Après une édition 2022 marquée par l’agit-prop des activistes du climat, la 70e édition des Cannes Lions a un rien tourné le dos au sujet… tout en mettant l’accent sur le thème de l’inclusion. Et l’IA, bien sûr, qui si elle n’a pas brillé en termes de prix, était l’obsession de la Croisette.
L’an passé, la chaîne alimentaire était bien embouteillée à Cannes. Les Lions n’étaient pas les seuls animaux à rôder sur la Croisette… On y croisait des dinosaures, ou, en moins menaçant, un bon toutou au pelage orange et au petit galure. Le premier, créature du Programme des Nations unies pour le développement, enjoignait les festivaliers à « ne pas choisir l’extinction ». Le second, translation en 3D du fameux même « This is fine » (un chien inconséquent qui boit son café pendant que le monde brûle), constituait l’une des nombreuses opérations menées par Greenpeace pendant le Festival international de la créativité. Sans conteste, 2022 avait été l’année de l’agit-prop, au Palais des festivals et ailleurs.
OSEF le climat ? Cette année, alors qu’on attendait d’autres coups d’éclat, l’atmosphère était singulièrement calme sur le front de la lutte environnementale. Citons tout de même l’opération – bien isolée – des activistes de Clean Creatives, venus rappeler au patron de l’agence mondiale de RP Richard Edelman, en route pour sa conférence, devant les passants de la Croisette, que son entreprise continue à travailler pour les énergies fossiles. Sans oublier le « friendly reminder » des Nations unies sur la devanture du Palais « Make our planet your most important client » (Faites de notre planète votre client le plus important)...
Visiblement, les enjeux climatiques n’empêchent plus de dormir les festivaliers, alors que l’on continue à évoluer dans une climatisation glaciaire, toutes fenêtres ouvertes sur le port et sur ses yachts… Il ne faudrait sans doute pas trop casser l’ambiance – moins festive qu’auparavant et résolument tournée vers le « business ». Tour d’horizon des tendances fortes de ce festival, paradoxal et contrasté, comme toutes les années. Mais la publicité ne porte-t-elle pas intrinsèquement tous ces tiraillements ?
- Grandes causes, petit ennui
On pensait le fameux « purpose » sur le déclin, victime d’un manque d’attribution aux marques par les consommateurs. Nada ! Il n’a sans doute jamais été aussi omniprésent sur la Croisette. En bons patriotes – ou chauvins –, on aurait mauvaise grâce à s’en plaindre. La France en a bénéficié, remportant trois Grands Prix (voir article palmarès) : Grand Prix For Good pour Havas Paris et la Fondation Anne de Gaulle, Grand Prix Lions Health and United Nations Foundation for Good pour Publicis Conseil et Working with Cancer, Grand Prix Creative Strategy, toujours pour Publicis Conseil et Renault Plug-Inn. Sur cette activation, une application développée par Renault pour les véhicules électriques de toutes les marques qui permet de trouver des bornes de recharges estampillées Renault ou chez des particuliers, la présidente du jury, Amrita Randhawa, CEO Singapore and South East Asia de Publicis Groupe, résumait : « Cannes se doit d’entraîner des changements dans la société. Cinq travaux étaient en lice pour le Grand Prix. Nous avons choisi Renault Inn parce qu’il promeut un modèle entièrement nouveau, de nouvelles valeurs et résout un problème d’infrastructure tout en n’étant pas limité à une marque. Il correspond au message qu’on voulait envoyer : la redéfinition du futur. »
C’est la tendance lourde de Cannes 2023 : « On est passé de la “sustainability” à la Greenpeace à un RSE plus tourné vers les gens, le vivre ensemble, l’inclusif, comme le constate Christine Removille, partner expert customer & marketing excellence chez Bain & Company. On peut saluer le fait qu’auparavant, les “speakers” qui intervenaient pendant les Cannes Lions étaient plutôt des “white males” qui parlaient fort… Maintenant, on trouve plus de femmes… » Mais aussi, sur scène, pour la première fois, des traducteurs en langue des signes pendant les conférences.
« On reste depuis plusieurs années sur un “trend” grandes causes / charity et cette année n’y échappe pas », appuie Jean-François Sacco, cofondateur et chief creative officer de Rosa Paris. Une grande majorité des marques primées surfent sur les valeurs de diversité, d’inclusion, de responsabilité sociale… » Pour autant, « pour gagner, il faut arriver à porter une cause majeure et le faire avec brio et ambition, rappelle-t-il. Je pense à “The Last Photo” (Adam & Eve DDB Londres, campagne anti-suicide), “Annahar Newspaper” (Impact BBDO Dubai pour le quotidien libanais), “An Alphabet to Preserve Culture” (Microsoft pour Adlam)… » Rassurant : les bons sentiments publicitaires ne souffrent pas la médiocrité.
