"Depuis l'an 2000, il s'est créé 7 200 musées, centres d'art et fondations d'art contemporain dans le monde, soit plus qu'au cours des 200 dernières années". Ces chiffres impressionnants, confiés le 2 octobre dans un entretien à l'AFP par Thierry Ehrmann, le président-fondateur d'Artprice, sont tirés d'une vaste étude sur "l'industrie muséale" que le site d'information sur le marché de l'art devrait publier au premier trimestre 2013.
Et la tendance va encore s'accélérer. Plus de 9 000 nouveaux sites devraient voir le jour dans les cinq prochaines années dont 7 200 en Chine, selon Artprice, dont l'étude ne retient que les établissements disposant "d'une enveloppe globale (foncier, bâtiment et collection) d'au moins 70 millions de dollars". Des initiatives pour l'essentiel privées: entreprises, industriels et hommes d'affaires multipliant les créations de musées, centres d'art et autres fondations.
"Le musée, qui est né en Europe et principalement en France à la fin du XVIIIe siècle, a échappé dans un premier temps à toute logique économique, sa mission étant centrée sur la conservation des œuvres sous le regard de l'institution publique", déclare Thierry Ehrmann, "la véritable révolution est venue principalement des Etats-Unis, avec notamment Peggy Guggenheim, qui a jeté les bases de l'industrie muséale au XXe siècle", explique-t-il avant d'ajouter: "Aujourd'hui, la problématique des musées relève du marketing."
Une vision du secteur qui hérisse encore nombre d'acteurs du monde de l'art, notamment en France. "De moins en moins", assure pourtant Thierry Hermann, qui rappelle qu'"il y a dix ou quinze ans, il aurait été inconcevable d'imaginer Le Louvre concéder sa marque à Abou Dhabi". Pour le patron d'Artprice, l'art contemporain comme l'ensemble du marché est définitivement entré dans l'ère d'une fréquentation et donc d'un marketing de masse. En somme, le diktat de l'Audimat frappe aussi les musées. "L'enjeu pour les sites d'art contemporain, comme pour les autres musées, n'est plus seulement de répondre à l'attente d'un public spécialisé mais bien d'attirer le grand public", note Sofianne Le Bourhis, directrice déléguée de la communication et du développement du Palais de Tokyo, site parisien de création contemporaine, et fondatrice de l'agence conseil en projets culturels Smile & Co.
Si les principaux lieux publics consacrés à l'art contemporain en France, à commencer par les musées d'art moderne et d'art contemporain de Nice, Strasbourg, Toulouse et Bordeaux, n'affichent encore qu'entre 150 000 et 200 000 visteurs par an, le navire amiral qu'est le Centre Georges-Pompidou croise loin devant avec une fréquentation de plus de 3,5 millions de personnes en 2011, le Musée d'art moderne de la ville de Paris avoisinant quant à lui les 700 000 visiteurs. Bien loin encore toutefois des records de la Tate Modern à Londres avec plus de 5 millions d'amateurs par an.
De fait, l'art contemporain séduit un public de plus en plus large. Près d'un tiers des personnes ayant fréquenté un lieu d'exposition dans l'année ont visité un site consacré à des œuvres actuelles. Selon un sondage BVA/Le Journal des Arts de février 2010, 62% des Français manifestent de l'enthousiasme (11%) et de la curiosité (51%) pour l'art contemporain, 20% déclarent même avoir déjà acheté une œuvre d'art contemporain. En témoignent les records d'affluence à des expositions comme celles consacrées à Lucian Freud et Jean-Michel Basquiat en 2010 ou à Gerhard Reichter cette année au Centre Pompidou (plus de 425 000 visisteurs).
Les Etats-Unis, pays le plus densément doté, comptait dans les années 1990 un musée pour 10 000 habitants. Un ratio qui s'élève aujourd'hui à 7 000! Face à cette prolifération de l'offre, les institutions en place comme les nouveaux entrants vont devoir se démarquer pour exister. "Pour ne parler que du mécénat, la concurrence va être vive. Les stratégies des entreprises dans ce domaine sont déjà très établies, et l'art contemporain y est souvent très minoritaire", prévient Serge Kirszbaum, consultant en mécénat.
