Il y a tout juste un an, le 24 février 2022, Vladimir Poutine déclenchait une «opération spéciale» qui fera basculer à tout jamais la vie de millions d’Ukrainiens. Si dans ce contexte de guerre, la publicité peut paraître complètement hors de propos, elle reste néanmoins une bouffée d’oxygène pour de nombreux créatifs ukrainiens.
Lundi 13 février, cela faisait plusieurs jours que nous n’avions pas eu de nouvelles de Viktor Shkurba. En préambule de l’interview, le fondateur et directeur général associé d’ISD Group revenait sur son silence radio : « En ce moment même, je réponds et travaille depuis le vestiaire de mon appartement, c’est l’endroit le plus sûr de chez moi. L’armée russe bombarde les villes ukrainiennes. Aujourd’hui, ils ont tiré plus de 100 roquettes sur des villes civiles et des infrastructures civiles. Mais je suis déjà en train de me préparer pour rencontrer des clients dans notre bureau, au centre de Kyiv pour une réunion planifiée à l’avance ». Irréel. Depuis le 24 février 2022, le peuple ukrainien est secoué par les attaques russes. Depuis cette même date, l’Europe a plongé dans un avenir incertain tandis que l’Ukraine a sombré dans le noir.
Les médias internationaux, de leur côté, tentent de faire la lumière sur la situation du pays. En plus des questions géopolitiques, beaucoup ont traité du sort des entreprises en Russie mais peu ont parlé des entreprises en Ukraine. Encore moins des agences de publicité. En ces temps de sobriété et de crise écologique, la pub a mauvaise presse. Aussi, il est difficile d’imaginer communiquer sur la dernière innovation de telle marque de téléphonie ou le nouveau service de telle banque. Pourtant, la publicité reste une bouffée d’oxygène pour de nombreux créatifs ukrainiens. C’est pourquoi Stratégies a établi le contact avec certains de ces créatifs restés en poste et ce, malgré la guerre. « Pour être tout à fait honnête, parfois, nous échouons à gérer le travail et la guerre. Surtout les jours où nous vivons des attaques de missiles. Tous les autres jours, notre travail nous aide à vivre une vie normale ou du moins, proche de la normale. Le travail nous permet de garder un mental sain. Travailler les premières semaines après l’invasion s’est avéré extrêmement difficile, tout était une question de survie et d’évasion de l’occupation. Mais maintenant que nous n’avons plus de Russes près de Kyiv, nous essayons de mener une vie normale, de travailler tout en soutenant notre armée », témoigne Valentin Panyuta, codirigeant de l’agence Fedoriv.
Sauf qu’après un an de guerre, la vie normale paraît encore loin. Les agences contactées sur place ont du mal à répondre. Les nombreuses attaques contraignent les employés à se cacher pour se protéger et entraînent parfois des coupures de courant. Même si la plupart des entreprises ont depuis investi dans des générateurs assez puissants pour pallier ces coupures. « Pendant les deux années de covid, nous avons appris à travailler à distance et à ne dépendre ni du lieu ni du moment. Notre équipe compte neuf personnes réparties dans neuf endroits différents. En raison des nombreuses attaques de missiles et de drones menées par les Russes ces derniers mois, nos employés qui travaillent depuis l’Ukraine ont des problèmes d’accès à l’électricité, à l’eau, au chauffage ainsi qu’à d’autres services vitaux. C’est pourquoi ils se rendent dans des abris spéciaux dotés de tous les services de base, appelés “points d’invincibilité”, ou dans des espaces de coworking équipés de générateurs », rapporte l’association et également comité d’organisation du Kyiv International Advertising Festival, All-Ukrainian Advertising Coalition.
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Que ce soient les réseaux internationaux ou les agences locales, tous évoquent un marché intérieur quasi fermé avec peu de compétitions. La plupart des projets viennent d’institutions gouvernementales et non gouvernementales ukrainiennes pour aider le pays ou sont des commandes de clients situés en Europe, pour la plupart de l’Est et aux États-Unis. « Nos clients, ou plutôt partenaires, allemands et anglais sont restés avec nous malgré la guerre et les risques, ce qui a été une grande surprise et un grand plaisir pour nous. Nous avons lancé plus d’un projet depuis le début de la guerre et, qui plus est, sans aucun retard. Pas même d’un jour ! En Ukraine, la plupart des clients s’adressent directement à nous, même s’il reste des cas exceptionnels où nous participons à des appels d’offres. Généralement, ce sont des grands projets avec des donateurs sur des sujets sociaux importants », renseigne Viktor Shkurba.
