Vous êtes entrée en agence de pub en 1981. Qu’est-ce qui vous a attirée dans cette activité ?
Mercedes Erra. Il était en fait improbable que j’arrive dans ce secteur car mon activité initiale était professeure de lettres. Comme je ne voulais pas du fonctionnariat que proposait l’enseignement, j’ai donc passé HEC, pour me doter d’une palette de compétences plus large. J’ai alors fait un stage dans la publicité, n’imaginant même pas le métier qu’il y avait derrière. Et là, j’ai su. C’était loin de Proust mais je pouvais réfléchir à tous les sujets qui touchent l’être humain, aborder les sciences humaines, tout ce que j’avais étudié à khâgne et hypokhâgne et qui demandait de la rigueur, du raisonnement. Auxquels s’ajoutaient un axe stratégique, l’aspect créatif… Par ailleurs, pour moi qui avais rêvé dans mon enfance d’être avocate, il fallait faire preuve de persuasion. Bien que stagiaire, j’ai trouvé ce travail tout de suite intéressant. D’autant que j’avais mes clients, donc une certaine indépendance, un sentiment de liberté, même en entreprise. Et, alors que je voyais plein de gens épuisés autour de moi, je ne me sentais pas du tout fatiguée, habituée avec mes études à des fortes cadences de travail.
Les années 80 de la publicité en France, ce sont les années marquées notamment par le talent de Philippe Michel ? Une influence, pour vous ?
Je n’ai jamais eu réellement de mentor. Je suis arrivée dans l’agence de publicité d’une famille de publicitaires, les Dupuy, dirigée par le père de Marie-Catherine, Roger-Louis, devenue Saatchi & Saatchi. Elle était installée dans un bâtiment incroyable, constitué d’hélices. À l’époque existaient plusieurs courants dans la publicité, comme celui de Philippe Michel à CLM, dont j’aimais l’intelligence ; ou celui de Jean-Marie Dru à la Young, qui commençait avant les autres à construire tout un monde de conseils dédiés aux marques. Mais chez Saatchi & Saatchi, il n’y avait personne. C’est seulement par la suite que j’ai été accompagnée par des directeurs de création talentueux, comme Benoît Devarrieux. Je me suis retrouvée un peu plus tard en compétition sur Danone Nature face à Dru. Cela faisait 60 ans que Dupuy avait le budget, mais tout le monde étant parti de l’agence ; je me suis retrouvé seule avec ce compte à défendre. Et j’ai gagné. Dru m’a alors envoyé un bouquet de roses blanches pour me féliciter.
Vous êtes restée longtemps fidèle à Saatchi & Saatchi, d’ailleurs. Qu’avez-vous retenu de ces années dans la même agence ?
L’agence était gérée par Didier Colmet-Dâage, quelqu’un de très intéressant par les valeurs qu’il défendait. Il m’a donné une dimension plus large du métier. Il m’a surtout montré que les gens forts s’entourent d’abord et avant tout de talents, une idée que j’ai gardée par la suite. Mais j’estime également que les plus belles carrières dans le métier ont été réalisées par ceux qui sont souvent restés dans les mêmes agences. Et j’ai toujours pensé pouvoir faire bouger les choses de l’intérieur.
Est-ce que la presse spécialisée sur la communication en général, Stratégies en particulier, vous a accompagnée tout au long de ces années ?
Il y a eu la grande période Blachas, que je n’ai pas vraiment adorée. Je trouvais que c’était surtout une histoire entre mecs, entre copains, dont je ne faisais pas partie. Cette presse m’a accompagnée, mais j’avais toujours une forme de résistance à son égard, j’avais souvent l’impression qu’elle était là où je n’étais plus depuis un moment. J’étais en décalage, je trouvais en règle générale qu’elle était surtout très séguélienne.
Être une femme en agence de pub à cette période, qu’est-ce que cela signifiait ?
