CAHIER TRANSITION

Larissa Mies Bombardi est une scientifique brésilienne, chercheuse reconnue et spécialiste des questions agraires, agricoles et des mouvements sociaux paysans. En 2019, la traduction de son enquête sur les impacts de l’usage des pesticides au Brésil lui a valu des menaces si fortes qu’elle a dû s’exiler en Europe. Elle vient de publier Pesticides : un colonialisme chimique (éditions Anacaona). Un éclairage puissant sur «le cercle d’empoisonnement», dans lequel se sont enfermés l’Europe et le Brésil.

Vous avez dû vous exiler, à la suite d'une première publication de votre livre au Brésil. Que s’est-il passé précisément ? Est-il impossible, au Brésil, de parler des risques liés à l’utilisation de pesticides - que vous nommez agrotoxiques ?

LARISSA MIES BOMBARDI. Je suis une chercheuse, professeure de l’université de São Paulo depuis 2017, spécialisée dans les enquêtes sur les agrotoxiques depuis une quinzaine d’années. En 2017, j’ai publié un atlas intitulé « Une géographie de l’utilisation des agro-toxines au Brésil et ses relations avec l’Union européenne » -, portant sur l’usage des pesticides et leur impact au Brésil, mais aussi sur le fait que des pesticides interdits par l’Union européenne continuaient d’être exportés par ce continent vers le Brésil, avant de revenir en Union européenne sous forme de résidus dans les légumes, les fruits et produits d’élevages brésiliens… importés par l’Europe. C’est ce que l’on nomme le cercle d’empoisonnement. Ce travail a d’abord été publié en portugais, puis en 2019, il a été traduit en anglais.

C’est le moment où les problèmes ont commencé ?

Oui. Entre 2017 et 2019, rien de grave ne s’est produit. Puis, quand l’atlas a été traduit, nous l’avons lancé en Europe, d’abord dans les villes de Glasgow (Écosse) et de Berlin (Allemagne). Il est alors devenu un sujet, dépassant les frontières brésiliennes. C’est le moment où les pressions et les menaces ont commencé.

Des menaces de quel ordre ? Venant de qui ?

Évidemment, il n’est jamais simple de démontrer que les menaces que j’ai reçues venaient directement de l’agro-business brésilien. Tout de même, il y a de quoi nourrir beaucoup de présomptions ! Juste après le lancement du livre en anglais, une personnalité aux liens très forts et bien connus avec l’agro-business a publié un long article, dans un média en ligne, prétendant que j’étais allée en Europe « ternir » l’image du secteur agro-industriel brésilien. Article dans lequel étaient aussi remises en cause la sincérité et la pertinence de mon travail. On m’accusait tout simplement de mentir. Mon université a demandé un droit de réponse, que nous avons obtenu. J’ai publié une réponse, avec mes arguments, ainsi que des données chiffrées précises et incontestables.

Mais cela n’a pas suffi. Les menaces n’ont fait que croître. D’abord sur l’évolution de ma carrière de chercheuse et de professeure d’université, ensuite des menaces physiques voilées… Par exemple, un soir, de retour d’une interview donnée à un grand média, j’ai reçu le mail d’une personne qui se présentait comme un pilote de ces petits avions qui font de l’épandage d’agrotoxiques, sur les exploitations agricoles. Il a clairement écrit que si je continuais à répéter que les pulvérisations de pesticides par avion sont dangereuses, il m’inviterait à venir à bord de son appareil et se chargerait de me montrer ce qui est vraiment dangereux. Des exemples comme celui-là, il y en a eu beaucoup. Comme cette autre personne, une journaliste, ou se prétendant telle, qui semblait plutôt proche de celles et ceux qui luttent contre la propagation des agrotoxiques. Elle m’a contactée en me disant qu’elle voulait m’interviewer, pour le compte de Radio Gazette, un média considéré comme sérieux, au Brésil. Mais le temps passait et elle ne cessait de reporter le rendez-vous. Elle ne m’a finalement jamais mise en relation avec ce média, arguant que je parlais trop, que je m’exposais trop et tenais des propos exagérés. Une façon de me dire que je ferais mieux de me taire.

