TRANSITION

Haute fonctionnaire et économiste respectée, spécialiste de la transition écologique et solidaire, membre du Haut Conseil pour le Climat, directrice de la Fondation européenne pour le climat, Laurence Tubiana était l’ambassadrice des négociations de l’Accord de Paris sur le climat, en 2015.

En septembre 2024, le Haut Conseil pour le Climat [HCC] a émis un avis assez critique sur la trajectoire prise par la France et les politiques publiques menées pour réduire notre empreinte environnementale ainsi qu’atteindre les objectifs que nous nous sommes nous-mêmes fixés. Cet avis a-t-il été suivi d’effets ? D’ailleurs, les avis du HCC le sont-ils, en général ?

Laurence Tubiana. De façon générale les avis du Haut Conseil pour le Climat ont un impact. Ils ne laissent pas complètement le gouvernement insensible, dans la mesure où la presse s’en fait l’écho, où les organisations de défense de l’environnement s’en saisissent. Ils sont utilisés comme un instrument de mesure et d’évaluation des politiques menées. Ce sont aussi des références pour le Conseil d’État. La justice en fait un outil d’arbitrage, pour rendre ses décisions lorsqu’elle est saisie. J’ai la sensation que le rôle et la portée du travail du Haut Conseil commencent à être bien stabilisés. Ce qu’il manque peut-être encore, c’est que le HCC puisse débattre avec le Parlement, qu’il ne soit plus dans une relation directe qu’avec le gouvernement. Résultat - et même si l’on peut être très critique envers les gouvernements qui se sont succédé depuis la création du HCC en 2018 - il y a un effort de consenti, pour prendre au sérieux le fait qu’il ne suffise pas de changer la narration, - par exemple, affaiblir les ambitions de nos engagements de réduction de nos émissions de gaz à effet de serre -, mais qu’il faille résolument agir et lancer les politiques correspondant à ces engagements.

L’an dernier, on peut dire que tous les secteurs de l’économie française, y compris ceux des transports et du bâtiment, ont contribué à la réduction de l'empreinte environnementale. Et le fait que des réacteurs nucléaires en panne, aient finalement pu être remis en route, nous a rendu un grand service en matière de baisse de notre volume d’émissions : on peut dire qu’un tiers des émissions évitées en 2023 en résulte.

Il faut également prendre en compte la mise en place de la planification écologique, qui permet de prévoir la réduction, branche industrielle par branche industrielle, de façon transversale, avec des politiques publiques plus cohérentes. Surtout, est arrivé quelque chose que l’on n’avait pas auparavant : un chiffrage clair, secteur par secteur, un cadre de référence. Et ça, c’est très utile. Jusque-là, les ministères étaient bien incapables de dire comment et à quel rythme ils allaient atteindre l’objectif d’un net 0 en 2050 (zéro émissions nettes).

Justement, le nouveau gouvernement est en train de défendre son budget, lequel est par avance contesté, notamment en raison de ses faibles ambitions environnementales. Quel est votre regard sur la situation ?

Il semble qu’il y ait une forte dissonance, surtout aujourd’hui, entre des choix budgétaires non assumés et des choses prévues, qui n’ont finalement pas été faites. En particulier, une série de réformes qui devaient être mises en place en termes législatifs, pour la planification de l’énergie, la stratégie nationale bas carbone (SNBC), le plan national d’adaptation… Autant de sujets à propos desquels aucune vision claire, aucun agenda de mise en œuvre ne sont plus discutés. Le secrétariat général à la planification écologique a été affaibli, il n’est plus directement rattaché au cabinet du Premier ministre. C’est un signal négatif. J’ai le souvenir que quand la mission interministérielle « effet de serre » était rattachée à Matignon, au début des années 90, elle a eu un très gros impact et a mis la question du carbone à l’agenda de chaque ministère. À partir du moment où, en 2002, elle est passée sous l’autorité du ministère de la Transition écologique, sa capacité à impulser des changements dans l’ensemble des politiques publiques a beaucoup reculé. 

