Comment les émotions changent la donne de l’élection présidentielle ? La réponse de Frank Tapiro, président de Houtspa, creative consulting.
Depuis l’avènement des médias et des réseaux sociaux dans la vie politique, l’opinion ne peut plus se mesurer de la même manière.
Pourtant, certains instituts de sondages demeurent toujours verrouillés sur le déclaratif et ne prennent pas assez au sérieux l’aspect émotionnel des sondés. Le déclaratif ne dit pas tout. Ces sondés sont avant tout des êtres humains, qui interagissent, échangent, débattent, s’interrogent, affirment, doutent, militent et ressentent plus qu’ils ne le disent.
Certes, pendant longtemps, les émotions avaient mauvaise presse et étaient considérées comme des signaux faibles face à la bonne vieille rationalité qui rassure. Les ratés successifs des dernières élections de la 5e République auraient dû pourtant en alerter plus d’un sur la fragilité de l’opinion surtout quand il s’agit de personnalités politiques véhiculant des idées considérées comme extrémistes, populistes, racistes ou néo-fascistes. Une opinion défiante et volatile plus tentée par l’abstentionnisme que l’engagement politique. Une opinion qui, quelques jours avant l’élection, peut se retourner en un battement de cil, en un battement de cœur.
Les émotions nous définissent en tant qu’êtres humains. Dans notre cerveau, la part de l’inconscient est de 90 % et le conscient de 10 %, ce qui devrait nous faire réfléchir sur l’analyse de ce que nous ressentons mais ne formulons pas.
Émotion vient du mot latin « motio », mettre en mouvement.
Gut feeling
Les émotions sont des informations que notre cerveau envoie à notre système nerveux central pour le pousser à agir. Nos choix, nos décisions, nos actions et nos souvenirs dépendent de nos émotions. Il en est de même pour nos votes. Ce que nous appelons l’instinct ou le « gut feeling » est ce petit élément déclencheur essentiel qui nous permet de ne pas rester dans l’indécision et nous pousse à agir.
En politique, l’instrumentalisation des émotions du peuple a été utilisée depuis toujours, des jeux du cirque romain aux meetings connectés avec hologramme de Jean-Luc Mélenchon. En 2016, l’élection de Trump a démontré comment on pouvait susciter l’engouement des électeurs et des médias en créant des émotions fortes, clivantes, scandaleuses, provoquant des ressentis à la fois positifs et négatifs. On parle bien de ressentis car il n’y a pas d’émotion positive ou négative. La peur, par exemple, peut nous éviter de grands dangers et nous sauver la vie. Elle peut aussi créer un stress post-traumatique paralysant. Trump a gagné en clivant les États désunis d’Amérique. Personne ne pouvait rester indifférent à son discours. On était soit choqué soit totalement en phase avec lui. Il disait tout haut ce que de nombreux Américains n’osaient penser tout bas.
À chaque débat de la primaire Républicaine, Trump provoquait à lui tout seul près de 90 % plus d’émotions que ses onze compétiteurs réunis. Il arrivait systématiquement en tête sur tous les thèmes sensibles comme l’immigration, la politique étrangère et le climat social. Au lieu de le disqualifier, chacune de ses saillies a fait de lui la curiosité de la campagne, puis l’homme à abattre. Personne ne pouvait rivaliser avec lui sur cette façon de provoquer, de choquer, d’insulter avec vulgarité sans risquer l’élimination. Seules les émotions fortes peuvent déjouer un scénario écrit d’avance. Ces armes de séduction massive lui ont fait gagner la primaire. Il ne lui restait plus qu’à déstabiliser Hillary Clinton, déjà désavouée par les femmes américaines qui lui reprochaient d’avoir pardonné l’attitude de son mari infidèle. Après la victoire de Trump, les Spin Doctors se sont transformés en « Spleen Doctors » pour tenter de consoler celles et ceux qui ne voulaient pas croire en la force de cette vague émotionnelle qu’ils ont vu venir mais à laquelle ils n’ont pas cru. 73 millions d’Américains, toujours convaincus qu’on leur a volé l’élection, préparent le come-back de leur champion en 2024. Qui parle de politique ? Qui parle de réformes structurelles ? Le ressort émotionnel est le seul qui peut laisser croire à cette Amérique encore adolescente que Donald n’est pas un personnage de Disney.
