Entretien

Au cœur de l’été, Sir Martin Sorrell était présent en France pour rencontrer les équipes françaises de MediaMonks Paris, ex-Dare.Win, dans leurs locaux flambant neufs. L’ex-président du géant de la communication WPP, fondateur et président exécutif de S4Capital, entend s’écarter des modèles traditionnels d’agence, et pose un regard lucide et corrosif sur la crise qui s’annonce. Stratégies l’a rencontré.

Madrid le lundi, Milan le mardi, Stuttgart et Munich les mercredi et jeudi, puis Paris le vendredi… Au mitan de l’été, Sir Martin Sorrell, fondateur et président exécutif de S4Capital, se livrait à un grand tour de l’Europe, afin de rencontrer les équipes de son nouveau bébé : MediaMonks, né de la fusion, en 2021, entre MediaMonks, agence digitale de marketing, de data, de contenu et d’entertainment rachetée en 2018 et MightyHive, réseau spécialisé dans la publicité numérique, également acquis en 2018.

En cette fin juillet, au 17, rue Martel, à Paris, on sent un frémissement, une légère électricité dans les nouveaux locaux de MediaMonks Paris. L’ex Dare.Win, fondée par Wale Gbadamosi-Oyekanmi en 2011, a uni, en septembre 2020, ses destinées avec le groupe de Martin Sorrell, et adopte désormais la marque unifiée du groupe de communication : MediaMonks. Dans la cour intérieure de l’agence, on installe des rangées de chaises : vers 13 heures, Sorrell s’y livrera à une session de questions/réponses informelle avec les équipes.

Rencontrer Martin Sorrell, anobli en 2000 par la reine d’Angleterre, c’est avoir face à soi l’un des derniers grands « tycoons » de la publicité. L’histoire de WPP, - Wire and Plastic Products, à l’origine un fabricant de paniers en fils de fer et en plastique -, dont Sorrell, acquéreur de l’entreprise en 1985, fera l’un des colosses de la communication mondiale avant sa démission tonitruante en 2018, est de l’eau dont sont faits les romans. Personnage romanesque, Sir Martin Sorrell l’est aussi, indubitablement. Charmeur, féroce, redoutable, visionnaire… Dans les myriades d’articles qui ont jalonné la carrière de l’homme d’affaires, né en 1945, les qualificatifs se bousculent. Contradictoires ? Peut-être pas. Jamais tièdes, assurément.

En cette journée écrasée de chaleur, Sorrell, pantalon d’été, veste en toile bleue et t-shirt azur, relate, affable, sa semaine marathon et son vol de la veille jusqu’à Paris, lieu d’une altercation entre un passager et l’équipe de l’avion : « It was pretty hairy » [« C’était un peu compliqué »], résume-t-il, avec un sens de l’euphémisme tout « british ». Sur le marché, on n’est pas vraiment dans l’understatement lorsqu’on évoque la dernière aventure de Sir Sorrell, qualifiée par certains comme le modèle absolu du nouveau modèle d’agence – même si le groupe a connu cet été des fortunes diverses en Bourse. « Nous voulons être le prochain S4Capital », expliquait ainsi Vincent Klingbeil, CEO d’European Digital Group, récemment dans nos pages, pour n’en citer qu’un.

Dans cette discussion dense, Sorrell se montre, comme à son habitude, fin connaisseur du marché, que ce soit de son économie ou de ses tendances – l’homme semble avoir des antennes partout et n’a sans doute pas raté beaucoup d’éditions des Cannes Lions. Il dresse le constat d’une période historique pour la communication, celle d’une grave crise qui n’en est qu’à ses prémices, et dans laquelle il est urgent, voire vital, de se transformer. Tout en revendiquant un positionnement iconoclaste, résolument divergent des anciens modèles qu’il a bien connus.

Tout d’abord, une simple question. Quelle est la raison de votre présence à Paris ?

SIR MARTIN SORRELL. Je me trouve à Paris parce que l’agence vient de déménager, mais aussi pour faire connaissance avec l’équipe. En France, MediaMonks compte désormais plus de 200 personnes, avec un business en forte expansion et un fort leadership de Wale. Nous avons réuni l’aspect content du business et ce que nous appelons « DDM » : data, digital et media. Nous allons également commencer à mettre en place nos offres de technology services.

Depuis plusieurs années, les rumeurs évoquaient vos ambitions françaises. On a notamment pu entendre parler de votre intérêt pour Fabernovel… Avez-vous d’autres projets de rachat en France ?