Côté budget, il faut bien sûr une stratégie pluriannuelle d’investissement. D’ailleurs, Bercy estime le montant des investissements à réaliser pour réussir la transition et atteindre les objectifs que la France s’est fixés à une augmentation de 100 milliards par an d’ici à 2030. C’est bien d’avoir un chiffre mais rien ne nous dit comment nous allons l’atteindre, alors que parallèlement, il y a une baisse de tous les crédits structurants votés ces dernières années : que ce soit pour le passage au véhicule électrique, pour le budget de l’Ademe en très forte baisse (à l’heure où nous imprimons, la baisse prévue se situe entre 25 et 35 % ), alors que l’Ademe, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, est un organisme indispensable pour la concrétisation, sur le terrain, de la transition écologique. Si, par ailleurs, le gouvernement entend revenir à un déficit global inférieur à 3 % du PIB d’ici à 2027, je ne vois pas comment on y arrive. Comment, dans ces conditions, engager les investissements nécessaires à la transition écologique et atteindre nos objectifs pour 2030 et 2050 ? Cela me paraît impossible.

D’autant que le gouvernement prévoit également une forte baisse des ressources des collectivités...

Or on a terriblement besoin des collectivités, de leurs investissements, de leurs politiques publiques concernant l’urbanisme, la rénovation énergétique, le transport du quotidien, le contournement des villes, pour réussir la transition ! Les grandes politiques structurantes, du type grand mix énergétique, se décident au niveau de l’État, mais c’est à l’échelle des collectivités que la transition écologique se fait « pour de vrai ». À l’inverse, l’étalement urbain, le non-respect du zéro artificialisation nette, telle ou telle nouvelle infrastructure routière : ce sont des décisions prises par les collectivités et elles peuvent aggraver la situation.

À propos des collectivités locales, il y a peut-être des questions à traiter sur le plan de leur efficacité, mais elles détiennent énormément de clés pour une transition réussie ou pas. Et face à l’urgence climatique, aux besoins de 19 milliards d’euros de budget supplémentaire par an - un montant identifié par l’administration de Bercy elle-même -, le fait de savoir si les fonctionnaires travaillent assez d’heures par semaine ne pèse pas lourd.

Autre dimension importante : les incohérences, aux différents échelons. Aujourd’hui, chaque région a son plan de réduction des émissions de gaz à effet de serre sur son territoire, lequel n’est pas toujours en cohérence avec les dispositions prévues par la stratégie nationale. C’est plutôt sur la cohérence des politiques publiques entre différentes strates administratives, que devrait porter l’effort d’efficacité du gouvernement.

Compte tenu de tous ces éléments, sans oublier qu’au niveau européen, si l’on s’en tient aux rapports d’Enrico Letta et de Mario Draghi, nous avons un déficit d’investissement climatique compris entre 400 et 500 milliards d’euros par an, soit 2,6 % du PIB européen… Je ne vois pas comment on y arrive. J’entends bien qu’il y a eu dérapage des finances de la France et qu’il faut y remédier, mais sacrifier la transition écologique n’est pas la solution. Se mettre en conformité avec la règle du déficit à 3 % ne peut pas être le seul objectif. Quid des investissements nécessaires pour la transition écologique ? Là, c’est vraiment silence radio ! Résultat : pas de vision, pas de perspective, pas de stratégie de financement pluriannuelle qui propose une feuille de route claire, pas de calendrier de mise en œuvre de mesures prévues et importantes, comme les mesures de rénovation énergétique.

Je reviens sur les bons résultats de la France en matière de réduction de nos émissions de gaz à effet de serre : le résultat n’est-il pas faussé, compte tenu de la non-prise en compte des émissions historiques, des émissions importées ou encore des émissions par habitant ?

Concernant les émissions importées, au niveau européen on a de plus en plus les deux chiffres. Il faudrait en effet qu’on les prenne en compte de façon systématique en France, pour avoir une idée objective de notre trajectoire. Nous avons fait cet exercice au HCC et constaté que l’empreinte moyenne en France passait de 6 tonnes par an et par habitant, à près de 11.

Alors que nous devrions être à 2…

Vous soulevez très justement la question des émissions historiques, c’est-à-dire le stock de gaz à effet de serre que nous avons émis depuis le début de l’ère industrielle. Elle doit également être prise en compte. Reste qu’en stock, la Chine a désormais rattrapé la plupart des pays développés. Les émissions chinoises par tête sont assez élevées. Aussi élevées qu’en Europe. Et compte tenu du nombre d’habitants en Chine, de la trajectoire du pays, de son développement économique, très intensif en carbone, son rôle est majeur. Absolument majeur. Les décisions chinoises sont déterminantes, pour en rester à un réchauffement global de +1,5 à +2 degrés. Le reste du monde est soumis à leur impact.

