Ce sont les deux personnes à la tête du projet de fin des cookies tiers de Chrome. Stratégies a pu s'entretenir avec Anthony Chavez, vice-président de la Privacy Sandbox de Google, et Hanne Tuomisto-Inch, responsable des partenariats Chrome EMEA, tout deux en déplacement à Berlin.
Le projet Privacy Sandbox a beaucoup évolué ces deux dernières années... Pouvez-vous rappeler ce que c’est ?
Anthony Chavez. Il y a en effet plusieurs niveaux dans ce qu’on appelle la Privacy Sandbox. Vous y trouvez bien sûr des propositions technologiques, mais l’objectif général, c’est de reprendre totalement notre manière de penser l’écosystème numérique actuel, de construire de nouvelles approches et de trouver, ensemble, de nouvelles solutions, afin que cela fonctionne mieux pour tout le monde. Tout cela repose sur plusieurs assertions : premièrement, les utilisateurs ne devraient pas avoir à accepter d’être tracés en ligne pour tirer profit d’une publicité pertinente qui leur permet de bénéficier de contenus gratuits. Ensuite, les professionnels du marketing ne devraient pas avoir besoin de tracker chaque consommateurs à travers le web, pour tirer profit du marketing digital. Pour aboutir à cela, nous devons changer de modèle et sortir des technologies héritées du passé comme les cookies tiers, et en développer de nouvelles, satisfaisantes pour tout le monde. C’est pourquoi nous sommes à Berlin, avec Hanne, pour rencontrer nos partenaires. Nous avons été en dialogue sur de nombreux forums, avec de nombreuses associations qui gèrent les standards du web, le W3C (World Wide Web Consortium) et bien d’autres. Nous avons proposé de nouveaux designs, les avons fait évoluer, et lancé de nombreuses API testables dans Chrome.
Nous parlons beaucoup des solutions Fledge, qui permet surtout le retargeting, et Topics, pour cibler selon les intérêts, mais y a-t-il d’autres choses dans cette Privacy Sandbox ?
A.C. Oui et c’est important de le préciser. Privacy Sandbox constitue l’initiative générale. Il y a Privacy Sandbox pour le web, et Privacy Sandbox pour Android. Dans cette large initiative, il y a de nombreuses API pour répondre à des besoins différents. Vous avez mentionné Fledge et Topics, mais on peut citer aussi Attribution Reporting, pour le calcul d’attribution. Toutes sont présentées en ligne sur notre site dédié et public. De nombreux cas doivent être repensés : l’authentification cross site, par exemple, mais d’autres encore plus important comme la détection de la fraude, la lutte contre les spams… Au total, nous avons probablement plus de 20 propositions d’applications différentes. La publicité en ligne est un des sujets les plus importants, mais ce n’est pas le seul.
Où en est-on du calendrier ?
A.C. Aujourd’hui, nous sommes au tout début de la phase de tests. En 2023, ces tests vont se multiplier, pour que chacun apprenne et optimise ses solutions. Nous attendons beaucoup de résultats et que chacun nous donne son approche. Au second semestre 2023, ces API seront ouvertes pour tous les utilisateurs de Chrome, ce qui permettra de réaliser des tests à l’échelle. Ce sera l’une des phases les plus importantes. Les autorités de marché au Royaume-Uni, la CMA, a proposé récemment un cadre précis pour réaliser ces types de tests à l’échelle de manière coordonnée, et nous sommes très impatients de passer à cette phase en collaborant avec l’industrie et les autorités. Ensuite, en 2024, nous sortirons progressivement des anciennes technologies.
Lire aussi : Quel avenir pour la pub contextuelle ?
Selon nos informations, les tests en cours amènent à une baisse des revenus de près de 50%, parfois, pour les éditeurs. Confirmez-vous ces chiffres et pensez-vous pouvoir améliorer ce résultat ?