Des observateurs présagent à tort que certains candidats pourraient créer des émotions artificielles pour émerger, constituant ainsi un danger politique et démocratique. C’est mal connaître le public qui ressent toujours si la sincérité est réelle ou feinte. Le procès en insincérité est d’ailleurs le premier facteur de défiance et de désamour des politiques. La perception est la seule clé de vérité. La Ve République a elle aussi connu de grands moments d’émotion avec la démission du Général de Gaulle le 28 avril 1969, le rejet de Giscard pour avoir désacralisé la fonction présidentielle, la surprise de Mitterrand qui, avec une union de la gauche fragile mais une force tranquille, a réussi à rassembler au-delà de la gauche en faisant voter l’abolition de la peine de mort que 80 % des Français rejetaient avant son élection… selon les sondages, bien sûr. Le même Mitterrand qui, en 1987, a laissé planer le doute sur sa réélection poussant le chanteur Renaud - inspiré par votre serviteur - à scander « Tonton, laisse pas béton ! ». En 2007, Sarko propose aux Français d’imaginer la France d’après. En 2012, Hollande réussit à gagner en se présentant comme l’anti-Sarko.
Élection émotionnelle
En 2017, Macron est élu président à 39 ans. Une élection présidentielle est définitivement une élection émotionnelle. Les Français voulaient du sang neuf pour leur redonner envie, recréer de l’espoir et surtout retrouver leur fierté d’appartenance. Ces trois attentes émotionnelles sortent de toutes les cases, de toutes les études et surtout de tous les sondages. Quantifier l’immatériel devient alors essentiel. Aujourd’hui encore, tout ce qu’on reproche à Macron se situe aussi sur le registre émotionnel. On parle même de haine ou de détestation. On ne lui reproche plus son manque d’expérience ou son manque d’ancrage local mais une certaine arrogance, une forme de mépris, des petites phrases et un manque d’empathie.
La perception et les émotions seront une fois de plus au cœur de l’élection 2022. Face à lui, Zemmour s’est positionné en Trump Français et actionne le levier émotionnel comme une winchester. Il assume tout : Pétain sauveur de juifs, les enfants Sandler pas totalement Français et autres vilenies destinées à créer un maximum de buzz et de ressentis positifs et négatifs. Il réussit même la prouesse à passer pour un juif antisémite, alors qu’il ne souhaite que déjudaïser son bulletin de vote pour convaincre ceux qui croient encore que « jamais les Français n’éliront une femme ou un juif » de changer d’avis. Sa méthode, cliver pour exister, fonctionnera-t-elle assez pour le qualifier au second tour ? Les Français fantasment sur un débat Macron-Zemmour comme ils rêvent depuis toujours d’une finale de Coupe du Monde France-Brésil. Et si les émotions fortes faisaient revenir les abstentionnistes dans les bureaux de vote ? C’est tout l’enjeu de cette campagne. Que dire des meetings de Mélenchon qui use et abuse de tech et d’effets de manche pour reconquérir son électorat perdu au soir du 1er tour de 2017 ? Il serait prêt à hurler « La techno c’est moi ! » pour séduire le cœur des jeunes. Marine Le Pen joue la femme trahie par les siens qui lui reprochent à leur tour d’avoir trahi les valeurs du parti. Valérie Pécresse, après avoir fait la campagne des autres, veut enfin faire sa propre campagne, vraie et sincère, pour tenter de rassembler la droite. C’est ça la rencontre d’un homme ou d’une femme avec les Français. Les Français sont le peuple le plus politique de la planète. Après avoir décapité un Roi, ils ont élu un jeune Président de 39 ans et sont prêts à dégager celles et ceux qui leur promettent la lune sans leur promettre la France. Même le Général en a subi les frais. N’oublions pas que « je vous ai compris » est l’anagramme de « je vous ai pris pour des cons ». C’est la preuve qu’on ne joue pas impunément avec les émotions des Français.
Nous avons tous rendez-vous, le 10 et 24 avril, pour découvrir qui sera l’élu(e) de nos cœurs.
Et le cœur a toujours raison.