C’est important à plusieurs titres : cela concerne la question de la réindustrialisation européenne, de notre dépendance aux importations chinoises, de notre autonomie en matière de production et de stockage d’énergies renouvelables. Je discute régulièrement avec des collègues chinois et étudie particulièrement ce pays. Pour toutes sortes de raisons - leur système de planification, d’investissement, leur régime politique…-, le soutien à leur propre économie porte en permanence sur le secteur industriel, très émetteur de CO2. Ils sont tout le temps en surproduction, donc en quête de débouchés, en interne mais surtout à l’international.

Prenons l’exemple des matériaux pour les éoliennes, les batteries, les panneaux solaires, ou les véhicules électriques… bref, tout le secteur de l’énergie verte. La Chine a beaucoup produit et a sans cesse besoin de débouchés. C’est donc une concurrence directe pour l’Union européenne, qui pourrait court-circuiter ses efforts de transition vers des énergies vertes et un parc automobile décarboné. En réalité, l’Europe n’est pas prête à être autonome. Prendre le temps d’y parvenir c’est se mettre en retard par rapport à sa trajectoire de décarbonation.

Dès lors, que faire ? C’est un choix politique majeur et difficile. Soit on accepte le fait que les Chinois sont beaucoup plus avancés et on décide d’acheter leurs produits, ce qui permettrait d’accélérer notre propre transition, mais nous rendrait complètement dépendants des exportations chinoises. Soit on veut une Europe autonome, pour ce qui concerne ses filières d’énergies vertes, mais ce sera long et nécessitera des mesures de protectionnisme. La souveraineté européenne, la protection du marché européen, le nationalisme économique ont un coût écologique non négligeable et cela, on ne l’entend pas assez. Dans le même temps, il nous faut trouver le moyen de faire baisser drastiquement à la Chine son recours au charbon. D’ailleurs, ce pays est lui-même pris dans ses contradictions. Car la Chine aussi subit les effets du réchauffement climatique et se préoccupe de sa sécurité énergétique.

Ces sujets devraient être au cœur des préoccupations internationales. Or la conversation mondiale, sur le sujet, est à l’arrêt. Personne ne parle à personne raisonnablement. On préfère se faire la guerre. C’est assez saisissant ! La catastrophe arrive, elle est déjà là. Massive. Elle concerne tout le monde et tout le monde le sait. Pourtant, on ne pense qu’à se flinguer les uns les autres.

Pour résoudre cette contradiction, n’est-il pas temps de remettre sérieusement en cause nos modes de vie ? Par exemple, en n’essayant pas de mettre, demain, sur les routes européennes, autant de véhicules électriques qu’il y a de véhicules thermiques aujourd’hui ? Ou en réalisant d’importantes économies d’énergie, plutôt que de sans arrêt en chercher de nouvelles sources de production et de stockage ?

Ah mais oui ! Bien sûr. Mais en France, on a vraiment du mal à enclencher ce genre de raisonnements. Cela me rappelle le débat public que j’ai présidé pendant l’année 2013, lequel portait sur la transition énergétique. Quand on parlait d’économies d’énergie, cette impossibilité à l’imaginer… Bien sûr qu’il faut continuer l’électrification, mais cela ne peut pas être illimité. Matériellement, c’est impossible. Les panneaux solaires, les batteries… Tout cela suppose de la matière, des minéraux, des terres rares. Donc nous devrons nous poser la question d’une réduction de la consommation d’énergie. Mais j’ai l’impression que ce sujet n’est plus du tout abordé.

Et vous avez raison, concernant les transports, on doit sortir de l’idée qu’il nous faudrait plus de voitures à condition qu’elles soient électriques. Ce qu’il nous faut c’est de toute façon moins de voitures, donc plus de transports partagés, d’autres moyens de déplacement que la voiture individuelle. Je suis effrayée par la logique, qui continue, du toujours plus. C’est valable pour le grignotage des terres agricoles par les routes et par les villes. Le « zéro artificialisation nette », ça ne marche pas du tout. Les concepts de mutations structurelles, de modes de consommation différents ont complètement disparu du débat public. On a l’impression qu’entre la guerre contre l’Ukraine, les autres conflits géopolitiques, le besoin de réindustrialisation que j’évoquais tout à l’heure… on a complètement mis de côté la notion de transformation du modèle. Ce n’est plus du tout à l’agenda. Ce n’est pas seulement dommage, c’est grave !