Nous avons effectivement rencontré les fondateurs de Fabernovel il y a quelques années, en 2020. Ils ont été rachetés par EY en 2022… Mes ambitions aujourd’hui en France, c’est de continuer ce qui est déjà engagé. Nous allons plutôt concentrer nos efforts sur notre croissance organique. Même si nous gardons un œil sur les opportunités qui peuvent se présenter. Les entreprises cotées en Bourse voient leur valorisation baisser, les entreprises non cotées, pas pour l’instant, mais cela ne saurait tarder…

De manière générale, nous voulons nous écarter des vieux modèles, et en construire un nouveau. Le modèle existant des agences a été construit il y a 70 ans… Nous considérons qu’il n’est plus adapté à l’ère digitale. Notre offre repose sur quatre principes de base : 100 % digital, data driven, le fait de se lancer sur le marché le plus vite, le mieux et le plus efficacement possible, et enfin, le principe unitaire, avec une marque unique, MediaMonks [issue de la fusion, en 2021, entre MediaMonks et MightyHive, spécialisée dans la publicité numérique].

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Vous revenez d’un roadshow en Europe. Quelle est aujourd’hui votre présence dans le monde ?

Notre répartition géographique se concentre à 70 % sur l’Amérique du Nord et du Sud, 20 % sur la zone EMEA et 10 % sur l’Asie Pacifique. Dans la région EMEA les marchés-clés sont naturellement le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. En tout, nous sommes présents dans 32 pays autour du monde, contre 33 auparavant - mais nous ne sommes plus présents en Russie. Nous n’avions que 10 collaborateurs en Russie, 86 personnes en Ukraine, dont la moitié ont quitté le pays ou sont sur le point de le faire. L’autre moitié est restée sur place pour combattre. Nous nous sommes réinstallés principalement en Pologne.

De manière générale, la situation en Europe continentale est assez préoccupante. Au Royaume-Uni, nous devons sélectionner un nouveau Premier ministre [après la démission du Premier ministre Boris Johnson, intervenue le 7 juillet, deux semaines avant l’interview], Mario Draghi a démissionné de la présidence du Conseil italien, en France, le président Emmanuel Macron n’a pas réussi à se constituer une majorité à l’Assemblée, seulement la moitié de la population a voté…  

Au niveau mondial, le covid continue à rôder, les taux d’intérêts montent en flèche, l’inflation aussi, le dérèglement climatique est une réalité, les relations entre les États-Unis et la Chine se tendent…

Mercredi dernier [20 juillet] à Milan, au moment où j’allais me coucher, j’ai lu trois gros titres : la démission de Draghi, la fermeture du gazoduc Nord Stream et la hausse des taux directeurs de la Banque centrale européenne… Le monde est un endroit difficile en ce moment.

Vous êtes-vous rendu aux Cannes Lions cette année ? Qu’avez-vous pensé de la tonalité, assez sombre, justement, du festival ?

Vous savez, je suis revenu de Cannes en m’émerveillant davantage sur l’incroyable percée des technologies que sur quoi que ce soit d’autre. Google, Meta/Facebook, Spotify, Shopify, Snap... Amazon était à Cannes pour la première fois, et je suis certain que Netflix, avec ses chaînes de publicité, sera massivement présent l’année prochaine.

Cannes se rapproche de plus en plus d’un CES (Consumer Electronic Show) mondial. D’ailleurs, ces dernières années, le CES a beaucoup évolué vers une approche plus marketing et consumer. Le CES ressemble de plus en plus à Cannes et Cannes ressemble de plus en plus au CES !

Pour le reste, Cannes, c’était un peu « fiddling while Rome burns » [expression difficile à traduire en français, référence à Néron qui jouait de la lyre en regardant Rome brûler, signifiant « se perdre en futilités au lieu d'agir »] - en d’autres termes, sommes-nous vraiment réalistes ? Il faut bien avoir à l’esprit qu’il y a six mois, quand les gens se sont inscrits au festival, les événements que j’évoquais précédemment n’avait pas encore tous eu lieu, ou en tout cas, n’étaient pas aussi prédominants. Le monde était un endroit différent… et quand nous sommes arrivés à Cannes, le monde était un endroit différent !

La tristesse là-dedans, c’est que l’on commence à voir que la pression économique déplace le focus. Elle entraîne une réduction des objectifs, braqués sur la performance, l’activation, ce que nous appelons le « lower funnel work », avec moins de travaux stratégiques et plus de travaux tactiques.