A.C. Vous avez raison c’est une question importante. Sans solution alternative qui permette de préserver la vie privée des gens ou de se passer progressivement des cookies tiers tout en répondant aux problématiques des éditeurs et des annonceurs, il y aura des impacts. La publicité personnalisée est importante pour eux et pour l’économie, soyons clairs là-dessus. Et c’est justement ce sur quoi nous travaillons. Si l’on regarde les tests, nous n’en sommes qu’au tout début, et je pense que nous allons les voir se multiplier. Nous allons voir de nouvelles solutions apparaître, développées par des sociétés d’ad tech, qui nous donneront une bien meilleure compréhension des résultats dans un mode post cookies tiers. Les fournisseurs d’ad tech apporteront de nouvelles matières à ce fonctionnement, respectant la vie privée, comme la donnée first-party, la donnée contextuelle, de nouvelles innovation sur le front du machine learning… Nous savons que nous allons avoir d’importants résultats. Nous n’en sommes qu’au tout début.
Et si les résultats ne sont pas là, accepteriez-vous de décaler le calendrier ? Quel niveau de baisse pour les éditeurs serait acceptable ?
A.C. Nous sommes engagés à améliorer la privacy de nos plateformes, et à sortir des cookies tiers de manière responsable, en étant sûr que l’écosystème possède les outils efficaces pour les éditeurs et les responsables marketing.
Hanne Tuomisto-Inch. Nous sommes confiants sur la possibilité d’établir un internet garant de la privacy [sans tracking] des internautes, avec des solutions efficaces pour les annonceurs et les éditeurs. La route pendant la période de test sera cahoteuse, nous allons procéder par itération et améliorer les API au cours du temps. Nous allons avoir différentes phases passant de tests techniques à des premiers résultats, qui nous indiqueront des directions pour la phase de tests à l’échelle, afin de bien connaître les performances. Nous allons apprendre beaucoup dans les mois qui viennent. Il nous reste deux ans avant que Chrome ne remplace totalement les cookies tiers. Nous appelons vraiment à ce que l’industrie de la pub en ligne, surtout celle qui travaillera avec ces API, ou les intégrera dans ses solutions, se concentre sur cette stratégie. D’être sûre qu’elle ne pense pas qu’à la solution de ciblage individuelle, mais aux solutions à venir pour tous ses clients, et réfléchir à comment les incorporer à leur solution existante.
De nombreuses entreprises ont été déçue de la façon avec laquelle Topics est venue remplacer FloC, la solution précédente, de manière un peu abrupte pour un projet dit « collectif », alors même qu’elles travaillaient dessus, et avaient investi des ressources… Que leur répondez-vous ?
A.C. Nous sommes toujours ouvert à tous les retours. Nous avons discuté avec de nombreuses entreprises. C’est un process très transparent et collaboratif. La transition de Floc vers Topics est justement un exemple de toute cette collaboration. Nous avons présenté une solution, écouté les retours de nombreux partis de l’écosystème sur tous les aspects, nous les avons entendu, assimilé, et cela nous a amené à proposer une nouvelle solution, qui, selon nous, établit un nouvel équilibre pour garantir la vie privée des utilisateurs [sans tracking] et répondre également aux besoins de l’écosystème.
Mais ne pensez vous pas qu’il y aurait pu y avoir davantage de communication de votre côté ? Si c’était à refaire, vous vous y prendriez autrement ?
A.C. Nous écoutons toujours les retours que l’on nous donne et comment l’on peut s’améliorer.
H.T-I. C’est justement parce que nous avons écouté les différents retours que nous avons mis un terme au projet FloC. Nous avons eu des réactions très fortes de la part de l’écosystème et c’est pour cela qu’il n’a pas été implémenté. Nous avons vraiment pris le temps d’assimiler ces remarques, et avons communiqué à toute l’industrie en disant : « Nous tenons compte de ces retours et arrêtons le projet. Nous les intégrons et reviendrons vers vous avec une nouvelle solution qui se basera sur ce qui, selon nous, aura du sens pour la suite. Nous déterminerons alors comment intégrer ces remarques dans la solution. » C’est comme cela que Topics est née.
Lire aussi : Fifty-Five cuisinera la data à l’italienne
Vous dites que Privacy Sandbox n’est pas une solution à part, mais elle sera visiblement incompatible avec certaines technologie : les identifiants cross-sites tiers, mais aussi les associations d’éditeurs comme Gravity ou encore Skyline… Alors comment cela va-t-il se passer ?
