Résistantes après des années de covid, dans un contexte économique dégradé par l’inflation, sur un marché très compétitif, les agences indépendantes, qu’elles comptent une poignée de salariés ou quelques centaines de collaborateurs, défendent leur modèle. Un article également disponible en version audio.
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Il y a des agences indépendantes qui se vendent à un groupe, comme dernièrement What’s Next Partners, qui a créé la surprise en passant dans le giron d’Anomaly, une agence américaine du groupe international Stagwell, coté au Nasdaq. Il existe aussi sur le marché des agences qui font courageusement le mouvement inverse. On peut citer Libre Mullenlowe, rebaptisée ainsi après s'être émancipée d'Interpublic Group (IPG) en février 2023 [Libre Mullenlowe reste le partenaire de Mullenlowe Global via un contrat d'affiliation, ndlr.], ou encore Ici Barbès, qui a coupé les ponts avec TBWA en 2018.
« L’indépendance aujourd’hui se traduit par la liberté de prendre des décisions managériales, stratégiques et financières sans être soumis à des contraintes externes », met en avant Philippe Adenot, président de Libre Mullenlowe. « Ici Barbès a toujours gardé une forme d’autonomie au sein de TBWA, que ce soit pour les locaux, les axes stratégiques ou même sur le reporting financier », fait savoir Laurence Vignon, présidente d’Ici Barbès. « L’indépendance est un choix économique et un choix de valeurs que reflète notre signature "La science des gens" », ajoute-t-elle.
Multitude d'agences
« Il y a quinze ans, le paysage publicitaire n’était pas le même. Aujourd’hui, les groupes anglo-saxons ne sont plus aussi forts en France », remarque pour sa part David Leclabart, coprésident de l’AACC, qui cite en exemple la fermeture de CLM BBDO en 2020. Aux côtés des grands réseaux, détenus par les groupes français Publicis et Havas, ou étrangers comme Omnicom, WPP et Dentsu, coexistent une multitude d’agences de communication en France (de 7 300 à 18 400, selon les sources, dont plus de 90 % sont indépendantes). Ces structures comptent rarement plus de 100 salariés, d’après David Leclabart, président d’Australie.GAD (220 collaborateurs).
Et ces agences indépendantes s’en seraient assez bien sorties en 2023, d’après l’AACC, qui ne note « pas d’alerte » sur leurs capacités à rembourser les PGE, ces prêts garantis par l’État, mis en place en 2020, durant la pandémie. « Le contexte économique tendu de ces dernières années a touché beaucoup d’agences de communication, peu importe leur taille. Et le marché a vu la montée en flèche de freelances et de plateformes de marketing automation, qui ont pu convaincre certaines marques par leur praticité et leur coût », informe de son côté Roxane Rose, CEO de l’agence RP Com & Kids (six collaborateurs).
« 2023 a été une année plus complexe, avec des réductions de budgets de communication et des pressions tarifaires qui se sont intensifiées de la part des clients. Cela nous a amenés à nous surpasser pour nous différencier et convaincre de nouveaux annonceurs. Le levier stratégique le plus fort a été notre spécialisation sur le secteur famille, qui nous a permis d’attirer des marques souhaitant s’entourer d’une équipe expérimentée avec un réseau bien établi, plutôt que de se diriger vers une agence généraliste ayant une expertise moins pointue », relate Roxane Rose.
Ce début d’année 2024 reste prometteur. « Tous les signaux sont au vert. Nous sommes contents d’avoir consolidé nos bases l’an passé dans un marché compliqué en raison d’une réduction des budgets innovation, de R&D et d’activation, de projets décalés ou d’annonceurs qui prenaient moins de risques », expliquent Nikhil Roy et Max Vedel, cofondateurs du studio de création digitale Swipe Back (22 collaborateurs).
Nouvelles expertises
Dans un contexte où il est exigé qu’elles soient compétentes dans la data, le digital ou encore l’IA, nombre d’agences pourraient bien être en train de chercher des alliés, comme l’indique le dirigeant d’un groupe indépendant, qui dit recevoir de nombreuses sollicitations en vue d’acquisition. « La plupart des groupes ne cherchent pas à racheter des agences indépendantes mais à s’outiller sur des dimensions qui leur manquent », pointe Olivier Altmann, fondateur d’Altmann+Partners (35 collaborateurs).
« On s’est fait approcher plusieurs fois mais ça ne nous attire pas parce qu’on a encore "faim". On a envie de développer notre groupe, à notre image », relate Matthieu Reinartz, cofondateur et président de l’agence Hungry and Foolish (90 collaborateurs), créée en 2004. En 2017, elle a lancé sa filiale Genius, qui place des consultants en marketing chez des clients pour les accompagner dans leur transformation digitale ou interne. « Chaque année, on ajoute une expertise comme l’influence ou l’achat média digital, car pour monter sur de gros sujets, on a besoin de maîtriser toute la chaîne de valeur », expose Matthieu Reinartz.