En juin 2022, alors que tout le gratin du monde de la pub se gargarisait à l'idée de revenir faire la fête sur la Croisette à l’occasion des Cannes Lions, d’autres s’y rendaient pour trouver de l’aide. Ainsi, le président ukrainien Volodymyr Zelensky lui-même a fait une apparition au festival de la pub avec une vidéo préenregistrée dans le but d’alerter et de toucher un public international, créatif, qui de fait, utilisera ses talents pour aider l’Ukraine. « La fin de cette guerre dépend de l’attention qu’aura le monde », rappelle-t-il. Par ailleurs, le festival était gratuit pour les agences ukrainiennes, leur permettant d’inscrire plusieurs campagnes. « C’était la première fois que les agences ukrainiennes remportaient autant de prix à Cannes. Cela nous a aidés à survivre pour la plupart », confie Vicktor Shkurba. Une action que les organisateurs n’ont pas renouvelée en 2023 malgré la guerre toujours en cours. À quelques mètres du palais, le Havas Café organisait de son côté une conférence sous un thème au nom empreint d’un certain cynisme : Ukraine 3.0 « Comment commercialiser la bravoure ? », en présence du président et de deux managers du Havas Village Ukraine. Chamboulés par la guerre, les collaborateurs ont retracé leur quotidien et surtout l’importance pour eux de garder leur métier : « Nous ne voulons pas la charité mais nous demandons au monde entier de nous donner des projets ». Actuellement, ils échangent en télétravail à plusieurs endroits différents sur des comptes pharma, paris sportifs…
Le réseau international Serviceplan, qui détient également une filiale sur le sol ukrainien, a quant à lui fait le douloureux choix de fermer son agence : « Nos collègues Ukrainiens vivent toujours une situation trop incertaine », répond la communication du groupe. « Nous vivons dans une réalité de guerre, avec des frappes de missiles, des coupures de courant… De nombreuses personnes, qui n’étaient pas dans l’armée auparavant sont devenues des soldats et sont allées au front, beaucoup de gens ont quitté l’Ukraine et la plupart d’entre eux ne reviendront probablement pas, beaucoup de gens ont perdu leurs proches… Désormais, la majorité des campagnes créées sont sociales, sur la guerre ou sur des sujets liés à la guerre », témoigne Olga Mykhalets, créative à l’agence Postmen.
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La remise en question est telle que le festival local consacré à la publicité a entièrement revu sa ligne éditoriale. Pour sa 24ème édition, le Kyiv International Advertising Festival lance donc un appel international et ouvre ses inscriptions uniquement pour les campagnes sociales et à impact. Avec une nouveauté pour la saison 2023 : le concours « Peace » à destination des œuvres et des campagnes qui luttent contre la guerre, l’agression, le génocide et les crimes contre l’humanité, y compris la guerre en Ukraine. Le concours rappelle que les entrées sont ouvertes à tous excepté les pays terroristes et agresseurs, ou les pays qui soutiennent le terrorisme et l’agression. Les gagnants seront annoncés fin mai. Mais derrière tous ces élans se cache une triste réalité. Beaucoup de peur, une fatigue émotionnelle et un stress incommensurable entraînant pour la plupart des habitants un syndrome de stress post-traumatique et des séances doublées chez les thérapeutes encore en poste. « Les publicitaires trouvent encore la force de développer des projets créatifs probablement dans le fait que les thèmes de ces projets sont principalement consacrés à la guerre en Ukraine ou à d’autres questions socialement importantes pour l’Ukraine », souligne l’association All-Ukrainian Advertising Coalition.
Si les créatifs arrivent à tenir parmi les horreurs de la guerre en partie grâce à leur travail, comment font-ils pour trouver encore de l’inspiration ? « La guerre m’a fait comprendre beaucoup de choses, j’ai redéfini mes priorités. Il fut un temps où la paix sur Terre était une notion abstraite pour moi, désormais je comprends son importance. Je pense que tout cela nous incite à créer de véritables campagnes, plus honnêtes et plus inspirantes, des messages qui auront un impact et qui feront la différence », explique Olga Mykhalets. « Certaines personnes sont devenues encore plus créatives depuis la guerre parce qu’elles ont réévalué leurs propres valeurs. Nombre de nos barrières et de nos craintes antérieures se sont révélées moins importantes depuis que nous sommes confrontés à de véritables problèmes. Bien sûr, il faut du temps pour le comprendre », parachève Valentin Panyuta. Finalement, c’est aussi leur manière de lutter, sans les armes, une campagne à la main. Avec un sentiment partagé par tous : la fierté de leur pays et de la population qui continue de se battre pour mener à bien la victoire de leur nation.
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