- L’IA megastar de la Croisette
On le pressentait avant même d’avoir préparé nos valises. Alors que tout le monde semblait en transe sur le metaverse l’an passé, l’IA a tout balayé sur son passage. Entre déclarations d’optimisme forcené et peurs irrationnelles – dans son numéro distribué sur la Croisette, la bible Campaign semblait aux cents coups, avec une couv au questionnement en forme de crise d’angoisse : « Oh god… Is AI going to take my job ? » (Oh mon dieu… L’IA va-t-elle me piquer mon travail ?). « L’IA a clairement remplacé le metaverse dans les esprits, remarque Christine Removille. De manière générale, les nouveautés se sont davantage accélérées en quelques années que pendant l’entièreté de 70 ans du festival… Mais je ne pense pas qu’on aura un Grand Prix IA tout de suite… C’est encore trop tôt. On est encore en mode “test and learn”. »
Le passage du Web3 à l’IA comme sujet phare du Festival « montre à quel point en un an les sujets ont changé, preuve du dynamisme incroyable de cette économie », s’enthousiasme Séverine Six, directrice des agences chez Meta, avant d'exprimer sa curiosité, partagée par beaucoup ici à Cannes, de voir l’avenir des publicités créées par les intelligences artificielles. Si Meta – grâce notamment à Yann LeCun – ne débute pas dans ce domaine, la priorité est plus que jamais d’actualité. L’entreprise a présenté à Cannes ses récents développements en la matière et sa croyance dans le potentiel de l’IA pour alimenter les conversations avec les entreprises sur les messageries comme WhatsApp, générer des stickers personnalisés pour les utilisateurs de ses plateformes ou encore générer ou retoucher des images, sans besoin de retourner une campagne par exemple.
L’IA, future publicitaire-star de 2024 ? En une année, l’intelligence artificielle se sera sans doute améliorée à la vitesse de la lumière… y compris créativement. « Avec l’IA, la plus grande partie du travail sera moyenne, une autre sera carrément atroce, mais une petite partie sera géniale », lâchait Nick Law, creative chairperson d’Accenture Song, lors d’une conférence. Géniale, si on oublie à quel point l’IA est vorace en énergie…
- Les mondes virtuels, second plan ?
Après avoir mangé, bu, dormi metaverse en 2022, les annonceurs ont trouvé mieux ailleurs – l’IA – et préféré stopper les frais cette année, faute d'audience et de véritable utilité. « Autour de ce mot devenu has been se cachent d’autres formes de créativité dans les mondes virtuels, qui rassemblent de véritables audiences et permettent de vivre des expériences de marques puissantes, telles que l’opération “Fifa 2023 × Ted Lasso” (EA Sports & Apple), le concert de Gorillaz (Nexus Studios) en réalité augmentée à Times Square, ou encore “Smart Legacy” (DDB Centro) » qui permet d’utiliser le Web3 pour léguer ses biens à son ou sa partenaire », rapporte Jean-Baptiste Burdin, executive creative director de Razorfish. Si le monde 3.0 en gaming et logiques immersives en est encore au stade d’expérimentation, que l’on ne s’y trompe pas : « Ils sont là pour durer », selon Christine Removille, partner expert customer & marketing excellence chez Bain & Company.
- Le putsch des influenceurs
Si les Cannes Lions n’ont pas autant qu’auparavant donné lieu à un défilé de stars, les créateurs de contenu, eux, ont débarqué en masse. Et à juste titre : le festival se positionne comme un bouillon créatif où les marques et les agences se bousculent pour installer leur parasol sur la plage et y inviter leurs clients. Avec en tête d’affiche, les réseaux sociaux. Pinterest a carrément imaginé le « Manifestival » sur la plage du Carlton. Outre des activités pour le moins éclectiques – stand de tatouage et de bubble tea –, la plateforme a fait venir des créateurs de contenu friands de « visionboards » et de « moodboards », comme la styliste et youtubeuse Kitesy Martin. D’autres mastodontes de l’influence étaient présents : Snapchat, TikTok, Meta… Alexandra Cooper, Rod Thill, Emma Chamberlain ou encore Christina Najjar (alias Tinx), des créatrices de contenu qui ont fait le déplacement depuis les États-Unis pour parler des relations influenceurs-marques. Du côté des influenceurs français, l'effervescence était moins présente. Léna Situations est venue pour la soirée d’inauguration de la plage Spotify, son podcast étant hébergé chez eux, mais pas plus.
Cette nouveauté notable reflète une tendance plus large qui inonde le secteur publicitaire. L’influence marketing s’invite de plus en plus dans les activations et/ou campagnes des marques. En témoigne la grande gagnante dans la catégorie Média, l’opération « Turn Your Back » signée Dove et diffusée sur TikTok. Ceux qui ont été considérés pendant longtemps comme des hommes/femmes-sandwichs 2.0, inversent la tendance et prennent le pouvoir en confirmant leur valeur ajoutée en tant que partenaires stratégiques pour les marques. À confirmer en 2024 ?