C’était en 1984 et Jean-Claude Boulet, Jean-Marie Dru, Marie-Catherine Dupuy et Jean-Pierre Petit lançaient BDDP. Dix ans après sa création, BDDP est devenue TBWA. Alors que l’agence de Boulogne-Billancourt fête ses quatre décennies, rétrospective avec Jean-Marie Dru, chairman de TBWA Worldwide, et Guillaume Pannaud, président et CEO de TBWA France.
Pourquoi avez-vous choisi de coupler l’anniversaire de la création de BDDP et de TBWA ? En quoi TBWA s’inscrit-elle dans la continuité de BDDP ?
Jean-Marie Dru. Nous avons fêté notre 10e anniversaire en 1994. L’agence ayant par la suite perdu son indépendance et la marque ayant disparu, nous n’avons pas fêté le 20e ni le 30e, et un jour, Anne Vincent et Guillaume Pannaud ont eu l’idée de fêter le 40e. J’avoue avoir été très surpris, mais en fait, c’était une bonne idée parce que cela a permis de faire se rencontrer les collaborateurs actuels de TBWA et les anciens de BDDP. Quatre ou cinq générations se sont croisées… Cela s’est terminé par une soirée formidable, très intense.
Guillaume Pannaud. En fait, on célèbre les 40 ans de BDDP devenus TBWA. Nous sommes dans les locaux historiques de BDDP et tout dans cette agence, aujourd’hui en 2024, a à avoir avec la culture historique de BDDP, avec les valeurs de BDDP. Nous revendiquons très fortement cet héritage et au-delà de le revendiquer, nous essayons tous les jours d’être à la hauteur de cette magnifique success story qui nous précède.
J.M.D. J’ai discuté l’autre jour avec un de nos collaborateurs qui a 25 ans, j’ai le sentiment que 90 % de ses journées de travail sont différentes de celles qui étaient les miennes. Le métier a complètement changé, pourtant, je suis dans la même agence depuis 40 ans, avec les mêmes valeurs, les mêmes convictions, la même culture, les mêmes points de vue sur notre profession. Encore aujourd’hui, des anciens de BDDP continuent à organiser des soirées ensemble, parce qu’ils ont le sentiment d’avoir vécu une période singulière. Il existe aussi un groupe sur Facebook, « Nous étions chez BDDP ! », très actif, avec 600 membres. Cela montre bien que nous avons créé une culture à part. Dès les premiers jours de BDDP, nous disions ne pas nous contenter de créer une excellente agence, nous voulions surtout bâtir une belle entreprise. Une organisation aux valeurs fortes et exigeantes. J’ai la chance d’avoir toujours un bureau ici, de venir tous les matins et j’ai le sentiment d’une très grande continuité.
G.P. Rien n’est plus important que notre culture : l’audace, l’intégrité, le respect. C’est une manière exigeante d’envisager et de pratiquer notre métier.
On a coutume de dire que BDDP était le « Harvard de la pub ». Si l’on devait définir TBWA par une formule similaire, quelle serait-elle ?
J.M.D. La disruption, forcément. Elle sert même de manifeste à TBWA après avoir guidé BDDP. Ce qui était pour moi une simple méthode à l’origine est devenu une raison d’être. TBWA n’est-elle pas The Disruption Company ? Mais cette notion complètement neuve à l’époque – lorsque nous avons commencé à utiliser ce vocable en 1991-1992, il n’était jamais utilisé dans le monde des affaires – a élargi son champ d’action : publicité, marketing, stratégies de marque, gestion des talents, marque employeur, parcours client.
G.P. Nous sommes l’agence de la disruption. Au-delà de la méthode – car il y en a une – c’est une notion et une attitude également attribuées à l’agence par ses clients. La disruption repose en grande partie sur la problématisation du ou des enjeux, qui nécessite une attitude exigeante dès le brief. C’est ce travail préalable qui, s’il est bien effectué, permet mécaniquement une réponse disruptive. Notre ennemi à nous, c’est l’attendu, le similaire. TBWA reste par ailleurs une formidable école de formation pour les professionnels du secteur de la publicité et de la communication. Si les compétiteurs viennent autant piocher chez nous, c’est qu’il y a une bonne raison.
En termes de création, comment définiriez-vous les différents âges de TBWA ?
J.M.D. Il n’y a jamais eu un style BDDP comme il n’y a pas aujourd’hui un style TBWA. Le sujet, c’est le style que nous donnons aux marques pour lesquelles nous travaillons. Il est essentiel de savoir mettre la pluralité des talents dont nous disposons au service des imaginaires des marques qui nous sont confiées. J’ai toujours pensé que choisir la bonne équipe par rapport au problème posé était déjà un acte créatif.
