Google a lancé la phase de tests sur 1 % des utilisateurs de Chrome. Mais le marché tarde encore à s’emparer totalement du sujet. Les alternatives pointent mais il faudra beaucoup de tests pour cerner les bonnes solutions. À l’horizon, la peur d’une crise pour l’open web.
Le 4 janvier 2024, Google a lancé la première phase de dépréciation des cookies tiers sur Chrome, ces petits fichiers texte inscrits dans le navigateur, qui permettent de connaître diverses informations quand un internaute se présente sur un site web. Depuis 30 ans, ils servent à tracer l’activité des internautes pour mieux cibler les publicités et en mesurer l’efficacité. Après Mozilla et Safari, Google Chrome, qui représente 65 % des navigateurs, a annoncé ce projet en 2019, pour des raisons officielles de « privacy ». Les cookies tiers concentrent auprès du grand public l’image du tracking sur internet. Mais derrière, c’est toute l’économie du web gratuit qui change. Le projet, baptisé « Privacy Sandbox », qui vise à repenser la vie privée sur Chrome, a été repoussé plusieurs fois, notamment du fait de la saisine de l’autorité britannique de la concurrence (CMA) (lire encadré). Mais la suppression des cookies tiers est bien actée et tout le marketing doit repenser son métier.
Depuis le 4 janvier, 1 % des utilisateurs de Chrome n’intègrent plus les cookies tiers sur leur navigateur. Cette première phase durera six mois, permettant d’effectuer des campagnes sur un petit groupe d’utilisateurs. « Mais cette phase a aussi et surtout un effet psychologique, indique Alban Peltier, cofondateur du spécialiste du display Antvoice, et coprésident du Collectif pour les acteurs du marketing digital. Le passage aux tests réels crée une vraie prise de conscience. Ce n’est plus "l’année prochaine", mais bel et bien "cette année" que le changement a lieu ». Dans la réalité, le marché est encore bien loin du compte. « Nous n’avons aucun recul à ce stade, et personne n’en aura réellement avant plusieurs mois », indique Alain Friedli, expertise et innovation manager pour Fifty-Five. « D’autre part, les volumes seront si faibles qu’il sera difficile de mesurer l’efficacité concrète des campagnes, ajoute Damien Mora, vice-président operations et tech pour Biggie Group. Après plusieurs décalages du lancement, cela rend les choses palpables, mais le but, c’est de mettre le marché en ébullition, notamment les ad techs, les éditeurs, les SSP et les DSP pour réfléchir aux alternatives. »
- À quoi servaient les cookies tiers ?
« Cette phase de tests va conditionner le reste de l’année. Le vrai moment sera au quatrième trimestre, lorsque Google dépréciera davantage les cookies tiers », estime Guillaume Tollet, directeur exécutif de Fifty-Five. Il faudra être prêt. Leur fin sur Chrome bloque trois usages du marketing : le ciblage des internautes selon leurs intérêts, la mesure de l’efficacité des campagnes, et la possibilité pour un site web de recibler les usagers d’un site web selon des critères précis. Un seul outil permettait tout cela. Désormais, il y en aura plusieurs. « Nous allons assister à un éclatement des solutions, et l’on peut se poser la question de leur viabilité sur le marché », ajoute Guillaume Tollet. « Ce premier semestre doit servir à établir de nouvelles convictions et pour chaque cas d’usage, réaliser l’équilibre entre la finesse de ciblage et le volume des investissements, argue Alban Peltier. Car en octobre 2024, si on suit le planning (lire encadré), que feront les annonceurs de leurs budgets exactement ? Il va falloir revoir toute la ventilation des investissements marketing, toutes les manières de procéder. »
- Un train de retard
Pour l’heure, même les agences médias sont à la traîne. GroupM (WPP) a lancé une solution mondiale de tests, en partenariat avec Google, mais l’offre n’est pas encore disponible en France. Publicis également planche sur le sujet via son offre Digital Touch Attribution Modeling qui vise à mieux mesurer l’attribution dans un monde cookieless. D’autres font des présentations chez les annonceurs, « mais elles ne sont vraiment pas convaincantes », concède un annonceur. « J’ai l’impression que certains dirigeants n’ont pas pris la mesure du travail à faire », ajoute un cadre d’agence média. Les acteurs sont bloqués au stade de l’observation. « Tout le monde reste confidentiel sur le sujet », déplore Guillaume Tollet. « Il faut que l’on en parle, que l’on échange. Toutes les initiatives avancent en sous-marin et nous restons très peu nombreux, en France, à réellement prendre le sujet à bras-le-corps », appelle Alban Peltier. Autre blocage : l'argent. « Des inquiétudes persistent, constate Pierre Devoize, porte-parole de l’Alliance Digitale, notamment sur la possibilité pour les petites entreprises d’avoir accès aux tests, le ticket d’entrée étant conséquent en termes de ressources. » Il faut du temps et des personnes formées, en plus des affaires courantes. Qui peut se l’offrir ? De grandes entreprises comme Criteo, ont mis des moyens sur la table, pour embarquer tout le monde. Si le spécialiste du retargeting et du retail media a pu se montrer plutôt réticent en 2020, « nous croyons qu’en aidant Google et faire de ce projet une réussite sera un grand pas en avant pour les éditeurs, et les places de marché e-commerce en général, et aidera chacun à garantir ses objectifs économiques tout en préservant la vie privée des internautes », annonçait Todd Parsons, chief product officer pour Criteo, en décembre 2023. L’entreprise a mis 100 ingénieurs sur le sujet et, comme WPP, elle veut réaliser des tests qui serviront à tous. « Pour le moment, il faut travailler, travailler, et encore travailler… », ajoute le responsable. Les entreprises tentent donc de convaincre les annonceurs de leur allouer un budget spécifique pour les tests.