A.C. Oui Privacy Sandbox n’est pas une solution à part, c’est une plateforme technologique, comme toute autre plateforme web de technologies. Les plateformes dessinent les API, elles en sont l’origine, et les développeurs se basent dessus pour construire leurs solutions. Ils associent ces API avec d’autres signaux. Ils développent eux-mêmes leurs propres innovations n’est-ce pas ? C’est ainsi que cela fonctionne dans ces milieux et dans le milieu de la publicité digitale en particulier. Pour nous, Privacy Sandbox sera une des boîtes à outils. Et nous pensons qu’elle offrira d’importantes capacités de développement mais en intégrant une approche plus sensible de la vie privée. Une entreprise d’adtech choisira donc d’autres signaux d’entrée, et d’autres fonctionnalités qui leurs sont propres. J’imagine qu’il y aura d’autres entrée tout aussi sécurisée d’un point de la vie privée : les données first party - basées sur les données CRM, les données contextuelles… Il peut y avoir de nombreuses sources d’entrée. Je pense aussi que des domaines comme le machine learning joueront un rôle très important. L’industrie de l’adtech va innover de bien des manières, et c’est très intéressant, d’ailleurs, de suivre toutes ces innovations.
Donc vous faites confiance aux capacité d’innovation du secteur pour répondre à ces questions ?
H.T-I. Totalement. Ce ne sera pas telle solution ou telle solution. Comme Anthony l’a dit, je pense que toutes ces solutions technologiques sont complémentaires, et aucune entreprise n’a à en choisir une parmi les autres. Elles doivent décider efficacement de la manière avec laquelle elles vont répondre aux nouveaux besoin de cet écosystème qui tiendra compte de la vie privée, et ensuite choisir, parmi toutes les solutions, celles leur semblent adéquates, puis avancer en tenant compte de tout cela. Qu’est-ce qu’elles en attendent ? Et qu'en attendent leurs vendeurs et leurs partenaires technologiques en termes de privacy ? Ce sont les questions auxquelles elles devront répondre.
Une dernière question, sur votre définition de la privacy. C’est une nouvelle manière d’appréhender le marketing numérique. Donc selon vous, les utilisateurs ne veulent plus être tracés d’un site à un autre, et c’est pourquoi vous privilégiez les données first-party. C'est cela ?
A.C. Selon moi, l’écosystème admet dans son ensemble et collectivement que le traçage secret, les anciennes technologies qui aboutissent à un tracking envahissant à travers les sites web ou permettent de construire des profils d’utilisateurs, ne sont plus des pratiques qui peuvent durer. En tant qu’industrie, nous devons nous éloigner de cela. C’est pourquoi sortir des cookies tiers est une partie importante de ce projet. Et en faisant cela, nous devons proposer des solutions alternatives à toute l’industrie. Et encore une fois, Privacy Sandbox n’est qu’une pierre de cette édifice. Comme le disait Hanne, il y aura d’autres approches, d’autres sources de données garantes de la vie privée des internautes. Nous pensons assurément que les données first-party auront une grande place dans tout cela, et beaucoup d’entreprises sont déjà en train d’investir et d’innover dans cette direction. Mais il y aura du contextuel, il y aura du machine learning… Ce ne sera pas des choix à sens unique.
Donc le but de ce projet, c’est de supprimer l’aspect tracking de la publicité en ligne ?
A.C. Oui.
H.T-I. Oui exactement.
Mais avez-vous des études qui démontrent précisément que les utilisateurs ne souhaitent pas être tracés ? Pensez-vous réellement que cela améliorera la manière avec laquelle ils perçoivent la publicité en ligne ?
H.T-I. Oui nous avons beaucoup d’études dans ce sens. Et qui ne concernent pas que les utilisateurs. Une récente étude parue en France, en octobre, affirme que 86% des entreprises françaises sont déjà préparées à un abandon définitif des cookies tiers, et pour presque 65% d’entre elles, cette évolution est une bonne chose. Donc cette vision ne concerne pas que les utilisateurs. Les annonceurs et tout l’écosystème pensent que la direction que nous prenons est la bonne.