Afin de se démarquer, un nombre croissant de marques font appel à l’émotion dans leur stratégie de communication. Un levier surjoué dans un monde où le critère économique prime souvent ?
Quelques minutes consacrées à la lecture de Stratégies suffisent à s’en convaincre. L’émotion se taille une part chaque jour grandissante dans la publicité, la communication et le marketing, au point de devenir une antienne privilégiée par des acteurs issus de secteurs extrêmement divers : mode, automobile, sport, distribution, alimentation, services, institutions... Cette liste, non exhaustive, témoigne du nombre toujours croissant de marques ayant intégré le pathos à leur partition. Tout sauf un hasard. « Les marques l'ont compris : pour capter l'attention et marquer les esprits, il ne suffit plus de vendre un produit, il faut susciter des émotions vraies, des joies profondes, qui résonnent avec la vie de chacun », estime Arnaud Le Bacquer, cofondateur de l’agence Gloryparis. « En se rapprochant de ce rapport émotionnel, les marques réussissent à créer un lien unique, ancré dans l'authenticité et la sincérité, qui fait plus que vendre : il crée des souvenirs et forge des relations durables », résume-t-il. Et ce pour une raison simple. Une pub sans émotion s’apparenterait à « ce type en réunion dont personne ne se souvient », juge-t-il. « Une publicité capable de provoquer une émotion, positive ou négative, a plus de chances de capter l'attention et de rester dans la mémoire du public », appuie le publicitaire, sûr de son fait.
Une fois cette conviction assénée, les questions affluent. Première d’entre elles : l’émotion allant du rire aux larmes, doit-on évoquer une arme à double tranchant ? « C'est un aspect souvent oublié. Il y a pourtant une règle très importante. Je fais référence aux travaux de Daniel Kahneman et Amos Tversky sur la théorie des perspectives (framing effect) », avertit Grégory Mugnier, fondateur d’Axone & Partners et expert reconnu de la psychologie du consommateur. Conclusion desdits travaux : « Notre cerveau est plutôt rationnel et l’orientation positive ou négative des émotions va modifier la manière dont on va réagir. Pour faire simple, si le message génère une émotion positive, la personne sera motivée à renforcer son comportement. À l’inverse, si le message est cadré négativement, la personne sera motivée à réduire son comportement », déroule-t-il. Autrement dit : « Si votre objectif est de générer un comportement d’achat, il faudra conclure la vidéo ou le contenu par de l’émotion positive. À l’inverse, si votre objectif est de réduire un comportement comme l’addiction à l’alcool ou au tabac, il faudra conclure la vidéo ou le contenu par de l’émotion négative », détaille-t-il. « L’émotion négative peut induire une réaction positive envers le produit. Évoquer une scène de fin du monde peut induire à acheter bio ou à s’acheter un vélo », affine Alda Mari, directrice de recherches au CNRS, qui collabore étroitement avec l’agence Emoticonnect sur le volet du marketing émotionnel. « Le challenge consiste à identifier l’attente du consommateur non seulement envers le produit mais de manière plus globale, sa posture envers le contexte dans lequel le produit est utilisé, son but, son image sociale, politique, environnementale... », éclaire la chercheuse.
Recherche de consensus
Certes, mais comment faire consensus auprès de profils de consommateurs appréhendant très différemment une même émotion ? « Chaque personne est différente en fonction de son expérience de vie, de son expérience avec la marque. Néanmoins, les travaux de recherche actuels en psychologie ou en marketing – notamment ceux de Cowen et Keltner – identifient clairement les différentes émotions que nous pouvons tous ressentir. Une marque peut générer un consensus émotionnel dès lors qu'elle fonctionne dans cet ordre. D'abord, quelle est l'émotion ou les émotions que j'ai envie de transmettre à ma cible ? Puis, comment vais-je la transmettre ? C'est-à-dire quels sont les codes émotionnels, les signes, qui permettront à ma cible de ressentir l'émotion ? », développe Grégory Mugnier. Plus facile à dire qu’à faire ? « La classification des émotions se déploie en fonction des profils et des caractéristiques comportementales. À titre d’exemple, une personne atteinte du spectre autistique n’exprime pas ses émotions de la même manière qu’une personne sans handicap », rappelle Marie Argence, fondatrice de l’agence Emoticonnect. « La base même de nos travaux en matière d’analyse émotionnelle au service des entreprises et des marques est de pouvoir leur présenter toutes les spécificités possibles que l’on retrouve chez leurs consommateurs et collaborateurs afin de créer des synergies et des émotions positives les plus homogènes possibles », explique-t-elle.
En ligne de mire : un enjeu majeur puisque « l’émotion est une des premières motivations à agir », souligne Alda Mari. Problème : la majorité des études consommateurs met en avant le prix comme critère de choix numéro un, en particulier pour les marques de grande consommation, tandis que les marques premium et luxe useraient de l’émotion comme critère clé de différenciation. De là à qualifier l’émotion de levier surcoté utilisé par bon nombre d’acteurs... « L'émotion n'est pas une attente ou un frein comme le prix, c'est une stratégie pouvant débloquer le frein. Le comportement ultime d'un consommateur n'est pas d'acheter un produit ou service mais d'être prêt à payer pour, en particularité être prêt à payer plus cher que pour un produit ou service concurrent », cadre Grégory Mugnier. « Les études en marketing et psychologie du consommateur ont montré que les émotions génèrent un lien d'attachement envers la marque : on a davantage envie de la défendre, à la recommander, à la payer plus cher…», conclut-il. À la clé, un nécessaire changement de paradigme, selon Marie Argence.
Vive le ROE !
« Les stratégies de communication cherchent majoritairement à valoriser l’obtention du ROI via sa valeur financière. L’objectif de l’analyse émotionnelle n’est pas de valoriser le ROI à court terme mais de valoriser le ROI obtenu par la considération du ROE (Return On Emotions). Ce type d’analyse et de prise en considération des émotions humaines est un objectif à long terme qui rassure les collaborateurs, renforce la notoriété de la marque, optimise la conversion mais surtout pérennise la vie de l’entreprise. L’émotion n’est pas surcotée, elle n’est pas encore comprise à sa juste valeur et son potentiel de croissance », prêche-t-elle. Ultime questionnement : la raison s’oppose-t-elle à l’émotion ? « Ce qui est sûr, c'est que la raison arrive après l'émotion. Et c'est la biologie qui le dit », assure Grégory Mugnier. Un raisonnement que conforte Alda Mari. « L’émotion, dans le comportement économique, précède souvent la raison. Par ailleurs, les raisonnements mis en œuvre devant la dépense ne sont certainement pas des syllogismes aristotéliciens. Ils prennent en compte des préférences, des croyances et des postures que l’on peut qualifier souvent comme relevant de l’émotion. L’IA vise à identifier ces mélanges et à les départager », glisse-t-elle quant à une avancée majeure dans la compréhension de ces précieuses émotions.