Quand mon atlas a été traduit en anglais en Europe en 2019, le principal importateur scandinave de produits bios a décidé de boycotter des produits brésiliens. Une décision qu’il a prise après avoir eu connaissance des données que j’avais regroupées et analysées. Vous pouvez imaginer que cela n’a pas plu aux lobbies de l’agro-industrie brésilienne.

En 2019, alors que je participais, au Parlement européen à Bruxelles, à une conférence portant sur les conditions de signature et de mise en œuvre de l’accord du Mercosur, les personnes qui m’avaient invitée m’ont déconseillé de rentrer au Brésil, mon pays, car la situation devenait trop dangereuse pour moi. Comme pour toutes celles et ceux qui, en Amérique du Sud, s’attaquent aux lobbies. J’ai écouté le conseil, bien que ne voyant pas comment organiser ma vie en Europe. Mais j’ai tout de même commencé des démarches pour obtenir des papiers et vivre hors du Brésil. Malheureusement, la pandémie de covid est arrivée et je n’ai pas pu quitter mon pays, jusqu’en 2021. Entre-temps, en août 2020, j’ai subi une agression très étrange, au regard des « normes » brésiliennes, qui m’a confirmée dans l’idée que l’on cherchait à m’intimider : un soir en rentrant chez moi, j’ai constaté qu’il y avait trois hommes dans ma maison. Ma mère dormait - elle vivait chez moi, avec mes deux enfants. Heureusement, mes enfants n’étaient pas présents, ils étaient chez leur père. Ces hommes n’étaient pas armés, ce qui est très atypique, lors d’une effraction dans un domicile privé, au Brésil. Ils ont dérobé un vieil ordinateur portable, sans valeur, mais dans la mémoire duquel étaient stockées des données à partir desquelles je travaillais. Sans plus. Ma mère vivait très mal ces menaces. Elle en est tombée malade. Toute cette période a été horrible.

Après cette agression j’ai décidé de partir de chez moi et j’ai commencé à déménager souvent, allant chez des connaissances, dormant de-ci de-là, laissant mes enfants chez ma sœur, habitant chez une cousine… Finalement en 2021, j’ai réussi à quitter le Brésil et à m’installer en Belgique avec mes enfants. J’y vis et travaille, depuis. Je n’ai aucune preuve irréfutable que les menaces formulées à mon endroit venaient de l’agro-business brésilien, mais on peut raisonnablement le penser.

La situation s’est-elle apaisée, avec l’arrivée de Lula au pouvoir, en 2023 ?

Je pense que la situation est un peu moins dangereuse aujourd’hui. J’ai pu par exemple rentrer au Brésil pendant quelques jours, mais c’était avec l’appui du Mouvement des sans-terre [très proche du pouvoir Luliste] et sous la protection de son service de sécurité, pour chacun de mes mouvements. Il fallait toujours que mes hôtes sachent où j’étais et je devais faire très attention. Ma vie demeure menacée dans mon propre pays. Mes enfants étaient contents et soulagés quand nous sommes revenus à Bruxelles. Bien sûr, avec un gouvernement Lula, la situation est plus stable que quand Bolsonaro était au pouvoir, mais l’extrême droite reste très puissante dans le pays ; et puis la violence liée à l’agro-négoce est structurelle, au Brésil. C’est d’ailleurs pour cela que je parle de colonialisme. Cette violence est ancienne, ancrée. Elle vise toutes celles et ceux qui se préoccupent de la préservation de l’environnement mais aussi toutes les populations autochtones, en permanence attaquées. Oui, c’est vrai, aujourd’hui nous avons un gouvernement qui semble se préoccuper des droits humains, de la protection de l’environnement, de la préservation des milieux naturels… Mais la situation au quotidien demeure très violente.

Votre livre Pesticides : un colonialisme chimique, aujourd’hui traduit en français, avait d’abord été publié au Brésil. Comment avait-il été accueilli ?

