Jamais encore technologie n’avait progressé si rapidement. Dix-huit mois après son entrée fracassante via ChatGPT, où en est donc l’IA générative, en particulier dans les champs du marketing ? Partout, même s’il lui reste quelques grands défis à relever.
Pour certains, la révolution est comparable à celle de l’arrivée du web, promettant une rupture aussi profonde. Vincent Druguet, CEO France de VML, en est sûr : « L’intelligence artificielle touchera à terme toute la chaîne marketing, avec une façon de travailler qui changera radicalement pour les marques comme les agences. » Est-ce compris par tous ? Le dernier B2B Marketing Benchmark de LinkedIn répond par l’affirmative, avec 67 % de décideurs qui confirment intensifier l’usage de l’IA générative en 2024.
Pour autant, tout se joue maintenant dans l’action, rappelle Mathieu Crucq, directeur général de Brainsonic : « Chacun a démarré une démarche exploratoire. Mais on commence à distinguer les clients matures, qui déploient et analysent leurs premiers cas d’usage, des autres, plus craintifs sur le sujet de la fuite potentielle des données. La structuration de cette donnée reste d’ailleurs un autre marqueur. Ceux qui ont des fondations solides prennent de l’avance, les autres devant d’abord réorganiser leurs datas pour entraîner correctement les modèles. »
Pour Emmanuel Vivier, cofondateur du HUB Institute, le déploiement, d’une rapidité inédite dans notre histoire technologique, va connaître plusieurs phases : « La première consacre l’expansion des LLM (grands modèles de langage) d’entreprise. À 18 mois, 90 % du CAC 40 et du SBF 120 auront l’équivalent d’un ChatGPT privé pour tous les collaborateurs. » Nestlé, Schneider Electric ou Ipsos sont de premiers exemples. En parallèle, les annonceurs planchent sur leur feuille de route et le choix des outils avec, pour motivation première, le gain de productivité et d’économies. Tâche ardue, rappelle Emmanuel Vivier : « Fait nouveau dans une révolution technologique, il n’y a pas de temps dédié à la R&D. Les versions bêta sont intégrées en temps réel sous peine de prendre trop de retard. »
Savoir « parler à la machine »
Autre sujet fondamental pour avancer, rappelle Simon Athlan, directeur du planning stratégique chez Jellyfish, celui de la formation : « Les bouleversements liés à l’IA générative sous-tendent un besoin de culture du changement, notamment pour évacuer la crainte du grand remplacement. La meilleure manière de désamorcer ces obstacles-là, c’est de former les collaborateurs. » Il faut aussi apprendre à jongler avec ces nouveaux outils, complète Mathieu Crucq : « Savoir parler à la machine pour obtenir ce que l’on souhaite va devenir central, tout comme savoir conserver son esprit critique face à l’IA. »
En attendant, les applications se généralisent. Premier secteur concerné, le contenu, en tous genres et dans toutes les langues. Accor travaille par exemple sur une intelligence artificielle capable de rédiger et mettre en forme les sites de ses hôtels, quand Carrefour lance sa plateforme Carrefour Marketing Studio pour aider ses équipes à concevoir et décliner des campagnes en quelques minutes. Son corollaire, le SEO, trouve également un nouveau souffle, avec l’intégration automatisée de mots-clefs pertinents.
Autre chantier, la renaissance du chatbot, pour soutenir les enjeux commerciaux de prospection et de conversion. L’apport d’une qualité conversationnelle nouvelle est telle que Cdiscount relève aujourd’hui un taux de satisfaction de 70 % chez ses utilisateurs. Tout reste à venir, enfin, sur les items de personnalisation de l’expérience client, d’optimisation des campagnes publicitaires, d’écoute sociale ainsi que dans la création et la production publicitaire. Quant à l’avancée technique du clonage, elle pourrait réinventer les métiers de l’événement, avec la possibilité désormais pour un CEO de s’adresser dans toutes les langues à tout le monde, sans les encombrements logistiques.
Hallucinations de l'IA
Des entreprises comme L’Oréal, Coca-Cola ou Club Med intègrent déjà nombre de cas d’usage à l’échelle. Et The Kooples a été jusqu’à présenter au CES de Las Vegas sa première collection IA. Mais d’autres se débattent encore dans les écueils. À commencer par celui du juridique. Selon Simon Athlan, « les questions quant à la propriété intellectuelle des produits générés par de l’IA ne sont pas toujours tranchées, avec un législateur parfois dépassé par la vitesse de cette technologie. Autre problème, l’Europe est stricte quand les États-Unis veulent être plus permissifs. Or c’est cette dernière zone qui concentre l’essentiel des acteurs du secteur. De quoi inquiéter les entreprises à données sensibles. »
Autre mythe qui effraie, celui des hallucinations de l’IA, fait encore récemment illustré par les délires de Gemini, chez Google, qui, pour favoriser la diversité, a généré des images de soldats nazis de couleur ou de pape femme. Un problème de taille qui en soulève un autre, celui de l’éthique. Car les marques doivent d’ores et déjà s’interroger sur leur position, prévient Mathieu Crucq : « Qu’est-ce que je m’autorise à représenter en IA ? Jusqu’où puis-je aller ? » Beaucoup d’effervescence et d’instabilité prévalent donc encore, sans réel mode d’emploi pour sécuriser la démarche. Au mieux, deux ou trois bonnes pratiques pour anticiper l’avenir. « Conserver, par exemple, sa liberté et son adaptabilité sur les LLM utilisés, ne pas mettre à l’échelle trop vite, car les choses vont encore beaucoup bouger », illustre Vincent Druguet. Pour le reste, il faut y aller et voir. C’est à peu près tout ce que l’on sait…
« Dans un modèle qui va profondément changer, avec une généralisation des studios de créations chez les annonceurs, les agences n’ont pas encore pris en main ce sujet assez sérieusement », met en garde Vincent Druguet, le patron France de VML. Il est en effet à parier que dans un proche avenir, les contenus et déclinaisons seront effectués en interne, privant les agences d’une partie de leur travail. Et comment vendre des sujets d’exécution qui ne prendront plus que quelques minutes avec l’IA ? De quoi rebattre les cartes, souligne Emmanuel Vivier, cofondateur du HUB Institute : « C’est un peu l’éléphant dans la pièce que personne ne veut voir. Réinventer la tarification des prestations au-delà des taux journaliers moyens va être un sujet complexe pour les annonceurs comme pour les agences. Ces dernières ne pourront d’ailleurs pas se battre seules. C’est bien la profession toute entière, avec les instances représentatives, qui doivent s’emparer du sujet au plus vite. »