions que nous avons observées en Afrique avec des innovations majeures telles que M-Pesa ont véritablement le potentiel de transformer les économies du continent à l’ère du numérique et de promouvoir une croissance plus inclusive.
Le groupe Bolloré a développé autour d’une boucle ferroviaire en Afrique de l’Ouest un concept de développement qui va du tracé de la voie ferrée jusqu’à l’apport d’électricité et finalement des installations internet (« Blue Zone »). Est-ce un modèle d’avenir ?
Le partage d’infrastructures est un moyen efficace de réduire les coûts, de stimuler la concurrence et de réduire l’empreinte écologique. Le concept n’est pas nouveau. Depuis l’émergence des services de télécommunications, les opérateurs de réseau nouent des partenariats avec les propriétaires de corridors de réseau existants pour réduire les coûts et accélérer le déploiement du réseau. De même, les sociétés d’électricité utilisent souvent le droit de passage des routes et des voies ferrées pour leurs réseaux. L’arrivée de la fibre optique a relancé l’intérêt pour le partage des infrastructures.
À la Banque mondiale, nous adoptons une approche holistique lorsque nous finançons des projets d’infrastructure. Au Bénin, la Banque finance un projet de transformation numérique qui consiste à réhabiliter des pistes rurales, développer la connectivité et l’accès au numérique dans ces zones tout en promouvant l’accès à l’électricité hors réseau, notamment via des panneaux solaires. De plus, ce projet, qui cible aussi les agricultrices, a pour objectif de promouvoir l’adoption de services financiers numériques. Aujourd’hui, l’ensemble des partenaires, qu’ils soient publics ou privés, réalisent qu’une approche « en silo » ne fonctionne plus…
Les start-up bénéficient-elles, au moins dans certains pays, d’un écosystème d’accompagnement et de financement efficace ?
Les start-up africaines ont levé plus d’1 milliard de dollars de financements en 2018, un record [lire pages 44-45]. Certains pays tirent leur épingle du jeu en ce qui concerne les tech hubs, et par tech hubs, j’entends tous les incubateurs, pôles d’innovation universitaires, parcs technologiques et espaces de travail collaboratif à destination des start-up. On en recense plus de 600 dans tout le continent et le nombre s’accroît de façon exponentielle, comme l’atteste la hausse de 50 % rien que l’année dernière.
En Afrique subsaharienne, le Nigeria, l’Afrique du Sud et le Kenya sont en avance avec respectivement 85, 80 et 48 hubs. Ce sont également les trois pays qui sortent du lot en termes de levée de fonds. En Afrique francophone, des pays comme la Côte d’Ivoire ou le Sénégal commencent à se faire une place de choix. Il sera important dans les années à venir de réduire cet écart et de créer des ponts et synergies entre les écosystèmes d’Afrique francophone et anglophone. Un pays comme le Niger est en train de créer une cité de l’innovation qui se veut un grand laboratoire sur les ODD (objectifs de développement durable) et un centre d’excellence régional.
Le prix des forfaits mobiles est très élevé dans de nombreux pays africains. Comment lutter contre ces surcoûts ?
L’important coût des forfaits mobiles est un frein majeur à l’inclusion de tous les Africains dans l’économie numérique. Selon un rapport récent de l’Alliance for Affordable Internet, les Africains doivent débourser en moyenne 7,1 % de leur salaire pour un giga de données (soit 3,5 fois le seuil considéré comme « abordable »).
Une solution reconnue est la nécessité de mettre en place des systèmes de régulation qui encouragent et encadrent l’entrée sur le marché de plusieurs acteurs pour favoriser la compétition, réduire les coûts et favoriser l’innovation. Et c’est ce qui commence à se passer dans de nombreux pays. Des pays comme l’Éthiopie entreprennent actuellement des démarches pour libéraliser leur secteur des télécoms. C’est une excellente nouvelle. Les questions de régulations seront d’ailleurs au cœur de notre première conférence annuelle Infra4Dev, en partenariat avec la Toulouse School of Economics, le 11 décembre prochain.
Les Moocs et l’enseignement à distance ont suscité beaucoup d’espoirs en matière de formation. Est-ce aujourd’hui une réalité ?
