Un doux soir de septembre, via Monte Napoleone, à Milan. Il est 20 heures, et une vitrine jette encore ses feux, sur l’avenue Montaigne milanaise, réputée pour ses boutiques de luxe. Un comble: au cœur de la capitale de la mode italienne, seule la «so british» maison Burberry est ouverte en ce début de soirée. Géraldine Dormoy, responsable éditoriale du site L’Express.fr Styles et auteur du blog Café mode, se remémore cet instant particulier sur la planète mode: «Sur les portants, j’y ai trouvé les modèles vus quelques jours avant sur la scène du défilé, que j’ai pu essayer. Une expérience totalement inédite.» Voire révolutionnaire? Le 19 septembre dernier, l’impatience était palpable en les murs de la Makers House, haut lieu de l’artisanat de luxe sponsorisé par Burberry, qui y donnait son défilé, retransmis sur internet et les réseaux sociaux. La marque créée en 1856 et rendue célèbre pour ses imperméables à la doublure en tartan beige y bouleversait d’un coup d’un seul les élégances en vigueur, après une annonce faite en février: sitôt présentée, la collection était disponible, aussi bien en boutique que sur le site de la marque. Autrefois, pour ranger dans sa penderie un modèle aperçu sur le «catwalk», il fallait attendre six mois.
«See now, buy now» (SNBN), aussitôt vu, aussitôt acheté. La mode, friande de bons mots, n’a pas été longue à trouver une formule choc pour baptiser le phénomène. Le SNBN ou comment on peut, désormais, s’offrir une pièce de luxe à l’impulsion, en tapotant sur l’écran de son smartphone. Aux côtés de Burberry, mais aussi Alexander Wang, Diane von Fürstenberg et Tom Ford, l’américain Tommy Hilfiger est l’un des nouveaux apôtres de ce récent credo de la mode: en septembre, à New York, il présentait aussi sa collection automnale immédiatement disponible à la vente, avec pour égérie le mannequin aux 24 millions de followers Instagram, Gigi Hadid, qui signait une ligne «capsule».
Un tempo de plus en plus frénétique
La mode se démoderait-elle de plus en plus vite, à tel point qu’on doive acheter les vêtements au moment même où ils croisent notre regard? Selon une étude menée par Vestiaire Collective, site de mode européen haut de gamme et luxe, le modèle «See now buy now» [ce que le site appelle de son côté «Need now, buy now»] domine avec 70% des produits achetés en saison. Il est loin le temps où l’on constituait sa garde-robe estivale dès mars.
«Le SNBN est symptomatique de notre société du streaming, estime Louise Taccoen, responsable marketing prêt-à-porter femme et accessoires chez Carlin. Pour les nouvelles générations, abreuvées de flux Instagram et Snapchat, fanatiques de blogueuses mode et autres “influenceuses”, il n’est plus question d’attendre six mois pour arborer un modèle.» A fortiori lorsqu’on s’adresse à un marché mondialisé, comme le souligne Anne Etienne-Reboul, head of consulting Asie et Europe du cabinet Peclers: «Nous vivons dans un monde digitalisé, où tout le monde veut acheter tout de suite à n’importe quelle heure. En Chine, par exemple, tout ou presque passe par l'application We Chat. Et une marque comme Burberry est très forte en Asie. Le SNBN est une manière de répondre à ces nouveaux clients aux besoins de consommation plus grands parce qu’ils proviennent d’un pays neuf, où l’on trouve moins de points de vente.»
