Les outils d’IA générative sont à l'oeuvre et donnent déjà lieu à des recueils de bonnes pratiques. Les gains en temps et en efficacité qui en découlent suscitent des réflexions pour faire évoluer les organisations.
Les outils d’IA générative sont bien là : ChatGPT Entreprise, Midjourney, et bien d’autres. Pour Lionel Curt, président de la délégation Digital de l’AACC et président de l’agence MNSTR, l’IA est déjà une « alliée créative ». Chez les créatifs justement, Midjourney ou l’IA intégrée à Photoshop deviennent des outils familiers. « Dans Photoshop, l’IA facilite les processus de montage, explique Gabriel Bonete, directeur artistique chez Ici Barbès. On passe moins de temps dans la technique, à mettre au point des lumières ou à rajouter des personnages. Cela passe par une requête écrite, un “prompt” qui va permettre de créer des visuels. Ces intelligences artificielles, que ce soit Photoshop ou Midjourney, proposent plusieurs créations. Je "fais mon marché" dans ce qui me convient et je réajuste mon prompt en fonction de ce que je recherche. »
En création, l’un des usages les plus courants consiste à produire des maquettes avant le stade de production afin de permettre au client de se « projeter » dans l’univers proposé. L’IA peut aussi être utilisée pour générer des storyboards. Les équipes d’Ici Barbès utilisent ces outils depuis le début de l’année. Un groupe pilote d’une dizaine de personnes se réunit chaque mois lors d’ateliers de retour d’expérience. « Nous sommes dans une logique de test & learn, explique Sophie Barré, directrice de pôle. Il s’agit de voir les questions que se posent les utilisateurs de Midjourney ou ChatGPT et comment ces outils font évoluer leurs pratiques. De plus en plus de créatifs et de consultants de l’agence l’utilisent de façon régulière. Certains sont convaincus très vite, d’autres sont plus réticents, ce qui est tout à fait normal. C’est encore une pratique individuelle. Nous avons désormais un recul suffisant pour passer à une phase de déploiement à l’ensemble des collaborateurs de l’agence. »
Pas une « baguette magique »
Attention, l’IA n’est pas pour autant une baguette magique, prévient Gabriel Bonete : « Cela peut nuire à la créativité dans certains cas car on peut utiliser l’IA de deux manières : soit la suivre, soit faire en sorte qu’elle suive notre idée afin d’être toujours à l’origine et pilotes du projet. Encore une fois nous répondons à des briefs, des problématiques clients or l’IA est très aléatoire et c’est une agglomération de l’existant. C’est difficile de créer quelque chose de vraiment nouveau puisqu’on est un peu sur de l’addition de plein de choses existantes. »
Pour autant, les gains en temps sont considérables, laissant entrevoir de substantielles modifications dans l’allocation des tâches. « Ces gains de temps permettent d’en consacrer davantage au conseil, à la créativité et à la conceptualisation des idées, explique Sophie Barré. Cela dépend beaucoup du projet, de la demande, mais dans certaines conditions, cela peut permettre de raccourcir des plannings, d’augmenter la productivité, et donc à moyen terme d’avoir potentiellement un impact sur les modèles économiques des projets. »
L’adoption ne sera pas pour autant simple. Sylvain Le Borgne, aujourd’hui chief partnership officer de MediaMath, a piloté chez Havas l’introduction d’outils d’IA parmi les équipes du média planning afin de réduire les tâches répétitives. « La majorité était effrayée au départ, indique-t-il, mais avec les échanges, ils se sont rendu compte que leur quotidien devenait meilleur et que ça ouvrait du potentiel pour évoluer. Ce qui a fait la différence, c’est la réelle implication du département ressources humaines. Ce qui a réellement transformé l’adoption, c’est le jour où on est passé d’un projet technique à un projet RH. Ils ont su choisir les mots pour dire qu’on allait faire du marketing augmenté, pour dire qu’on allait augmenter les capacités des collaborateurs. Quand on a réussi à bien présenter les choses de cette façon, on a passé un cap et on a réussi à générer de l’adoption. »
Un problème pour les juniors
L’IA sera-t-elle aussi un gain pour les juniors ? Plutôt un problème, estime Cécile Dejoux, professeur des universités au Cnam et directrice de l’observatoire des transformations managériales et RH : « lls seront en compétition avec l’IA et ils vont avoir la tentation de confier leurs tâches à cet outil, or il est indispensable qu’ils effectuent ce type de tâches pour être en mesure de se charger des tâches senior plus tard… » À ses yeux, l’art du manager résidera dans sa capacité à convaincre les jeunes salariés de s’approprier leur travail afin de maîtriser les bases de leur métier.
La tentation de se délester des missions fastidieuses sera-t-elle la plus forte, quitte à ne plus être en mesure de maîtriser certaines compétences et de limiter sa progression en termes de responsabilités ? Lionel Curt admet qu’il s’agit d’un « vrai sujet ». « Il va falloir inévitablement repenser le "parcours" des juniors, qui font souvent leurs gammes sur ce type de tâches comme faire la synthèse d’une réunion de travail et en extraire les points importants, reconnaît le président de MNSTR. Supprimer cette activité élimine aussi une façon d’apprécier la qualité d’un junior à travers sa capacité d’écoute et son esprit de synthèse. Il faudra trouver d’autres points pour évaluer leurs compétences. » Au-delà des métiers, l’IA risque aussi de transformer l’appréciation des compétences mais aussi les organisations et les rapports aux clients.
Arnaud Rayrole, directeur général de Lecko, agence spécialisée dans la transformation des usages numériques, appelle à la prudence.
« L’intelligence artificielle va donner une nouvelle dimension au partage des connaissances parce que c’est difficile aujourd’hui de capitaliser les informations diffusées par voie orale à travers des échanges, des conférences, des tribunes etc. Donc on va probablement pouvoir mieux indexer toutes ces informations partagées, mieux en profiter et mieux les partager. Les transcriptions seront efficaces pour les réunions très formelles où chacun a préparé son intervention et parle à tour de rôle avec un ordre du jour clair. Mais dans les réunions telles qu’on les vit tous au quotidien, où on n’a pas le temps de préparer, où ça parle dans tous les sens avec des gens qui se coupent la parole, à quoi servira une transcription ? Je ne sais pas. Après quinze années d’expérience dans la transformation digitale, je reste maintenant assez prudent parce que l’enregistrement de réunion a un effet de bord. Quand une réunion est enregistrée, les gens ne s’expriment plus de la même manière car il y a un risque que, plus tard, ce qu’ils ont dit puisse leur être opposé. Avec la transcription écrite, ce phénomène va sans doute s’accentuer. »