Les élections américaines sont traditionnellement un laboratoire des pratiques numériques émergentes. Tous les mois, jusqu’à l’élection de novembre, plongée dans la campagne digitale avec Ronan Le Goff, co-directeur de La Netscouade.
Sauf bouleversement de dernière minute, le 5 novembre, les jeunes devront faire un choix entre Joe Biden, 81 ans, et Donald Trump, 78 ans. Dans ce contexte gérontocratique, l’électorat jeune apparaît logiquement peu motivé. Selon un sondage de la Harvard Kennedy School, la participation attendue des 18-29 ans n’est que de 53%, en légère baisse par rapport à la dernière élection. L’enjeu de la participation de cette catégorie d’âge est particulièrement crucial pour Joe Biden, qui avait récolté 59% des votes des moins de 30 ans. Si les jeunes l’avaient fait gagner en 2020, ils pourraient bien le faire perdre en 2024.
Traditionnellement, les moins de 30 ans sont surreprésentés dans le vote démocrate et les seniors votent en majorité républicains. Pour la première fois, ça pourrait être l’inverse : Trump domine l’électorat jeune dans plusieurs sondages, tandis que Biden rafle les suffrages des plus âgés. Le président démocrate enregistre un déclin marqué du soutien des moins de 30 ans, plus particulièrement dans l’électorat noir et latino. Son image s’est considérablement dégradée depuis le début de la guerre à Gaza, et son soutien à l’offensive israélienne. «Je ne m'attends pas à ce que les manifestants sur les campus aujourd'hui votent pour Trump... Le danger est beaucoup plus simple : qu'ils ne votent tout simplement pas», alerte Jonathan Zimmerman, professeur à l'université de Pennsylvanie.
Un vote jeune fragmenté par les algorithmes
L’enjeu du vote jeune est immense mais la prédiction est difficile, car les réseaux sociaux ont éclaté comme jamais cet électorat. «Un même utilisateur de médias sociaux peut appartenir à un collectif sur le changement climatique sur Instagram, à un groupe Facebook anti-impôts et à une communauté de cuisiniers du sud-est asiatique sur TikTok», analyse le think thank Brookings. Si l’on subdivise l’électorat américain en huit tranches d’opinion, les jeunes démocrates apparaissent comme les plus fragmentés, scindés en quatre chapelles équivalentes. «Par conséquent, il est beaucoup plus facile de prédire l'idéologie politique d'un démocrate de 53 ans choisi au hasard que celle d'un démocrate de 31 ans», poursuit Brookings. Le défi pour les démocrates consiste à accueillir cette diversité de perspectives. Cela passe notamment par une stratégie agressive et micro-ciblée sur les réseaux sociaux.
Les équipes de Joe Biden misent ainsi sur le pouvoir des influenceurs. C’est une des grandes nouveautés de cette campagne : les créateurs de contenu sont de plus en plus traités comme des journalistes. Pour la première fois, lors de la Convention démocrate en août, ils bénéficieront d’une salle de presse spécialement conçue pour eux, où ils pourront réaliser des vidéos dans un espace totalement calme. Joe Biden se livre de bon cœur à quelques collabs avec des influenceurs : depuis une Cadillac, il a ainsi répondu aux questions de Daniel Mac, un célèbre TikTokeur, qui lui a assuré 40 millions de vues sur le réseau. En s’affichant sur ces gros comptes, le président retourne l’algorithme en sa faveur, alors que son compte personnel ne décolle pas (à peine 400 000 abonnés). Outre ces mastodontes de l’audience, l’équipe Biden parie sur des micro, voire des nano-influenceurs. Leur public est faible mais ils sont une réponse au dilemme de cette campagne : comment cibler ces micro-communautés qui ont fracturé l’électorat ? «Vous pouvez viser un groupe démographique particulier dans les États où la course est très serrée. Par exemple, les agriculteurs dans le Wisconsin», explique Hannah Murphy, journaliste au Financial Times.
Mèmes et «cheap fakes»
Comment communiquer sur ces réseaux où les codes culturels sont diamétralement opposés à ceux des grands channels américains ? Une étude du think tank Data for progress montre que les jeunes, se sentant éloignés de leurs élus (et pour cause : deux tiers des sénateurs américains sont des seniors), sont particulièrement sensibles aux politiques faisant l’effort de parler de pop culture. Bien qu’ils pensent que leurs élus doivent d’abord se préoccuper de politique, ils apprécient les contenus participant à les rendre plus «humains». Conséquence : les mèmes sont devenus un enjeu crucial de ces élections.
Côté démocrate, la campagne Biden crée et partage des contenus sur les comptes officiels et cherche à collaborer avec des créateurs tiers pour atteindre un public plus large. Le président a repris à son compte le mème «Dark Brandon», initialement une moquerie de droite, pour tourner en dérision les théories du complot et vanter ses succès. Donald Trump use et abuse de ces images, partageant sur son compte des créations de ses fans, comme une vidéo de son visage bloquant une éclipse solaire, et se présentant comme le «général de la guerre des mèmes».
Des mèmes, mais pas que. Les «cheap fakes» sont l’autre face des contenus viraux servis par algorithme. La prestation de Joe Biden au débat présidentiel a été catastrophique, mais son image était déjà largement écornée par la prolifération de ces vidéos décontextualisées de quelques secondes qui dépeignent un président complètement sénile. Pour une jeunesse parfois désinformée, qui ne reçoit l’actualité que via les algorithmes des réseaux, l’impact de ces vidéos peut être ravageur. Aux Etats-Unis, un tiers des 18-29 ans disent s’informer sur TikTok. Le score de Joe Biden dans l’électorat jeune le 5 novembre dira beaucoup de la capacité de ses équipes à apprivoiser ce nouvel univers.
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