« Nous faisons le pari de résister à la concentration du marché afin de garder une grande agilité dans nos prises de décisions et de maintenir notre politique de promotion interne. L’indépendance nous laisse aussi libres de nos orientations stratégiques et nous effectuons les investissements là où ils nous semblent justes et bénéfiques », vante Lucille Pheulpin, présidente de Castor & Pollux (60 collaborateurs). « Nous avons distribué des actions gratuites en 2019 et en 2020 à nos plus anciens collaborateurs, puis en 2022, nous avons ouvert le capital à l’ensemble des salariés ayant plus d’un an d’ancienneté. L’actionnariat est un excellent moyen de pérenniser l’agence », détaille-t-elle. Castor & Pollux compte aujourd’hui 17 salariés associés, qui détiennent 50 % des parts.
Plafond de verre
« La taille peut être un sujet critique pour certains gros annonceurs », déplore Olivier Altmann. « Il y a des clients sur lesquels les indépendantes ne peuvent pas aller car elles n’ont pas l’appui d’un grand groupe. Il y a un plafond de verre », le rejoint Gabriel Gaultier, fondateur de Jésus & Gabriel (40 collaborateurs) en 2013. « Un momentum favorable aux agences de petites tailles. Les appels d’offres n’étaient alors pas réservés aux grands groupes », précise-t-il. En 2023, le dirigeant dit avoir terminé l’année à l’équilibre « au prix de nombreux efforts ».
Dans le cadre des compétitions, les agences indépendantes peuvent faire le choix d’une alliance stratégique, comme l’agence Herezie (50 collaborateurs), qui s’est associée à l’Italienne Armando Testa pour remporter, en février, la marque automobile Lancia (groupe Stellantis), avec la création d’une entité ad hoc, 777 (qui se prononce « triple seven »), en référence au kilométrage entre Paris et Turin, « les deux headquarters du client », explicite Andrea Stillacci, cofondateur d’Herezie. « Nous avons un ADN international et nous avons toujours eu la capacité de développer des campagnes qui pouvaient voyager », énonce-t-il. Herezie s’est d’ailleurs exportée à Milan en 2022, avec un bureau qui compte actuellement douze collaborateurs pour 2 millions d’euros de marge brute en 2023.
Des alliances à géométrie variable
Pour gagner en envergure internationale, les agences peuvent aussi rejoindre des réseaux indépendants. « Ce sont des alliances à géométrie variable, il n’y a pas forcément d’accord capitalistique, éclaire Olivier Altmann. Ça fonctionne car les gens se sont choisis sur des critères d’estime alors que dans un groupe, il peut y avoir des rivalités. » L’agence de relations publics Angie (120 collaborateurs) a ainsi fait le choix, en juillet 2023, d’entrer dans le réseau indépendant Taan. « Cela nous permet, entre autres, de bénéficier des différentes expertises des agences membres, ainsi que des ressources et analyses prospectives, notamment celle du Copenhagen Institute for Future Studies, explique Éric Camel, fondateur d'Angie. Grâce à ce réseau, nous sommes ouverts 24h/24, ce qui n’est pas négligeable pour des clients internationaux cotés. »
Bien loti, le groupe indépendant Change (90 collaborateurs) représente en France la marque FCB (groupe IPG) via un contrat d’affiliation. « C’est une chance pour nos collaborateurs, qui peuvent échanger avec des pairs dans le monde entier, notamment avec des planneurs stratégiques à l’autre bout de la planète. Nos créatifs suivent des formations avec d’autres en Asie, en Amérique du Sud, en Europe du Nord », explique Patrick Mercier, qui a cofondé Change en 2009. « Ce contrat avec FCB nous garantit aussi un certain nombre de budgets qui comptent pour environ 10 % de notre chiffre d’affaires », évalue-t-il.
Pour réussir en tant qu’indépendante, il faut surtout un esprit d’entrepreneur. « Si tu es performant en new business, en quelques mois tu doubles. Toutes les émotions liées à tes réussites et tes échecs sont décuplées dans une agence indépendante. Chaque collaborateur est un peu entrepreneur », expliquent Guillaume Lartigue et Grégoire Soufflet, coprésidents de Steve (60 collaborateurs). « La plupart des grands publicitaires sont des entrepreneurs indépendants : Jean Feldman, Philippe Michel, Guillaume Pannaud », fait remarquer Gabriel Gaultier. « En tant que dirigeant, on doit faire en sorte que la contingence matérielle n’influe pas sur la création. Il faut savoir s’abstraire de ça », ajoute-t-il. Et un conseil aux étudiants : « pour un jeune créatif, l’agence indépendante est la meilleure école car elle offre des responsabilités plus rapidement », indique Morgane Mathern-Nguyen, directrice du développement de La Chose.