À qui pourraient ressembler les JO 2048 ? À quoi pourrait ressembler, surtout, l'alliance qui s'annonce entre sport et intelligence articifielle ? Gilles Deléris, directeur de la création de W Conran Design, se prête à un exercice de sport fiction avec cette nouvelle.
Lorsque Leon pénétra sur le ring, l’aréna, chauffée à blanc, entra en ébullition. Les pulsations rouges cramoisies accompagnaient les clameurs de la foule. La Open.ai Arena, récemment édifiée entre le Louvre et la Concorde, lointaine petite cousine de l’ancienne Sphère de Las Vegas, sortie de terre trente ans plus tôt, darda le ciel parisien de ses faisceaux lumineux. 40000 places réelles, 300000 virtuelles via ses technologies immersives vendues à prix d’or.
La Sphère parisienne accueillait, ce soir de juillet 2048, la première finale mondiale de Robox. Ce combat opposait Leon Turing, le champion d’Europe, sponsorisé par Decath.IA, à LarryJack 3.2, un Méta-Human sino-américain de troisième génération, financé par la joint-venture Google-Alibaba, disposant de toutes les avancées technologiques, de deep learning et nourri à l’IA en temps réel. La discipline du Robox, dérivée du tricking, mixant capoeira et kickboxing, était née à la suite des Jeux olympiques de Dubaï en 2036, après les controverses qui enflammèrent le monde du sport. L’irruption de l’IA, associée aux évolutions foudroyantes des technologies, avait permis d’améliorer considérablement les performances individuelles.
Les sportifs du dimanche disposaient désormais de plateformes ludiques et gratifiantes, agissant comme des coachs personnels doublés de médecins permanents. Ces solutions, associées aux wearables de nouvelle génération, leur permettaient d’adapter finement leurs pratiques à leur morphologie, de mieux contrôler les gestes, les données biométriques, les mouvements, les positions du corps, d’anticiper et de se prémunir du risque de blessures.
Le coaching individualisé prit alors un essor considérable et les activités sportives bénéficièrent d’un engouement inédit. Ces années furent marquées par des progrès exponentiels en santé publique. Nous étions bien loin des discours alarmistes des autorités sportives sur les conséquences des dérives numériques, de la sédentarité et des maladies associées du début du 21e siècle. Le retournement était spectaculaire. Non seulement l’espérance de vie avait significativement augmenté, mais la question d’un surhomme capable de vivre jusqu’à 200 ans en bonne santé n’appartenait plus à la science-fiction.
Fini la glorieuse incertitude
Du moins pour le Golden Billion des pays du Nord. Le fait est que les investissements consentis pour le développement de ces technologies étaient considérables et laissèrent sur le bord du chemin les trois quarts de la planète. Ce fut le cas dans le sport de haut niveau. Très vite, les écarts se creusèrent entre les pays riches et les autres, relégués aux rôles de figuration.
Mais en même temps, forts des mêmes atouts scientifiques, le niveau des athlètes augmentés à l’IA finit par s’équivaloir. Les prédictions dopées de millions de datas puisées dans les mêmes corpus s’annulaient les unes les autres. À une tactique inattendue succédaient une réponse adéquate de sorte que plus rien ne semblait pouvoir départager les uns des autres.
Il en était fini de cette excitation propre à toute compétition. Il en était fini de la glorieuse incertitude du sport. Peu à peu, la manne financière des épreuves sportives vint à se tarir. Quitte à mettre face à face une IA contre une autre, le Robox apporta un nouveau frisson : l’affrontement de l’homme et de la machine.
Ce soir, comme au temps des rencontres opposant le meilleur joueur au monde de Go à Alpha-Go, l’enjeu consistait à cautériser ou non la blessure narcissique des humains face à des technologies qui les dépassaient. LarryJack, wearable rouge, entra à son tour sur le ring. La IRCL, International Robox Champions League, avait encadré les mensurations des humanoïdes. Du haut de ses deux mètres, il était invaincu. Ses allures de gladiateur contrastaient avec le corps anguleux et couturé de Leon qui laissait apparaître les implants autorisés par le règlement. Il portait un wearable bleu classique que chacun pouvait se procurer chez Decathlon, devenu entre-temps le premier distributeur mondial de textile.
Si rien ne distinguait dans leur morphologie le champion d’Europe de la machine, celle-ci avait intégré dans sa mémoire tous les combats de Turing et de tous ses adversaires. Le Français, lui aussi également invaincu, n’avait affronté jusqu’à ce soir, que des versions 2.9. Dans quelques secondes, le combat serait d’une toute autre nature.
Les statistiques des paris s’affichèrent instantanément et le donnaient perdant à 5 contre 1. L’épreuve se déroulait en trois reprises de cinq minutes. On assista lors du premier round à une chorégraphie d’esquives lors de laquelle les deux adversaires se rendirent coup pour coup. Les notes des juges intégraient à la fois la précisions des impacts, mais aussi la qualité des mouvements et des figures imposées.
Retour à l'instinct
Au second round, le champion d’Europe montra de nombreux signes de faiblesse. Il était pris de vitesse et dépassé par les réactions instantanées du robot. Manifestement, l’IA de Leon montrait des signes de défaillance alors que celle de LarryJack anticipait la moindre intention adverse. Le combat prit l’allure d’une danse chaotique et hallucinée qui plongeait l’homme de chair et de sang dans un profond désarroi. Mis à terre par deux fois, seul le gong et les votes du public qui souhaitait la poursuite du combat lui permirent d’échapper à une défaite certaine.
Les computers quantiques affichaient les données actuelles pour projeter les solutions tactiques du troisième round. Leon, très marqué, épuisé tant par les coups que par l’emprise psychologique, semblait incapable d’en analyser les contours. Mais alors que sonnait la cloche de la reprise, il pressa le bouton rouge qui déconnectait le flux prédictif d’informations et le surcroit d’énergie. Livré à lui-même, il entama ces cinq dernières minutes en ne comptant que sur son expérience et sur son instinct. LarryJack, dérouté par l’improvisation qui s’en suivit et la virtuosité des figures, moulinait ici alors que Leon était là. Le scénario que le robot avait anticipé ne se produisait pas. Face à cette situation inattendue, la logique probabiliste de ses mouvements tombait à plat. Le cyber-athlète gesticulait comme une poule sans tête. Les bookmakers électroniques eux aussi semblaient perdus. Pariant sur la faiblesse de Turing déconnecté, ils affichaient des cotes incohérentes dans un sens et dans l’autre. Face à cette situation imprévisible, personne, dont LarryJack, le premier concerné, ne vit venir le kick surpuissant que porta Leon sur le plexus qui abritait sous la peau synthétique son processeur central. Il s’effondra à genoux, disjoncté, éteint, vaincu.
Game Over envahit les écrans de la Sphère. Turing, 2048 Robox World Champion ! À la stupeur de la foule, soudainement silencieuse, succéda une ovation sans pareil. Dans ce public ému, on retrouvait les visages éclairés et lumineux de celles et ceux qui avaient assisté 24 ans plus tôt aux JO de Paris, cette époque lointaine où les aléas, la forme individuelle, l’inspiration, une part de chance et de hasard faisaient du sport le lieu de toutes les exaltations. Ce soir-là, les cœurs s’étaient synchronisés sans adjuvants numériques. L’émotion pure l’emporta, vierge de toute interface, comme si, en un instant, la nature avait repris ses droits.