La mise en examen du fondateur de Telegram, Pavel Dourov, a mis en lumière cette application encore méconnue dans les détails, qui se révèle être bien plus qu’une messagerie. Plongée dans son système économique à part, celui de « super-app ».

Tout libertarien que vous soyez, vous êtes soumis à la loi du dollar. Ou de l’euro, ou du rouble. Mais vous devez faire de l’argent. Pavel Dourov n’échappe pas à la règle. Le fondateur de l’application Telegram a été mis en examen le 28 août dernier par un juge d’instruction, pour douze chefs d’inculpation, une semaine après son arrestation en France. Son frère, Nicolaï Dourov, est, lui, recherché par les autorités. L’affaire est liée à une enquête pour crimes sexuels visant un utilisateur de l’application.

Selon Mediapart, qui a pu consulter des pièces du dossier, la justice reproche également aux deux frères leur « complicité » dans les faits de « détention et diffusion d’images pédopornographiques, trafic de drogues, fourniture de matériel de piratage informatique et escroquerie en bande organisée ». Elle ouvre ici un débat pénal hors norme, qui devra trancher de la « complicité » d’un patron d’outil numérique dans son utilisation frauduleuse. Une interprétation inédite facilitée par la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur, publiée le 25 janvier 2023. Mais en arrière-plan, c’est surtout le ras-le-bol des autorités face à la totale insoumission de Telegram qui justifie cette arrestation, et sa probable non-coopération lors des enquêtes de justice, afin d’identifier les auteurs d’infractions pénales. Car contrairement aux autres plateformes, celle de Pavel Dourov et de ses équipes n’a pas été mise au pas. Pourquoi ? Car elle n’a pas besoin de faire bonne figure pour se monétiser.

Non cotée, la société a développé un modèle économique à part. « On la classe dans la famille des messageries, mais c’est bien plus qu’une messagerie. Les fondateurs sont manifestement en train de créer une "super-app". La seule qui tiendrait la comparaison serait WeChat, en Chine », explique Cyril Vart, partner chez EY Fabernovel. Et Telegram irait même un cran plus loin, à en faire pâlir de jalousie Elon Musk, qui rêve de fabriquer la sienne. « Avec Telegram, vous avez une accroche qui est la messagerie instantanée, cryptée totalement si vous le souhaitez, et cela vous permet de créer un moyen d’identification unique (single sign-on). Ensuite, vous avez tout un panel de services associés. Elle permet d’échanger des fichiers jusqu’à 4 giga octets, des channels (chaînes) auxquels vous pouvez vous abonner, qui en font un réseau social, un système d’applications internes produites par des tiers, des bots, des jeux vidéo, des paris, un moyen de paiement dans l’app, de la diffusion de vidéo. Bref, vous avez tout un mini-web complet », poursuit-il. Mélange de YouTube, de X, de Twitch, de Discord, d’Instagram avec les stories, d’App Store, plateforme de cryptomonnaie… Telegram est totale et c’est ce qui inquiète : Dourov est en passe de créer un écosystème indépendant. Un service bienvenu pour les journalistes, les lanceurs d’alerte… « Il est aussi très apprécié des politiques, qui y échangent et se transfèrent des documents sans crainte d’être interceptés », dévoile Mathieu Valloire, consultant emerging tech pour EY Fabernovel. Ambiguïté du pouvoir…

« Telegram a été financé au départ sur les deniers personnels de Pavel Dourov. Il a fait fortune en revendant le réseau social russe Vkontakte », rappelle Lobna Abou El Amaim, planneuse stratégique pour We Are Social. En 2018, les cryptomonnaies commencent à entrer dans la danse. Dès 2021, certaines fonctions deviennent payantes et le fondateur intègre timidement de la publicité. En 2022, il lance Telegram Premium, une formule d’abonnement qui donne accès à des fonctionnalités supplémentaires. Pour ceux qui payent 5,90 euros, la taille des fichiers échangés peut passer de 2 à 4 gigaoctets. Mais ils trouvent aussi des « réactions » supplémentaires, autocollants exclusifs, facilité de téléchargement, possibilité de s’abonner à davantage de channels, conversion voix-texte en direct… « Sur 900 millions d’inscrits, 4 millions seraient abonnés au service Premium », affirme Lobna Abou El Amaim. Mais les chiffres ne sont jamais réellement officiels. « Pavel Dourov a aussi avec lui quelques investisseurs particuliers dont on ne sait pas tout. La société n’est pas cotée et il délivre quelques faits dans les rares interviews qu’il donne, éclaire Pascal Malotti, directeur de la stratégie chez Valtech. Pas de P&L, pas de compte de résultat. Au cœur de l’entreprise, un petit monde qui se connaît depuis les études. Un cercle restreint. L’entreprise a un modèle de management très frugal, avec potentiellement 700 personnes - mais on ne sait pas réellement -, bien loin de ses concurrents. Avec énormément de home office, très décentralisé. Tout cela n’aide pas à la transparence. » On retrouverait sûrement beaucoup de développeurs freelances ponctuellement appelés pour mettre la main à la pâte. « Dourov est adepte du principe managérial de Dunbar, qui limite le nombre de personnes dans une organisation pour assurer son efficacité », explique Pascal Malotti. Serait-ce ici le secret de son succès ? Le mythe persiste.