G.P. Si on devait résumer les époques, Marie-Catherine a donné le « la » de la proposition créative de BDDP et, j’ai envie de dire, de ce qui a été la publicité française entre 1984 et la fin des années 90 dans un style toujours différent entre Tag Heuer d’un côté, Rodier de l’autre, en passant par Hertz, Danone et McDonald’s, bien sûr. Erik Vervroegen est arrivé, en 2001-2002, à l’époque meilleur directeur artistique mondial qui a poussé l’agence au summum de la compétition créative mondiale. Mais en se centrant trop sur les festivals, l’agence s’était écartée des préoccupations premières de ses clients.
Stratégies avait publié un portrait d’Erik Vervroegen titré « Chasseur de Lions »…
J.M.D. Je dirais plutôt que c’était un moine. Je n’ai jamais vu quelqu’un travailler autant. C’est une personne d’une rare qualité.
G.P. La troisième période, c’est celle de Ben et Faustin [Benjamin Marchal et Faustin Claverie]. Le meilleur des deux mondes : d’abord revenir à l’essence même de ce qu’est la création comment permettre aux marques de toucher leurs audiences de telle manière que leur message intègre la pop culture. Continuer de faire briller TBWA Paris sur le marché créatif mondial est important pour attirer les talents. Nous sommes la première agence créative de TBWA hors US avec Media Arts Lab, l’agence créative d’Apple.
J.M.D. Au début, dans les années 2000, le réseau comprenait deux agences piliers, Chiat Day à Los Angeles et BDDP à Paris. Vingt-cinq ans plus tard, il en est de même. L’agence de Paris, devenue TBWA, reste un modèle, une référence pour le reste du réseau.
Quelles sont les marques qui sont restées fidèles à BDDP puis TBWA ?
J.M.D. Nous travaillons depuis plus de 40 ans avec des marques comme McDonald’s ou Apple. On peut également citer le cas de clients majeurs accompagnés par TBWA sur le long cours tels que Nissan ou Cetelem.
G.P. En termes de portefeuille, l’objectif consiste aujourd’hui à accompagner au moins un acteur référent par secteur d’activité, voire plus. Tous les secteurs sont concernés : automobile, distribution, services, transport… Plus le temps passe, plus nous devenons sélectifs lorsqu’il s’agit de participer à des compétitions et autres consultations manquant de transparence. Si les conditions ne sont pas réunies, nous passons notre tour. Ceci étant, de plus en plus de clients viennent nous voir directement pour nous consulter sans compétition. Et c’est tant mieux. Enfin, il existe une volonté de notre part de nous ouvrir de plus en plus à l’international, comme c’est déjà le cas avec Adobe. On ne le dit pas assez mais une partie de l’avenir des grands groupes de communication français ne se joue pas qu’en France.
En 2020, vous rafliez Air France, avec un pool constitué, en plus de TBWA, des agences d’Omnicom, TBWA, Proximity, OMG, EG+ et Else. Ce gain a-t-il constitué un tournant ?
G.P. C’était une grande joie d’abord et un accomplissement. En optant pour TBWA, Air France a fait le choix de moderniser sa stratégie de communication dans son ensemble et à aller tirer le meilleur de ce qu’autorise chaque expertise sur chaque point de contact. En deux mots : être aussi consistant sur le haut, sur le milieu et sur le bas du funnel, et ce, dans le cadre d’une nouvelle plateforme de marque. Bref, cette victoire est venue sanctionner positivement ce pour quoi nous avons fusionné Proximity et TBWA Paris.
Est-ce encore aujourd’hui un handicap d’être une agence « américaine » aux côtés des deux grands groupes de communication français Havas et Publicis ?
G.P. Il y a fort heureusement en France des annonceurs publics et parapublics qui passent outre cette distinction. Chez TBWA, des clients comme EDF, Radio France, le ministère de l’Intérieur ou encore l’Agence de la biomédecine en témoignent. Certains de nos concurrents continuent pourtant d’utiliser l’argument de la préférence nationale. Cet argument est non seulement biaisé mais également nauséabond. Je ne compte plus le temps passé à devoir défendre la « francité » de BDDP devenu TBWA Paris. Cette entreprise est née française, est dirigée par un Français, salarie plus de 900 talents en France et s’acquitte de l’ensemble de ses impôts en France… C’est simple : si j’en crois les liasses fiscales, nous sommes le groupe de communication à payer le plus d’impôts en France.
BDDP était notamment réputé pour son planning stratégique, sans doute le premier de cette ampleur et de cette qualité en France… Aujourd’hui, quelles sont les tendances de fond que vous percevez sur le marché. Par exemple, quel positionnement adoptez-vous sur l’IA ?
J.M.D. À l’époque où BDDP est née, le planning n’existait quasiment pas en France. C’est à l’occasion des Cannes Lions 1982, au détour d’une discussion avec Martin Boase, fondateur de BMP, que j’ai pris conscience de son importance. Dès les premiers jours de BDDP, nous avons choisi de miser sur un planning stratégique puissant, composé d’une grande variété de profils, allant du normalien à l’anthropologue. En cas de difficultés financières, le planning stratégique est malheureusement une variable d’ajustement pour beaucoup d’agences. C’est bien évidemment une erreur.
