Après des années de quête de sens, voici venu le temps de la légèreté. Contexte inflationniste et actualités anxiogènes obligent, les agences françaises changent leur fusil d'épaule et abordent tous types de sujets sous le prisme de l'humour.
En mars 2019, le covid frappe la France de plein fouet, imposant un confinement strict. Face à cette crise inédite, agences et annonceurs se retrouvent démunis. À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. Malgré des investissements publicitaires globalement divisés par deux, beaucoup d’annonceurs ont pris la décision de faire avec et d’intégrer le sujet de l’épidémie dans leurs prises de parole. Les années suivantes, annonceurs et agences du monde entier ont un peu plus mouillé la chemise, en proposant des campagnes avec du sens, du message, du purpose, du purpose et encore du purpose. En 2022, on pensait ce fameux « purpose » sur le déclin, victime d’un manque d’attribution aux marques par les consommateurs. Nada ! Il n’a sans doute jamais été aussi omniprésent sur la Croisette. En témoignent les Grands Prix remportés par la France aux Cannes Lions 2023 : Grand Prix For Good pour Havas Paris et la Fondation Anne-de-Gaulle, Grand Prix Lions Health and United Nations Foundation for Good pour Publicis Conseil et «Working with Cancer», Grand Prix Creative Strategy, toujours pour Publicis Conseil et Renault Plug-Inn.
En prévision de la prochaine édition des Cannes Lions, la rédaction s’est demandée si 2024 ne serait véritablement pas (enfin) l’année qui marquera la fin du purpose au profit de quelque chose de plus léger. « Lorsque Cannes attribue le Grand Prix Film à un trente secondes sur un lézard d’abord mort puis vivant pour vendre un téléphone (Apple), ça veut dire qu’une bonne blague, bien mise en scène, bien dirigée et bien craftée peut prétendre aux plus grandes récompenses. Le film "Papa" de BETC pour Canal+ en est également la preuve. Si l'humour veut dire retour à plus de simplicité et moins se prendre au sérieux, je signe », lance Ibrahim Seck, creative director chez Media Monks Paris.
Promu à Cannes
Lien de cause à effet ou non, une catégorie « humour » a été ajoutée au festival des Lions. Non, non, ce n’est pas une blague. Même si certains auraient préféré le contraire. À commencer par le publicitaire Olivier Altmann dans une saillie partagée sur LinkedIn : « J'ai toujours eu beaucoup de respect pour ce grand et incontournable festival international de la créativité. Cependant, il a été question de réduire le nombre de catégories pour valoriser les récompenses. Malheureusement, ce vœu pieux n'a pas duré longtemps... À quand l'annonce de nouvelles catégories comme "drame", "horreur" et "aventure" ? L'humour n'est qu'un des nombreux moyens de communiquer avec les gens, et il existe déjà de nombreux festivals d'humour (qui n'ont rien à voir avec la publicité, d'ailleurs)... Je crains que dans quelques années, il ne faille introduire la catégorie "idées" pour nous rappeler ce qu'est notre métier. »
Serions-nous revenus de cette vague de films grandiloquents avec de grands discours... un peu creux ? « Les marques redécouvrent les vertus de l'humour après quelques années de "marketing du premier degré" où elles ont été nombreuses à envahir le terrain politique de façon pas toujours légitime ou stratégique. Certaines y ont laissé des plumes, en affichant des discours démesurés par rapport à leurs actes, ou en appuyant sur les lignes de fractures de la société et de leurs cibles », analyse Clément Scherrer, directeur général adjoint en charge des stratégies chez Buzzman. L’actualité de ces derniers mois y est aussi pour quelque chose. Entre les conflits géopolitiques avec la guerre en Ukraine et au Moyen-Orient, les tensions entre les États-Unis et la Chine, le climat intérieur notamment avec l’inflation, sans oublier l’éco-anxieté qui ne fait qu’augmenter… Les Français auraient comme qui dirait besoin de relâcher la pression. « L’humour en publicité permet de réduire la charge mentale des consommateurs. Si le sexe vend, l’humour détend. Ainsi, la meilleure idée en publicité, c’est souvent celle qui permet au consommateur de se changer les idées », témoigne Guillaume Lartigue, fondateur de l’agence Steve.