D’autant que les acteurs de la «fast fashion», Topshop (qui pratique le SNBN), Zara et H&M en tête, impulsent un nouveau tempo. Des plus frénétiques. «Le rythme fou de marques comme Topshop ou Zara entraîne une forme de pulsion-compulsion mode que l’on commence à ressentir dans le luxe», remarque Erin Doherty, rédactrice en chef du magazine Glamour. Or, le géant espagnol Inditex (Zara), tout comme son concurrent suédois Hennes & Moritz, puise, c’est bien connu, une bonne partie de son inspiration sur les catwalks. «Ces marques bénéficient d’un temps de production record: on peut trouver la copie d'un modèle chez Zara 4 à 6 semaines après un défilé, souligne Dani Marino, international account director chez Peclers. Du coup, lorsqu’un produit sort, la tendance est déjà sur le marché depuis des mois…» Mais l’imitation n’est-elle pas la plus sincère forme de flatterie? Selon Géraldine Dormoy, la crainte de la copie ne justifie pas, à elle seule, le SNBN: «Lorsqu’on est une marque créative, c’est le jeu, la rançon de la gloire…»
Enjeux énormes et complexes
La vraie guerre de la mode se situerait plutôt du côté d’un questionnement immémorial: celui de la temporalité. Le traditionnel défilé biannuel n’est plus la norme depuis des années: «Cela fait longtemps que les marques présentent six défilés par an», précise Xavier Romatet, PDG de Condé Nast France. Comme le rappelle Pascal Morand, président exécutif de la Fédération française de la couture, du prêt-à-porter des couturiers et des créateurs de mode, «en matière de saisonnalité, le rythme s’accélère, c’est évident, avec les pré-collections ou les collections “croisière”».
Comble du snobisme, les collections croisière? Pas seulement. «Ces collections s’adressent aux riches qui, en décembre, se rendent bien évidemment à Saint-Barth, s’amuse Max Fanta Fofana, directrice associée des Ateliers Devarrieux. Mais elles ciblent également les pays du Golfe, qui ne sont pas concernés par les collections hiver: les filles du Qatar ont besoin de la collection croisière, parce qu’il fait toujours chaud dans les Emirats…»
Inflation de défilés, fast fashion supersonique, blogueuses mode affûtées, fashionistas en surchauffe… Le luxe n’a-t-il pas d’autre choix que d’adopter le SNBN? Pour l’heure, il s’agit de raison garder, voire de cultiver la prudence, selon Pascal Morand, qui a d’ailleurs publié dans Business of Fashion un article intitulé «The problem with “Buy now”»: «“See now buy now” est devenu une sorte de slogan, d’évidence, mais cela cache des enjeux énormes et complexes.» Alors que des marques comme Chanel et Dior ont déclaré publiquement qu’elles ne céderaient pas aux sirènes du SNBN, Pascal Morand distingue deux écoles. Paris et Milan d’un côté, Londres et New York de l’autre: «Le principe de la mode française, et aussi italienne, est de ne pas être trop proche du consommateur. Si le modèle américain, plus lifestyle, est avant tout “consumer driven”, le modèle français est lui “creativity driven”.»
Des créations conçues dans un but d'image
Et le SNBN, semble-t-il, ne convient pas à tous les genres de beauté. «Pour les maisons de mode dont les propositions sont très contemporaines, on n’a pas besoin d’attendre six mois pour proposer un jean déchiré, résume Erin Doherty, de Glamour. Mais s’il s’agit de maisons comme Margiela ou Céline, les consommatrices ont besoin d’une période de digestion qui permette d’envisager un modèle dans sa penderie.» Lorsqu’on se penche sur les modèles proposés à l’achat immédiat, on se rend compte qu’ils sont loin de représenter l’ensemble de la collection. «Quand ces enseignes font du SNBN, elles le font avec des collections capsules, comme Tommy Hilfiger et sa collection réalisée avec Gigi Hadid. Quant à Burberry, on en a beaucoup parlé l’an dernier, mais son initiative portait sur une partie très minoritaire de ses produits qui, par ailleurs, autorisent plus facilement ce type de démarche», nuance Pascal Morand.