Bien ! Tout comme en Europe. Au Brésil, j’ai fait une tournée dans plusieurs villes pour son lancement et l’accueil était toujours très bon. La presse aussi a beaucoup relayé la sortie du livre et pas seulement la presse dite progressiste, de gauche, mais aussi la presse de droite, y compris O Estado de São Paulo, un grand journal très conservateur.

C’est donc une parole qui peut être entendue, au Brésil, malgré la puissance des lobbies ?

Oui, en dépit de la puissance de frappe des lobbies et de la violence du secteur des pesticides au Brésil, il y a, me semble-t-il, une prise de conscience de plus en plus importante des effets nocifs de ces produits chimiques. Un indicateur de cette prise de conscience est le fait que lors des consultations électorales, de plus en plus de candidats s’emparent du sujet. Ils promettent de lutter pour la réduction de l’usage des pesticides, s’engagent à promouvoir un autre modèle agricole… Ce thème de campagne était inexistant il y a encore une dizaine d’années. Aujourd’hui, il prend de plus en plus de place dans le débat politique.

Diriez-vous que les Brésiliens sont informés sur le sujet ? Qu'ils sont vraiment au courant des effets nocifs des pesticides sur leur santé et la santé des écosystèmes ?

Une partie d’entre eux, oui. Toute la population peut-être pas, mais encore une fois, la prise de conscience grandit. Le sujet n’est plus passé sous silence. Il est présent dans les écoles. De nombreuses personnalités influentes, des artistes par exemple, nous aident à divulguer l’information, des livres sont publiés. Comme celui de Bela Gil, une spécialiste de l’alimentation durable, cheffe de cuisine, militante du végétarisme - et c’est aussi la fille du chanteur Gilberto Gil. Elle a une émission télé régulière sur la Globo - le principal média brésilien -, dans laquelle elle parle beaucoup de ces sujets. D’autres canaux de diffusion à large audience existent.

On peut avoir l’impression, fausse sans doute, que le discours général sur la préservation de l’environnement, au Brésil, porte essentiellement sur la lutte contre la déforestation de l’Amazonie - liée à l’agriculture -, un peu sur la réduction du plastique, mais très peu sur les questions de méthodes agricoles utilisées ou d’alimentation. Je n’entends pas, par exemple, dans le discours des écologistes brésiliens, le lien entre les agrotoxiques et les cancers ou les problèmes endocriniens…

Pourtant, ce sujet est bien présent. Il est popularisé par l’Institut de défense des consommateurs, l’équivalent de 60 millions de consommateurs en France, lequel fait de nombreuses enquêtes et analyses de produits industriels et manufacturés. L’institut a ainsi démontré la présence de résidus d’agrotoxiques dans beaucoup de produits de consommation courante, comme le pain, les biscuits, les chips… Il est important de mener ces enquêtes sur des produits hyperindustrialisés car au Brésil, une grande partie des contrôles ne concerne que les produits frais, et singulièrement ceux issus d’une agriculture familiale. Mais l’agriculture industrielle et les produits transformés ne sont pas contrôlés. Bien peu s’intéressent aux effets nocifs des agrotoxiques les plus vendus au Brésil, et dans l’opinion, l’idée est répandue selon laquelle les résidus nocifs, le poison, sont présents uniquement dans les légumes et les fruits frais. Il est donc important de montrer que les produits transformés peuvent également être très dommageables, voire pires, pour la santé publique et pour l’environnement. D’ailleurs, il a été question, avec la réforme fiscale, de surtaxer les aliments industriels nocifs pour l’environnement [et à partir de 2025, les banques brésiliennes n’accorderont plus de prêts aux projets liés à l’élevage bovin, si ceux-ci ont nécessité de déforester]. On avance !

Un point très intéressant de votre livre, c’est la démonstration scientifique que vous faites, non seulement de l’impact environnemental de l’usage des pesticides, mais aussi de tout le système économique et financier qui s’organise autour de ce marché, toute l’architecture mercantile du sujet… Vous parlez de colonialisme chimique du monde et singulièrement de l’Europe, sur le Brésil, mais au fond, est-ce que le Brésil ne colonise pas sa propre population avec ce système très nocif pour sa santé et son milieu de vie ?