Thierry Ehrmann parle d'une "inévitable marchandisation de l'art avec l'émergence de l'"art consumer" portée par les jeunes artistes eux-mêmes, aujourd'hui plus proches du consultant de KPMG que de l'artiste bohème d'antan". De 500 000 collectionneurs après guerre, le marché compterait désormais quelque 50 millions d'"art consumers" à travers le monde, ces jeunes cadres prêts à investir dans l'art, selon le patron d'Artprice. "Pour attirer visiteurs et mécènes, les sites d'art contemporain doivent adopter une stratégie de positionnement qui leur soit spécifique. Il faut qu'ils aient un bon mix marketing avec un bon produit (leurs œuvres présentées), un bon lieu de diffusion (leur bâtiment et leur situation géographique) et un bon service (prestations annexes)", constate Jérôme Kohler, président d'Initiative Philantropique, agence conseil en mécénat et en philantropie.
Le Palais de Tokyo, qui tire 50% de ses revenus, soit 5 à 6 M€, de ses propres ressources (billetterie, partenariat, RP, édition...), est en l'espèce un cas d'école. "Dès sa création en 2002, le site est devenu une marque, un label avec son positionnement, ses valeurs axées autour de l'accessibilité (tarifs modérés), de la médiation (accueil, information, visite, animation...) et de la transdisciplinarité (arts, mode, événementiel...)", avance Sofianne Le Bourhis pour qui le Palais de Tokyo, qui a réouvert en avril avec une surface désormais de 22 000 m², est plus une destination culturelle qu'un centre d'art.
Une approche marketing qu'illustre à sa manière depuis 2007 Monumenta, qui propose chaque année au public pour un prix modique (5€) l'oeuvre d'un artiste contemporain spécialement conçue pour occuper l'espace de la nef du Grand Palais. L'édition 2012 était consacrée à Daniel Buren. Autre exemple, La Pinacothèque de Paris. Lancée en 2007 dans les anciens entrepôts de Fauchon place de la Madeleine, ce lieu d'exposition privé use de toutes les ficelles du marketing avec des expositions très "packagées" et promues à gros renforts de campagnes publicitaires. Ce qu'assume totalement son fondateur Marc Restellini, historien de l'art et ancien directeur artistique du musée du Luxembourg: "Mes scénographies plaisent, c'est du théâtre. Mon rôle, c'est de mettre les œuvres en valeur. Cela passe par de l'artifice", confiait-il au magazine Le Point en 2009.
Dans un tout autre registre, le Centre Pompidou cherche aussi à se différencier. Mais attention, prévient son président Alain Seban: "Il ne s'agit pas seulement d'exposer, il s'agit de produire, et de produire non seulement des œuvres, mais de la pensée. La poursuite effrénée de l'air du temps ne saurait en tenir lieu." Ce travail de différenciation du musée national d'art moderne, qui tire du privé 30% de ses ressources, passe par une multiplication de ses points de contacts, de son antenne décentralisée de Metz ouverte en 2010 à son nouveau "centre virtuel" lancé le 5 octobre en passant par le Centre Pompidou Mobile, structure d'exposition sillonnant la France depuis l'an dernier.
Mais tous n'ont pas les moyens de Beaubourg. De La Maison rouge à Paris au MAC/VAL de Vitry-sur-Seine en passant par le LAM de Lille ou Le Fresnoy à Tourcoingsans parler des Frac (Fonds régionaux d'art contemporain), chacun doit développer son identité, ses spécificités. "Face à la pléthore d'offres existant sur le marché, les entreprises, qui "benchmarkent" de plus en plus les établissements culturels en vue d'actions de mécénat, donnent la prime à ceux qui portent les valeurs de la RSE [responsabilité sociale des entreprises] que sont notamment l'accessibilité et la médiation", renchérit Sofianne Le Bourhis, qui rappelle que l'Unesco a consacré les arts comme le 4e pilier du développement durable à travers l'éducation artistique, la transmission du patrimoine et la diversité culturelle.
Finalement, pour le meilleur et pour le pire, "aujourd'hui, l'industrie muséale se situe quelque part entre La Société du spectacle de Guy Debord et Le Musée imaginaire d'André Malraux", conclut Thierry Ehrmann.