Les femmes sont-elles condamnées à l’obligation de «participer au grand concours de bonasses» à laquelle se résumerait la publicité pour la lingerie féminine, selon la journaliste Titiou Lecoq, qui développait ce point de vue dans un article publié l’an dernier par Slate ? Plus pour très longtemps, peut-être, si la dernière campagne de la marque Simone Pérèle, une petite révolution dans son secteur, venait à faire école. Prenant le contrepied des torrides leçons de séduction d’Aubade, le corsetier a choisi de ne plus déshabiller les femmes. Les voilà, tour à tour, artiste multimédia, écrivaine ou escrimeuse, dévoilant ici une bretelle, là une esquisse de décolleté, quand le produit lui-même, sur le point d’être porté, n’arrive qu’en second plan. «Même s’il y a une nécessité de montrer le soutien-gorge et la façon dont il est porté, on s’est dit que cela avait peut-être plus sa place dans un catalogue ou en social media - là où l’on est dans un rapport d’intimité avec les images -, que dans les médias classiques, où l’on pense que les femmes sont plus intéressées d’entendre le point de vue de la marque sur elles plutôt que de se voir en sous-vêtements», justifie Thomas Derouault, directeur de la création de Wunderman Thompson, l’agence de Simone Pérèle.
Pression des annonceurs
Dans ce secteur comme dans d’autres, c’est la pression des annonceurs, et plus largement celle de la société, qui a amené les agences à changer de pied. Directrice du planning stratégique de Grenade & Sparks, Cécile Badouard estime que la publicité participe au changement des représentations. «Un film comme Jusqu’à la garde, qui obtient un César, c’est un signe. On parle des violences conjugales, de la maltraitance, ce n’est plus tabou. En tant que miroir souvent grossissant de la société, la pub va participer à ce changement, et on le voit déjà au travers de plusieurs campagnes», estime-t-elle. Cécile Badouard s’est ainsi interrogée, dans la seconde édition de la revue tendancielle L’Étincelle, publiée par son agence, sur le féminisme contemporain. La récente campagne du site de rencontres extra-conjugales Gleeden (agence Brigit) inverse, selon elle, les conventions classiques, avec la représentation de grands personnages de l’Histoire de France qui étaient des femmes infidèles. «Cela fait bouger les lignes, on dit que les femmes n’étaient pas que les maîtresses des hommes, qu’elles pouvaient aussi choisir leurs amants et assumer leurs fantasmes», analyse la publicitaire.
Cette nouvelle approche, poursuit-elle, « questionne la masculinité ou plutôt la virilité un peu toxique», comme Gillette l’avait fait avec un spot mondial diffusé en janvier dernier. «Le film présente tous les excès de cette virilité toxique et inverse la plateforme de marque sur les clichés de la masculinité, vieille de 25 ans. On montre ce que l’homme a de moins bon pour dire “attention, n’allez pas là-dedans, il est temps de changer”», relève Cécile Badouard. D’autres campagnes osent bousculer les codes, comme celle de Nike, qui enjoint aux femmes de réaliser leurs rêves, celle plus ancienne d’Axe («Find your magic»), qui interroge les hommes sur la confiance en soi – thème habituellement réservé aux femmes –, et d’autres, notamment dans la mode où s’imposent de plus en plus des femmes volontairement imparfaites.
Stéréotypes de genre
Les clichés sexistes ont-ils pour autant disparu ? Dans son dernier rapport publié le 28 juin, l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) montre que sur les 62 avis rendus en 2018, 40 ont trait à la recommandation sur l’image et le respect de la personne. Et sur les cinq premiers mois de 2019, 9 des 18 plaintes concernaient ce même type de dérapage sexiste. Mais au-delà de la femme-objet que l’on dénude pour vendre un produit sans aucun rapport avec elle, c’est aussi la question des stéréotypes de genre qui se pose. L’Union des marques s’était lancée début 2018 dans un programme (FAIRe), signé par 28 marques et destiné à les combattre. «Sans tomber dans le politiquement correct, l’enjeu, c’est d’éviter les stéréotypes d’habitude, par exemple sur les filles et les études scientifiques», estime Stéphane Martin, directeur général de l’ARPP. Son organisme a ainsi épinglé l’an dernier une campagne Uber (DDB) représentant des chauffeurs de la compagnie dans laquelle l’une des personnes mises en scène, une certaine Mariane, était décrite comme «maman avant tout», quand son collègue Fodhil était présenté comme «jeune chef d’entreprise».
Fort de ses nouvelles prérogatives étendues au contrôle des «émissions publicitaires», le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) s’est penché sur l’analyse de 2 000 messages publicitaires. Le constat tel qu’il apparaît dans son rapport sur «la représentation des femmes dans les publicités télévisées» est sans appel : davantage d’hommes (54%), une répartition stéréotypée des catégories de produits (les hommes pour parler d’automobile et les femmes pour l’entretien du corps), seulement 18% de femmes expertes, une sexualisation réservée dans les deux tiers des cas aux femmes… «Les choses bougent parce que, à un moment donné, une publicité qui n’est plus en lien avec la société ne fonctionne plus, mais il reste malgré tout encore beaucoup de travail», constate Carole Bienaimé Besse, conseillère au CSA.
Un regard d'hommes
Pour certains, cela relance le débat sur la sous-représentation des femmes aux postes de direction de création dans les agences. Selon l’AACC, elles ne sont que 12% à ces postes clés. «Tant que ce seront des hommes derrière les caméras pour filmer des femmes, ce sera un regard d’hommes qui sera porté sur elles. Même s’ils sont bienveillants, cela reste un regard d’homme, et évidemment c’est plus retouché, ça ressemble aux canons de beauté», estime Amélie Aubry chez Elan Edelman. Les hommes s’en défendent vertement. «C’est vrai, il n’y a pas assez de mixité mais il y a quand même des gens qui travaillent dans ce métier et qui ne sont pas forcément des beaufs ou des mecs qui adorent les blagues lourdingues», fait remarquer Thomas Derouault chez Wunderman Thompson.