G.P. Le planning stratégique est absolument central dans le fonctionnement de l’agence. Le planning joue le rôle de tremplin pour la création et de cartilage entre l’ensemble des expertises. Nous faisons un métier au cœur de la sociologie. De ce point de vue, la tendance majeure du moment est évidemment l’archipélisation croissante de la population, assortie de communautés de plus en plus fracturées. On parle là d’archipélisation économique, sociologique et même politique, notre pays par exemple ne semblant plus capable de dégager une majorité. On entre dans une société de minorités et les incidences de ce phénomène sont majeures.
L’IA générative est présentée systématiquement comme révolutionnaire, en particulier pour les industries créatives. Est-ce usurpé ?
G.P. L’IA est aujourd’hui absolument partout chez TBWA. Nous avons créé, à partir d’une banque de données rassemblant 20 ans de campagnes publicitaires, un GPT interne capable de produire des insights. Cet outil permet d’en générer une quinzaine en moyenne, dont trois ou quatre pépites qui auraient été autrement plus longues à voir le jour par le biais de la réflexion. Ce peut être aussi une manière de reformuler voire de réorienter un brief. Pour autant, la principale contribution de l’IA se situe dans sa capacité à favoriser l’industrialisation de la production de contenus. N’oublions pas que l’aspect créatif reste profondément humain. « Humain, trop humain », disait Nietzsche. Mais on n’est jamais trop humain ! À mon sens, l’IA actuelle ne permettra pas de se substituer à l’humain dans le processus créatif. Il faudra une rupture technologique pour que cela puisse survenir. Je m’explique : l’IA reposant sur l’apprentissage de l’existant, le GPT, est orthogonal au principe de création. Le même peut-il produire du neuf ? Je ne le pense pas.
J.M.D. Entre autres, l’IA est une source d’inspiration. À condition de savoir la questionner intelligemment, l’IA stimule notre imagination et nous propose « des débuts d’idées » sur lesquels nos créatifs peuvent rebondir. Des « thought starters », comme on dit outre-Atlantique.
TBWA Paris a fait des petits… Comment se portent les autres agences du groupe ?
G.P. Nous croyons au modèle des multi-expertises plutôt qu’au modèle de généraliste. C’est dans cette optique que TBWA a régulièrement investi ces dernières années des domaines avec des structures expertes dans leurs métiers : Zakka pour le design, TBWA Adelphi pour la communication santé, Buy TBWA sur le volet retail, TBWA Paris qui a élargi son offre en intégrant Proximity, Les Présidents sur le volet publicitaire ou encore Mogul pour le brand content, qui surperforme depuis son lancement en 2022. Autant d’expertises qui séduisent les annonceurs, dans un contexte où – toutes les études le prouvent – réduire ou couper ses investissements marketing est l’erreur à ne pas surtout pas commettre.
Impossible de parler des 40 ans de BDDP et TBWA sans évoquer Marie-Catherine Dupuy, sa cofondatrice, qui nous a quittés en 2022…
J.M.D. Nous étions quatre associés, Jean-Claude Boulet, avec son audace et sa prestance ; Jean-Pierre Petit, avec sa faconde toute méditerranéenne et son sens du commerce ; Marie-Catherine, avec sa capacité particulière à réunir les talents, mais aussi avec sa grande fermeté. Elle n’hésitait pas à dire : « ce brief, je n’en veux pas ». Elle obtenait ainsi de meilleurs briefs, et le produit créatif de l’agence n’en était que meilleur. On peut aussi souligner que Marie-Catherine était la première femme cofondatrice d’une agence de publicité. Avec elle, Jean-Pierre et Jean-Claude, nous avions un principe : ne jamais nous contredire devant nos collaborateurs. Les désaccords se réglaient entre nous, toutes portes fermées. Nous avons eu une très grande chance de nous rencontrer.
Dates clés
1984. Création de BDDP par Jean-Claude Boulet, Jean-Marie Dru, Marie-Catherine Dupuy et Jean-Pierre Petit. De 1984 à 1990, l’enseigne connaîtra la plus forte croissance organique en Europe.
1985. BDDP remporte McDonald’s, Mazda Motor Group et Michelin, puis BMW, KLM et Porto Cruz en 1986.
1987. Quatrième groupe publicitaire en France après Havas, Publicis et RSCG.
1990. Rachat de Wells Rich Greene, troisième agence de New York.
1991. Après la fusion de Havas et Euro RSCG, troisième groupe en France.
1992. Réseau présent de New York à Singapour, employant 3 500 collaborateurs dans douze pays.
1998. Rachat de l’agence par Omnicom, qui la fusionne avec TBWA. En 2000, BDDP-TBWA est le quatrième groupe de publicité français.
2001. BDDP-TBWA devient TBWA Paris, une division de TBWA France.
2007. Arrivée de Guillaume Pannaud à la tête de TBWA France, ex-président de FCB.
2024. TBWA est aujourd’hui le troisième groupe français avec près de 1000 collaborateurs.