J’étais frappée de constater que plus de 80 % des pays engagés dans la Cop Biodiversité n’ont pas pris d’engagement de protection des espèces ou de conservation des milieux naturels. Il y a un vrai recul sur ces questions. Or pendant tout ce temps perdu, la dégradation environnementale continue de s’aggraver, elle a franchi des pics. Ce recul, on le sent très nettement en France. On l’a encore vu avec la crise des agriculteurs. Là où on devrait parler de désendettement, d’autres modes de production agricole et de juste partage de la valeur, on accuse les normes environnementales d’être à l’origine des problèmes.

Comment expliquez-vous cette nouvelle défaite des idées écologistes et de l’impératif climatique ?

Je ne l’explique pas complètement. C’est comme s’il y a eu une forme de choc. Un retour de bâton, concernant les politiques environnementales. C’est particulièrement visible au niveau européen. Bon, ce mouvement de balancier on le connaît, on l’a déjà vécu. Il y a toujours eu des cycles, dans notre compréhension de notre rapport au vivant, à la Nature, notre appréhension du péril que nous nous faisons courir à nous-mêmes. Mais là, je trouve la vague contraire très, très forte. Et elle n’a sans doute pas encore terminé de se dérouler.

J’ai l’impression que la bataille de l’opinion a été gagnée par ceux qui disent « l’écologie c’est contre le peuple ». Ce n’est pas la première fois que nous sommes balayés par cette vague, mais là, son effet semble particulièrement puissant, alors que nous avons tant besoin, au contraire, de remobiliser, que le fait de remettre ce sujet de la transformation de nos modes de vie au centre des discussions est si crucial. Les lobbies en action, les gouvernements peu sérieux nous mettent en danger. Et nous y contribuons, en les laissant faire. C’est une forme d’irresponsabilité.

Pourquoi brusquement l’Union européenne est-elle passée de « green » a « clean » ? On ne parle plus d’énergies green, au niveau européen, mais de clean energy. Ce n’est pas uniquement une concession à l’énergie décarbonée du nucléaire. C’est un mouvement plus large. Que veut dire « propre » ? D’ailleurs, les lobbies européens ne sont pas les seuls à remettre en cause les politiques européennes. Poutine lui-même, expliquait dès la fin de l’année 2022 que le vrai ressort de la crise c’étaient les politiques européennes de transition écologique. Et les secteurs gazier et pétrolier, qui ont multiplié leurs profits par quatre en un an, la première année de la guerre en Ukraine, ont tous les moyens nécessaires pour communiquer contre les normes environnementales. D’ailleurs, les subventions au secteur des énergies fossiles sont toujours aussi élevées. Plus de 1000 milliards de dollars d’aides et d’exonérations de taxe, par an, à l’échelle mondiale, presque 500 milliards, par an, à l’échelle européenne.

Le rapport est quasiment de 1 à 4, voire de 1 à 5 entre énergies renouvelables et énergies fossiles. Les fossiles demeurent cinq fois plus subventionnées que les renouvelables, par ceux-là mêmes, des États prétendant se lancer dans la transition écologique.

Alors que ces secteurs des énergies fossiles ont fait plus de 4 000 milliards de dollars de profits rien qu’en 2022 ! C’est vertigineux !

L’an prochain marquera les 10 ans de l’Accord de Paris, obtenu à l’issue de la Cop 21, auquel vous avez pris une grande part. Dix ans après, quel est le bilan ? Dans quel état allons-nous célébrer cet anniversaire ?

Comme vous l’imaginez, le bilan est mitigé. Cependant, l’Accord de Paris a eu un rôle décisif. En 2015, il entérinait le principe d’un réchauffement ne dépassant pas plus de 2 degrés en moyenne, voire pas plus d’1,5 degré, d’ici à la fin du siècle. C’était une avancée considérable. Songez qu’en 2012 encore, comme le démontrait un rapport de la Banque Mondiale, les prévisions étaient encore de +4 degrés. Ce qui est très différent de +1,5 !

Sauf que l’accord n’est pas contraignant.

C’est vrai. Les pays ne se sont pas engagés à grand-chose il y a dix ans et même s’ils font à peu près ce à quoi ils s’étaient engagés, on est toujours dans des scénarios à +2,5 degrés, ce qui est encore trop, beaucoup trop par rapport à l’Accord de Paris - mais mieux que +4. De plus, et c’était l’un des objectifs majeurs de l’Accord, on peut espérer que les émissions mondiales se stabilisent cette année ou l’année prochaine, qu’elles cessent d’augmenter. D’abord, parce que les émissions de beaucoup de pays développés diminuent, même si c’est trop lent. Ensuite, parce que les émissions chinoises elles aussi commencent à stagner.

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