De mon point de vue, ce qu’il est important de comprendre, c’est que le colonialisme n’est possible que s’il existe également une forme de « colonialité ». Oui, d’une part, l’Europe en exportant vers le Brésil des pesticides qu’elle interdit sur son propre sol, en faisant que le Brésil déforeste l’Amazonie et ailleurs, afin de produire le soja avec lequel sont nourris les animaux élevés sur le sol européen, en important des denrées agricoles, ou des agro-carburants produits au Brésil au détriment de la population brésilienne, elle pratique une forme de colonialisme que j’appelle un colonialisme chimique.

Mais je n’oublie pas qu’il y a une forme de connivence, pire, de participation, de la part de l’État et des entreprises brésiliennes, à cette situation. Qu’est-ce que cette « colonialité » ? C’est l’importance des oligarchies rurales, au Brésil comme dans le reste de l’Amérique latine. Ces quelques familles qui concentrent dans leurs mains tant de surface agricole utilisable et tant de puissance. Jamais nous ne nous sommes réellement confrontés à la question agraire, malgré les décennies de mobilisation du Mouvement des sans-terre. Le Brésil est un pays qui a légitimé l’accaparement des terres par les intérêts privés de quelques-uns au détriment du plus grand nombre, avec une série de lois qui limitaient l’accès au foncier. Trente-huit ans avant la fin officielle de l’esclavage, à la fin du XIXe siècle, le foncier est devenu une affaire privée, exclusive et excluante. Après l’abolition, il fut impossible aux esclaves affranchis de posséder la moindre parcelle de foncier. Le Brésil s’est structuré de la sorte, depuis trois siècles. Aujourd’hui, 1 % de propriétaires terriens contrôlent 50 % des surfaces utilisables ! Dans ce contexte, quand il s’agit de cultiver du soja pour nourrir les animaux allemands, plutôt que de cultiver des légumes et des fruits à destination des familles brésiliennes, qui décide vraiment ? C’est cette oligarchie ! Une oligarchie économique mais aussi politique. Elle est majoritaire au parlement brésilien, aussi bien à la chambre des députés qu’au sénat, et dans les différents États du Brésil.

Le secteur rural est ainsi surreprésenté dans nos institutions, alors que 80 % de la population brésilienne vit dans des villes. C’est tout cela que j’appelle la colonialité et qui permet au système de perdurer, au grand dam du peuple brésilien. Et c’est ainsi que, finalement, le gouvernement brésilien n’est qu’un intermédiaire entre cette oligarchie et les grandes entreprises brésiliennes et/ou européennes du secteur de l’agro-industrie. Ces familles oligarchiques ont tant de pouvoir sur toute la structuration de la société de notre pays, elles sont tellement puissantes sur le plan politique… c’est un mur quasiment infranchissable pour tout gouvernement, y compris progressiste et volontaire sur le sujet.

Même un gouvernement Lula ?

(Elle sourit). Le gouvernement Lula a, par exemple, re-créé un ministère du Développement agraire, lequel s’appuie sur le travail d’un groupe nommé le groupe des spécialistes en agro-socio-biodiversité, dont je suis membre, qui conseille le gouvernement. Par exemple, sur les questions de réduction d’usage des pesticides ou sur la politique nationale de transition agroécologique et biologique. Avec un fort appui aux solutions naturelles de substitution aux agrotoxiques. Des actions comme le fait de ne servir que de la nourriture bio dans les hôpitaux publics du pays sont lancées. Mais s’attaque-t-on réellement à la question de fond ? Quand le ministère du Développement agraire propose de nouvelles lois sur l’usage des pesticides, le ministère de l’Agriculture les affaiblit.

Qui a le pouvoir de changer les choses, en profondeur ? De renverser la table ? Faut-il une femme, éco-féministe, présidente du Brésil, pour qu’enfin le problème soit pris à bras-le-corps ?

(Elle éclate de rire). Allons-y ! Empruntons ce chemin car c’est le seul en mesure de nous sauver ! Oui, vive une femme éco-féministe présidente du Brésil !

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