Une méthode efficace
Et si se payer une bonne tranche permettait de détendre les populations et a fortiori leurs porte-monnaies ? Eh oui, c’est bien connu, l’humour fait vendre. Dans son dernier essai Le Roman national des marques, Raphaël Llorca relève qu'à la question « Qui raconte le mieux la France ? », la réponse la plus donnée par les Français est « Personne » à 34%. À la question « Qui raconte le mieux les Français ? », la première réponse est « Les humoristes » (25%) quand les dernières citées sont les marques à 2%. « Ce sondage couronne l'humour comme manière la plus efficace de parler de chacun, à l'échelon individuel. Les marques qui cherchent à établir une connexion émotionnelle avec leurs cibles ont tout intérêt à capter une partie de ce pouvoir, qui touche les gens et humanise les discours marketing », explique Clément Scherrer. Il n’y a qu’à voir les chiffres des ventes de spectacles d'humoristes. À l’instar d’une place de concert, les billets se vendent jusqu'à 18 mois à l'avance. « Nos clients ressentent ce besoin. Notre prochaine campagne pour "Indy", qui propose des solutions de comptabilité pour les indépendants, s’inscrira dans cette mouvance. Même chose pour "Aésio Mutuelle", saga publicitaire pour laquelle le choix d’Éric Judor à la réalisation et expert en humour potache, était une évidence. De la vanne, de la punchline, un bon jeu de mot, c’est simple, c’est réconfortant et régressif comme une bonne part de flan », expose Emmanuel François-Eugène, creative director chez Hungry and Foolish.
Ainsi, cette année, nombreuses sont les agences à s’être essayées au registre de l’humour. Et ça marche ! La campagne de Brainsonic pour son client Yomoni, société de gestion d’épargne, a été citée à de multiples reprises par les créatifs interviewés, notamment pour sa justesse de ton. Le chanteur Michel Polnareff est montré à son désavantage, avouant qu’il n’a pas su gérer son épargne, d’où sa participation à la campagne. Une belle preuve d’autodérision. « J'ai la conviction que cette tonalité humoristique/divertissante, profondément enracinée dans la culture publicitaire anglo-saxonne, comme le montrent les différentes campagnes du Super Bowl année après année, va s'installer en France. Un humour qui sera traité, à mon avis, "à la française", tirant davantage vers la satire que vers l'humour contextuel que certaines copies américaines utilisent », préconise Lydia Tamarat, strategist chez Wunderman Thompson France.
À manier avec précaution
Mais attention à ne pas tomber dans la blague de trop. « Avant d’être les rois de l'humour, une des nombreuses composantes des communicants reste les idées qui servent des messages. L’humour est un moyen et pas une fin en soi », rappelle à juste titre Olivier Altmann. La pub française se bidonne au risque d’être bidon ? « La force de l'humour, ce n'est pas de faire oublier le contexte inflationniste quand on parle de consommation en 2024. L'humour permet au contraire d'en parler. Il permet d'aborder frontalement ces sujets sans dramatisation, sans pathos. Le seul danger éventuel, si on règle mal la mire, c'est de donner l'impression qu'on s'amuse d'un quotidien pas franchement rose. User de l'humour de nos jours demande pas mal de jugeote et une connaissance approfondie de ses cibles », pointe Clément Scherrer. La dernière campagne d’Intermarché et Romance peut en témoigner. Si certains ont trouvé ces petites saynètes, où des produits de consommations de tous les jours sont comparés à des articles de luxe, drôles, d’autres se sont offusqués de rire ouvertement du malheur des autres et de plaisanter de la dure réalité liée au pouvoir d’achat. Tel est pris qui croyait prendre… Les crises multiples qui touchent le monde n’étant qu’à leurs prémices, l’année 2024 s’annonce encore lourde. Au même titre que l’humour, à force d’en user, le message peut lui aussi devenir lourd. À consommer avec modération.
« Maître Gims » par Australie.GAD pour EDF
« Le Pouvoir de l’expert » par Buzzman pour Feu Vert
« Michel Polnareff » par Brainsonic pour Yomoni
« Le Mytho » par Steve pour BForBank