Par exemple, à Milan, un certain nombre de clients m’ont expliqué qu’ils étaient inquiets quant à leurs retours sur investissement : ils ont les yeux rivés sur les chiffres, ils constatent un décrochage dans leurs ROI et veulent comprendre pourquoi. D’ailleurs, en ce moment, dans chaque pitch, l’élément-clé est le ROI.  

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Pourtant, à Cannes, on assiste, depuis plusieurs années, à une inflation des campagnes à « purpose », ce que certains trouvent d’ailleurs un peu hypocrite…

Je considère, au contraire, que la durabilité, le « purpose », sont extrêmement importants, plus que jamais. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’hypocrisie, je pense que les clients sont sincèrement investis. Vous vous souvenez de la célèbre théorie de l’économiste américain Milton Friedman : le but d’une entreprise est de maximiser ses profits, en prenant en compte l’intérêt de ses actionnaires. Si l’on applique la théorie de Friedman aux problématiques corporate, on voit bien que si l’objectif est de maximiser ses profits sur le long terme, il est indispensable de prendre en compte les intérêts des parties-prenantes… Si vous êtes une compagnie pétrolière, et que vous vous êtes contenté d’extraire le pétrole du sol sans vous soucier une seule seconde de l’environnement, vous vous concentrez sur le court terme au détriment des habitants des zones que vous exploitez, des gouvernements, des ONG… 

Je pense donc que ce qui va arriver, c’est qu’à mesure que les acteurs vont se focaliser de plus en plus sur le court-terme, du fait de la situation économique, cela va créer une pression sur ce que vous évoquiez : le « purpose ». Cela va rendre les clients plus sélectifs, et parallèlement moins versés dans le « greenwashing ».

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Pour autant, selon vous, le maître-mot reste celui de « performance » ?

Que cela vous plaise ou non, les entreprises cotées en Bourse sont évaluées sur leurs performances trimestrielles, et les institutions qui investissent sont focalisées sur ces résultats trimestriels. Et le monde, à mes yeux, n’est plus du tout le même. Les dernières 40 ou 50 années, nous avons connu une bonne croissance économique, le libre-échange, moins de taxes, moins de sanctions, la mondialisation… Je ne dis pas que c’est fini, mais la croissance mondiale va être moindre, le prix des matières premières va flamber, la pétrole va flamber, l’inflation va flamber…  

Notre business est d’aider nos clients à grandir.  Dans ce monde à faible croissance – la croissance mondiale était historiquement de 2,5 %, elle est plutôt de l’ordre de 1,2 ou 1,5 % désormais –, on va devoir être plus sélectif d’un point de vue géographique : s’implanter partout ne fonctionne plus. Il s’agit de choisir les marchés en croissance : Amérique du Nord et du Sud, EMEA, Asie Pacifique. En somme, il nous faut adopter une approche beaucoup plus fragmentée de la croissance.

Et il s’agit avant tout d’embrasser la technologie. Nous nous trouvons dans un business de transformation marketing et digitale, dont il est crucial d’accélérer le rythme.  

Justement, quel est votre point de vue sur le métavers ? De récentes études montrent que les consommateurs se sentent pour la plupart peu concernés…

Je ne suis pas d’accord. Cette année, le métavers devrait générer, selon les prévisions des analystes, 1,2 à 1,3 milliard de dollars. L’an passé, c’était 900 millions… Cette année, 10 % de nos hausses de revenus viendront du métavers. En valeur absolue, ça reste relativement bas mais l’augmentation est fulgurante.

Les métavers ouvrent un champ d’applications gigantesque : sport, entertainment, musique, luxe… Par exemple, nous avons déployé des dispositifs dans le métavers pour la NBA sur Horizon, diffusé un concert de Post Malone sur Horizon Worlds, lancé The Gray Man, le nouveau film de Netflix sur Decentraland… L'e-commerce est déjà important sur le métavers. Pour l’éducation, le travail, la santé, ça va être énorme. On dit même que certains pilotes commencent à s’entraîner dans le métavers…

Mais tout cela va prendre du temps, sans doute 5 à 10 ans. Internet a démarré en 1995… On n’en est qu’au début : il y a quelques années, les casques donnaient des migraines… Aujourd’hui, on peut les porter pendant quatre heures sans problème. Le métavers va devenir une réalité. J’y crois vraiment.

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