Anne Etienne-Reboul, de Peclers, confirme: «Dans les produits mis en vente, on trouve surtout des modèles hyper “safe”, désaisonnalisés, des pièces iconiques, comme le sweat Tommy Hilfiger, le trench Burberry, mais avec des petits détails de la saison.» Marie Dupin, directrice axe mode de Nelly Rodi, propose un résumé de ces collections SNBN: «Des créations conçues dans un but d’image, avec des productions en petites quantités, qui servent la communication et les RP de la marque, et ont vocation à créer du trafic sur le site.»
In fine, l’audace est d’autant plus mesurée, que, comme le rappelle Géraldine Dormoy (L'Express.fr Styles), «pour se lancer dans le SNBN, il faut pouvoir disposer de son propre circuit de production et de distribution, à l’instar de la machine Burberry. Et cela, peu de maisons peuvent se le permettre. Tout comme la plupart des marques ne peuvent se passer du relais des acheteurs des magasins ou de celui des médias, tous deux “squeezés” par le SNBN…» Car pour les amatrices de mode, insiste Anne Etienne-Reboul, «les acheteurs des magasins et les rédactrices de mode ont un rôle de défrichage crucial: avec 450 défilés par saison, aucune consommatrice ne peut faire ce travail». Sans oublier les incontournables blogueuses mode et autres instagrameuses, présentes au premier rang des défilés, qui, comme Pascal Morand le reconnaît, «ont entraîné un changement radical de prescripteurs».
«L'ultra-luxe, c'est l'attente»
Pour autant, à l’ère de l’immédiateté, certains délais restent, semble-t-il, incompressibles. Le temps de production, évidemment, mais en premier lieu celui de la création. Un temps que l’on oublie (trop) souvent. «Les défilés ont une fonction de recherche et développement, de célébration aussi. Il ne faut pas céder à la tentation de la banalisation», prévient Xavier Romatet, dont le groupe Condé Nast organise en novembre le premier Vogue Fashion Festival, une série de conférences sur les enjeux des marques de luxe. «Quand Apple annonce ses produits, cela ne signifie pas qu’ils sont en vente le lendemain, de la même manière que personne ne va conduire de concept car dès demain…»
Et si le vrai luxe, c’était le temps? «Chanel fait de son refus du SNBN une irrévérence, lâche Max Fanta Fofana. L’ultra-luxe, c’est l’attente. Encore plus aujourd’hui.» Et Louise Taccoen, de Carlin, d’évoquer «les sacs Hermès en crocodile, qui nécessitent 5 à 6 ans d’attente». Pour Brune Buonomano, directrice générale de BETC Luxe, il est évident que «toute la mode ne va pas basculer dans la fast fashion. Les marques ne vont pas défiler quinze fois par an!» Pour autant, elle relève un nouveau terme en vogue dans les maisons de luxe: «J’entends énormément parler de “always on”, le fait d’être toujours “on air”, d’entretenir une présence continue… Ce qui peut être extrêmement violent, notamment du point de vue du processus créatif, et a toujours un prix.» Pour se faire désirer, il convient de cultiver l’absence…
Burberry, luxe digital
«Christopher Bailey, c’est une licorne!», résume Géraldine Dormoy, rédactrice en chef de L’Express.fr Styles. L’audacieux CEO et patron créatif de Burberry, a transformé la vénérable marque de trenchs en locomotive digitale. Outre l’incontournable page Facebook (17 millions de fans), Burberry affiche sa présence sur Snapchat, Twitter, Google+, Pinterest, et jusqu’en Chine avec Sina Weibo et Youku. Sur Snapchat, la maison britannique a ainsi diffusé des photos éphémères de sa collection printemps-été 2016 avant qu’elle ne soit présentée sur les podiums. Si les grands médias comme la presse magazine accaparent encore l’essentiel des investissements, les contacts générés par le mobile explosent et représentent désormais 60% des connections sur le site officiel de Burberry. Ce constat incite la marque à accélérer sa transformation digitale. Ainsi Burberry a-t-elle noué cette année, à l’occasion du lancement de son mascara Cat Lashes, un partenariat avec Pinterest, qui compte 38,5 millions de membres dans la catégorie beauté.