- Opportunité ou danger ?
« Nous allons naviguer à vue pendant plusieurs mois, car cela change tous les fondamentaux du marketing », insiste Damien Mora. Tout sera moins précis. Impact négligé de la suppression des cookies tiers : le management. Entre la formation des équipes dans toutes les entreprises, jusqu’au calcul des indicateurs de performance personnelle (et des primes associées de fin d’année), comment gérer en interne un tel chambardement ? « Ce n’est pas qu’il ne sera plus possible de cibler, de mesurer, ni de faire du marketing, mais tout devra être fait différemment, avec des outils différents », pointe Damien Mora. Le grand danger ? Voir les annonceurs se rabattre sur les plateformes. Dans une économie compliquée, en pleine inflation, où chaque vente est une victoire, le risque de les voir privilégier des outils qu’ils maîtrisent plutôt que travailler sur différentes solutions nouvelles, est latent. Le cauchemar de toute l’ad tech. Ce serait catastrophique pour l’open web, qui perdrait de précieux investissements publicitaires. « Les médias hors plateformes représentent 60 % du temps passé sur internet, et à peine 20 % des investissements médias », note Alban Peltier. Comment payer des journalistes, des rédactions, ou innover, si les investissements s’effondrent ?
François-Xavier Le Ray, directeur France de The Trade Desk, reste optimiste et ne croit pas à cet effondrement : « Les annonceurs ont besoin des cibles hors plateformes, et ne peuvent pas s’en couper. Pour nous, la fin du cookie tiers est une formidable opportunité d’innovation même si les solutions proposées par Google vont à l’encontre des intérêts de l’open web. Mais cela va permettre de reprendre tout à zéro et de construire des solutions qui intégreront davantage de devices et de canaux comme la TV connectée. » Les nouvelles solutions permettront par exemple de ne plus différencier les usages mobile ou desktop.
- Quelles sont les solutions ?
Pour pallier la fin des cookies tiers, Google a imaginé plusieurs API dans la Privacy Sandbox (lire encadré) mais ces solutions n’ont pas vocation à « remplacer » les cookies tiers. Plusieurs approches devraient coexister. « La première consiste à bien travailler ses données first party », indique Guillaume Tollet. Ça sera désormais le nerf de la guerre, d’où la très forte croissance des Data Clean Room (LiveRamp…), qui permettent d’identifier les utilisateurs sans utiliser directement la donnée first party. Pour le reste, le ciblage contextuel, ou l’utilisation d’ID sont les plus avancés. Ces derniers permettront de suivre un internaute entre différents sites de navigation. Il en existe de plusieurs sortes : ID5, First ID, Utiq (les opérateurs téléphoniques)… ou des initiatives plus collectives, comme EU ID, de The Trade Desk, basée sur les log-in des éditeurs, et le mail « hashé » des utilisateurs, en opt-in. « Elle est en phase bêta aux États-Unis (Unified ID) et nous l’avons adaptée en Europe pour répondre aux exigences du RGPD », détaille François-Xavier Leray. Un test a été réalisé cet été avec l’agence 79, Prisma et le fabricant de piscines Desjoyaux, pour prouver le concept. Il faut désormais embarquer un maximum d’éditeurs. Autre initiative, les « Seller Defined Audiences (SDA) » est née aux États-Unis, qui vise à créer des cohortes d’utilisateurs, mais reste encore peu connue en France. Le tracking « server-side », est lui aussi en plein essor. Il permet de mesurer le comportement d’un utilisateur non pas via son navigateur, mais lorsque ce dernier exécute une requête sur le serveur qui héberge le site web. « Mais les géants commencent déjà à mettre des barrières en limitant la mesure de ces requêtes », indique Damien Mora. Seront-ils prêts à tout pour garder la mainmise sur le marché publicitaire ? Notons que ce mode de tracking remet en question l’idée de privacy des internautes… « Face à tout ce foisonnement de solutions, notre objectif c’est de simplifier l’accès des annonceurs », résume Alban Peltier. Antvoice a ainsi imaginé un « meta bidder » encore en développement, qui permet via des algorithmes, de combiner les différentes les approches. Elles sont, pour l’instant, au moins au nombre de neuf. Il y a du boulot !
Le calendrier de fin des cookies tiers est « encadré » par la Competition and Market Authority du Royaume-Uni. C’est elle qui a contraint la firme de Mountain View à déployer des tests. Celle-ci prévoit de réaliser une période de statu quo, dès le 1er juillet, durant laquelle le projet sera gelé, afin de vérifier que ne subsiste aucun souci de concurrence. Cette période sera de 60 jours, renouvelable. Ainsi, la montée en puissance de la suppression des cookies tiers ne pourra a minima commencer qu’à partir du 1er septembre, ou du 1er novembre, juste pendant les fêtes de fin d’année. Oh joie !