Les formations à distance offrent de nouvelles opportunités à tous les Africains connectés, désireux d’étendre leur connaissance dans un domaine précis. Je crois fortement au potentiel de ce type de formations notamment quand elles sont développées en collaboration avec les universités locales. Dans le cadre de mes fonctions en tant que vice-président pour la région Afrique, j’ai particulièrement soutenu la mise en place de plusieurs Moocs, notamment une formation intitulée « Le journalisme pour le développement », en collaboration avec l’École supérieure de journalisme (ESJ) de Lille et le Centre d’études des sciences et techniques de l’information (CESTI) de Dakar, destinée à 100 journalistes africains.
L’Afrique subsaharienne est souvent en avance en matière de mobile banking. Est-ce un accélérateur de développement ?
Il est vrai que l’exemple le plus évident où l’Afrique a fait un bond en avant dans le numérique est l’argent mobile. L’argent mobile est le moteur de l’inclusion financière en Afrique où le nombre de comptes a doublé pour atteindre 21 % entre 2014 et 2017. Aujourd’hui, grâce notamment à l’accès à l’argent mobile, le pourcentage de Kényans avec un compte bancaire est de 83 % (contre 29 % en 2006). En parallèle, les besoins sont grandissants. Seulement 7 % de la population a accès à la 4G en Afrique. Pour combler le fossé en matière de couverture haut débit en Afrique, nous devrons connecter environ 1,1 milliard de personnes d’ici à 2030.
Faut-il espérer de la Chine une aide décisive dans le développement d’infrastructures numériques ?
La transformation numérique est une vision portée avant tout par l’Union africaine et les pays africains. Aucun acteur, public ou privé, national ou international, ne pourra atteindre seul l’objectif de 2030 et financer l’investissement colossal nécessaire pour connecter l’ensemble des pays au haut débit tout en développant les compétences numériques des populations et un cadre de réglementations favorable à la transformation numérique.
Tous les partenaires potentiels sont donc les bienvenus et peuvent contribuer dans un ou plusieurs -domaines précis à partir du moment où l’objectif est l’accès à un internet fiable, bon marché et sécurisé. Le Groupe de la Banque mondiale, pour sa part, compte investir 25 milliards de dollars d’ici à 2030 pour soutenir les efforts du continent autour de cinq piliers du numérique : l’infrastructure, les services financiers, les compétences, les plateformes et les écosystèmes d’entrepreneuriat.
Assiste-t-on à l’émergence d’une nouvelle classe d’investisseurs africains ?
De plus en plus d’investisseurs africains investissent sur le continent mais les besoins sont tels qu’il faudrait accélérer ce mouvement. Nous devons également opérer une transition dans la nature des investissements : on en compte encore trop avec une échéance à court terme. C’est pourquoi l’émergence de fonds de capital investissement (private equity) est une bonne nouvelle car ils apportent des solutions de financement à long terme. De notre côté, nous devons soutenir cette dynamique en mettant en place des mécanismes de garantie tels que notre guichet de financement du secteur privé (Private Sector Window) pour atténuer les risques et incertitudes.
Le numérique va-t-il être un accélérateur d’échanges entre pays africains ? Les séparations linguistiques autour du français, de l’anglais et du portugais vont-elles s’estomper ?
La transformation numérique va à la fois accélérer les échanges mais aussi soutenir le développement de contenu local. L’essor rapide de l’intelligence artificielle et des techniques de machine learning pourront également permettre des traductions quasi instantanées de grande qualité, et donc une plus grande circulation virtuelle des idées entre les pays d’Afrique francophone, anglophone et lusophone.
Les réseaux publicitaires internationaux sont présents sur le continent. Pour vous, les communicants comprennent-ils bien l’Afrique ?
Le narratif sur l’Afrique a beaucoup évolué. Il s’agit d’un continent qui inspire. Les réseaux sociaux ont contribué à briser certains clichés (#AfricaIsNotACountry et #AfricaCan) et les afro-pessimistes ont perdu du terrain. Des personnalités comme l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie ont dénoncé avec brio les dangers d’une histoire « unique ». L’Afrique se décline au pluriel. Elle est multidimensionnelle.