Modèle traditionnel

 Depuis le départ, Pavel Dourov refuse de tomber dans le système publicitaire. À tout le moins ciblé. « Il a opté pour un modèle traditionnel, analyse Mathieu Valloire. Vous ne pouvez cibler que selon les thèmes d’un channel précis. Aucune métadonnée n’est utilisée, ni aucun algorithme. Vous ciblez contextuellement les intérêts des abonnés. » Les données, c’est sacré. Certains channels parlent de cuisine, de musique, de jeux vidéo, de cryptomonnaies… Très vite, vous tombez aussi dans les arnaques ou des sujets d’ordre sexuel voire pornographique, au risque de sombrer clairement dans l’illégalité : contenu sexuel volé (leaked), monté de toutes pièces, films piratés ou streaming illégal. L’appli a été mise en lumière après la polémique sur le prix trop élevé des abonnements pour visionner la Ligue 1, en laissant retransmettre gratuitement les matchs en direct.

Mais ce refus du modèle publicitaire classique révèle le positionnement de Telegram : il s’affranchit de la valeur morale de la valeur de marque. C’est moins rentable à court terme, mais contrairement à Meta, X ou YouTube, Dourov ne subit pas les pressions des annonceurs pour que leurs pubs ne jouxtent pas des contenus sulfureux. Telegram n’a ni Dieu ni Maître. Seule la satisfaction de ses utilisateurs doit lui permettre de vivre. Avec un revenu par utilisateur très bas, de l’ordre de huit centimes, et l’explosion des coûts de structures, l’équation va devoir s’équilibrer. Mais les Dourov ne semblent pas pressés.

Sa propre monnaie

 En mars 2024, l’appli a lancé son programme business pour développer le commerce. « L’application, avec ses channels devient un canal d’acquisition », résume Lobna Abou El Amaim. Le service permet de localiser un commerce, de mettre à jour les horaires, ou de mieux communiquer avec ses clients. « Vous pouvez aussi convertir directement sur la plateforme avec un service de paiement intégré », ajoute la spécialiste. Du social commerce natif dans l’application de médias et de messagerie. Un rêve que Messenger ou WhatsApp ont du mal à faire décoller. « L’application possède sa propre monnaie, les "stars". Elle n’est pas connectée à la blockchain », continue-t-elle. C’est une simple monnaie virtuelle d’échange convertissable en monnaie fiduciaire. « C’est avec cette monnaie que vous pouvez acheter directement dans l’univers Telegram, ou avec laquelle vous faites de la publicité », détaille-t-elle. L’application prend alors des commissions sur les échanges. En parallèle, Telegram possède aussi sa cryptomonnaie, TON, et qui a eu un engouement populaire. « C’est un vrai bureau d’études des systèmes de rémunération. Ça a été un concentré d’innovations ces dernières années », argue-t-elle.

« Telegram a créé une plateforme qui permet du commerce, sans qu’aucune donnée ne sorte et en faisant le choix radical de ne pas modérer », assure Cyril Vart. Un choix qui pourrait être aussi économique que philosophique. « La semi-modération ne sert à rien. Si vous rentrez dans ce schéma, vous devez embaucher des centaines de personnes qui doivent monitorer des millions de messages et les effacer, s’ils sont illégaux. Donc soit vous prenez le risque d’une certaine illégalité, en faisant le pari judiciaire de la neutralité technique, soit vous modérez et vous plombez vos coûts d’exploitation, avec en plus, une position de censeur », détaille Cyril Vart. Les frères Dourov ont clairement fait le pari inverse. « Avec cette position en Occident, vous attirez beaucoup de commerces illégaux. Mais dans d’autres pays, Telegram est énormément utilisée par des TPE PME classique », argue Lobna Abou El Amaim. En France, quasi aucune grande marque n’a encore passé le pas, et l’on y retrouve que très peu de médias. « Même si tout y est fait pour constituer de vraies communautés et créer de l’engagement », assure Mathieu Valloire.

En 2023, selon un rapport du Financial Times, la société a réalisé un chiffre d’affaires de 342,5 millions de dollars, pour une perte d’exploitation de 108 millions. Mais ces chiffres s’expliquent aussi par le fait que 40 % des revenus sont issus de ses cryptoactifs, selon le même rapport. « C’est sûrement le cœur du sujet le plus important pour Telegram, le projet TON, de plateforme décentralisée par la blockchain », estime Mathieu Valloire. Si le projet de plateformes d’investissements a été sanctionné par la Security and Exchange Commission en 2020, et que Telegram a été condamné à rembourser 1,2 milliard de dollars aux investisseurs, et à payer une amende de plus de 18 millions de dollars, le projet global de Blockchain TON n’a pas été abandonné. Blockchain de blockchains, il consiste en un projet de nouveau web : « conçu comme un superordinateur distribué, ou "superserveur", [il] est destiné à fournir une variété de produits et de services pour contribuer au développement de la vision décentralisée du nouvel Internet », assure Telegram sur son site. Telegram propose sa propre académie pour s’y familiariser. À terme, créer un espace de stockage décentralisé, ou encore des « proxys ». « La structure de base est donc accessible et vous pouvez alors créer votre propre Telegram personnel, pour des entreprises », explique Mathieu Valloire. Ou pour n’importe quelle organisation. Des successions de web qui s’autorégulent… Pas de quoi rassurer les États.

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