[Cet article est issu du n°1947 de Stratégies, daté du 19 avril 2018]
Fatigués. Les internautes sont fatigués. Avec le scandale médiatique dans lequel se sont empêtrés Facebook et Cambridge Analytica – la société qui permettait à une entreprise tierce de s’approprier les données des utilisateurs et de leur réseau d’amis –, ils arrivent à saturation. Déjà, un sondage Ifop pour Le Parisien sur l’affaire, publié le 12 avril, est sans appel : un quart des Français se disent prêts à quitter Facebook, et les deux tiers ne font plus confiance à l’entreprise de Mark Zuckerberg. Mais la crise ne se limite pas à la plateforme de pouces en l’air. La contagion guette. Instagram, Snapchat et Twitter ne rassemblent qu’environ 25 % de confiants. Leur plus grande crainte ? La sécurité des données personnelles. Les internautes redoutent de voir leurs traces numériques partir sur le serveur du premier venu. Un risque cité par 65 % des interrogés, loin devant l’arnaque ou les fake news, selon l’Ifop.
Certes, l’écart entre le dire et le faire n’est jamais aussi grand que lorsqu’il s’agit de réseau social… Combien seraient vraiment prêts à quitter Facebook ? « Paradoxalement, les internautes étalent leur vie privée auprès des acteurs en lesquels ils ont le moins confiance sur la sécurité des données », note Etienne Drouard, avocat associé au sein du cabinet K&L Gates. Et si le public se fie davantage à sa banque, à l’État ou à la Sécurité sociale, il est très sourcilleux en ce qui concerne son intimité.
Phénomène de rattrapage
Pour un grand nombre d’experts, la porte de la défiance s’est ouverte. Et pour longtemps. « On assiste à une crise planétaire. Le public prend pleinement conscience que le modèle économique gratuit n’est qu’une illusion, et que les entreprises, qui leur vendaient un monde meilleur basé sur le digital, avaient tort. La transformation numérique seule n’améliorera pas le monde », explique Matthias Leridon, président de l’agence Tilder. Le rêve s’est évanoui. « Dans l’inconscient collectif, la crise actuelle tient au fait qu’aucun État, ni même aucune entreprise, n’est à l’abri d’une faille informatique. L’espoir d’un protecteur neutre et indépendant qui préserve un coffre-fort inviolable de données est devenu une chimère et provoque un abandon légitime de la confiance », continue Etienne Drouard. Et la situation n’est pas près de s’améliorer. « Ce qu’il se passe depuis quelques semaines n’est pas un phénomène d’accélération. Au contraire, il s’agit d’un phénomène de rattrapage. La crise des data leaks était absolument prévisible, on savait que le sujet enflait », explique Stéphane Distinguin, fondateur et CEO de Fabernovel. Pire, les data leaks devraient même se multiplier. « À compter du 25 mai 2018, et après la mise en place du Règlement général sur la protection des données, l’obligation de notification des failles s’étendra à tous les secteurs d’activité en Europe, alors qu’elle était jusqu’à présent restreinte aux opérateurs de télécoms et aux fournisseurs d’accès à internet. » Nul besoin désormais d’attendre des fuites dans la presse pour être tenu au courant. Voilà de quoi ébrécher encore un peu plus la confiance des consommateurs.
Alors que faire pour remonter la pente ? Une crainte ou un abandon massif des services numériques irait à rebours de toutes les prédictions économiques réalisées depuis dix ans. Mais cette peur est-elle fondée ? « Nous sommes au cœur d’un grand brouhaha sur la data. Laquelle figure plus que jamais au centre de tout. Cela génère une énorme angoisse, déplore Catherine Michaud, présidente d’Integer France. En se projetant un peu, le problème d’aujourd’hui ne pourra que s’amplifier si l’on ne s’interroge pas sur les limites, l’éthique et les valeurs fondamentales que l’on veut instaurer, à l’échelle d’un pays ou de l’Europe. Outre les lois, il faut une approche plus concrète, plus entrepreneuriale. Si la partie semble perdue sur les plateformes, l’avenir est au vocal. Alors pourquoi ne pas lancer une grand projet de développement national, comme le Minitel en son temps ? Un assistant domestique géré par l’État qui rassurerait tous les citoyens et sur lequel les marques pourrait se connecter ? »
Pour KR Media, qui a travaillé sur le sujet pour ses clients du luxe, ce n’est pas qu’un problème de récolte des données, mais d’utilité. En somme, une question de relation client. « Le secret, c’est d’être serviciel. Comment on utilise cette donnée que les consommateurs nous ont communiquée légitimement, pour rendre service derrière », explique Julien Fere, directeur des stratégies pour l’agence. Pour renouer un lien avec l’utilisateur, s’agirait-il tout simplement d’expliquer l’utilité de la donnée ?
Des labels pour se différencier
« On doit instaurer un débat entre chaque marque et chaque client sur la valeur de la data. Et rentrer dans le détail. L’ère du “tick the box [coche la case] et tout se passera bien” des marques, c’est fini. Le seul moyen d’établir un lien de confiance est de dialoguer. Quitte à complexifier la question. On peut noter une grande confusion entre big data et big brothers », note David Lacombled, président de La villa numeris. « On fantasme l’utilisation des données, admet un patron d’agence. Les acteurs du secteur la survendent pour mieux la vendre et les médias en font leur beurre car c’est un sujet angoissant. Mais on ne fait pour l’essentiel que des statistiques, des extrapolations. Il va falloir bien expliquer ce qu’est une donnée anonyme. » Les chartes et autres principes déontologiques se multiplieront. Mais la meilleure garantie n’est-elle pas au tiers certificateur ?
« Le marché des labels se développe, estime Claire Levallois-Barth, maître de conférences en droit, coordinatrice de la chaire Valeurs et Politiques des informations personnelles qui a publié plusieurs ouvrages sur le sujet. Pour les organisations, c’est un moyen de se différencier. Mais attention, le plus important dans un label, c’est le mouvement, la démarche, avec des critères qui évoluent pour s’améliorer en permanence. » Plusieurs existent, comme Europrice, l’un des plus exigeants au niveau européen, qui a nécessité un investissement important (environ 100 000 euros). « Ceux qui prendront de l’avance sur ce sujet seront ceux qui resteront au bout du compte », conclut Matthias Leridon. Et si c’était ça, le cœur de la célèbre « transformation numérique » ?