Didier Colmet-Dâage m’avait dit que, normalement, l’agence ne recrutait pas de femmes. Mais comme j’étais encore en stage et qu’un client croyait que j’étais engagée, ils ont été obligés de me garder. Après, je ne peux pas dire que j’ai ressenti de problèmes particuliers. C’est un travail basé sur la relation, les échanges, je pouvais parfois constater des a priori mais je voulais juste travailler, je ne posais pas vraiment de questions. Et je suis toujours montée au front quand je me sentais défavorisée. Cela ne m’a pas empêchée d’être attentive à la cause des femmes. Je trouvais que c’était difficile pour les autres plus que pour moi-même, je m’en suis préoccupée. Ainsi, j’ai été la première femme à intégrer l'AACC. Puis, j’ai été la première femme à en être la présidente. Et là, j’ai demandé à ses membres si cela allait durer longtemps, j’en avais marre d’être toujours « la première femme à »… Je pense notamment qu’une publicitaire brillante comme Marie-Catherine Dupuy n’a pas été reconnue à sa juste valeur, car femme. Maintenant, je suis obligée de prendre des mesures de parité en faveur des hommes pour des postes où les femmes sont surreprésentées. Mais elles sont plus nombreuses car ce sont des postes moins bien payés.
Estimez-vous que la publicité a contribué à faire évoluer la reconnaissance des femmes ? Ou bien le contraire ? Des campagnes déclenchent régulièrement des réactions hostiles de mouvements féministes…
C’est surtout plus compliqué que cela. La publicité a toujours été un peu en avance sur l’époque. Mais quand on vend de la lessive, on regarde ce que les femmes peuvent supporter dans leur tête. Ceci étant dit, il y a eu des évolutions, par exemple quand Always fait la publicité « Comme une fille », quand Procter défend le partage des tâches. Cela fait longtemps qu’on ne montre plus une femme en train de frotter le sol pour faire la pub de produits d’entretien. Et j’ai toujours dit au gouvernement qu’il fallait donner des moyens en pub pour faire bouger les stéréotypes. Cela se fait dans la lutte contre les violences faites aux femmes, il faudrait également que cela concerne l’ouverture des métiers et d’autres sujets tout aussi importants. On oublie souvent en France que faire de la publicité, c’est rendre public, toucher les gens.
Après une quinzaine d’années chez Saatchi, qu’est ce qui fait franchir la porte pour aller créer BETC avec Rémi Babinet et Éric Tong Cuong ?
L’envie de développer une entreprise différente, une agence française talentueuse, étant persuadée que l’international ne peut pas être tenu que par les Anglo-Saxons ou les Asiatiques et qu’on est capable d’influer sur les choses. Je suis fille d’immigrés, il était important pour moi de défendre une idée de la France. Et ce d’autant que c’était avec des gens de talent. Après, Rémi et Éric se montraient parfois durs, surtout les deux premières années, persuadés de leur talent, mais je ne voulais pas être là pour ranger leur chambre. Il fallait que commercial et création fonctionnent ensemble, et c’est moi qui connaissais les clients.
Avez-vous le sentiment d’être parvenue à développer cette singularité avec votre propre structure ?
Bien sûr, et même d’avoir dépassé les objectifs. Avec nos convictions qui étaient qu’il fallait respecter le public ; que la publicité est un métier et donc qu’il faut travailler dur ; et que d’avoir une bonne idée, c’est aussi travailler dur ; et que les marques, cela se construit. Tout cela a été très structurant dans l’histoire de l’agence.
BETC est dans la galaxie Havas. C’est mieux de pouvoir s’adosser à un mastodonte de la communication ou d’être complètement indépendant ?
Les deux ont des avantages et des inconvénients. L’entrepreneur envie plus l’argent que la gloire mais Havas s’est retrouvé avec des gens intra-entrepreneurs, qui s’investissent toujours avec détermination. J’ai toujours voulu d’abord faire un travail qui me passionne. En fait, BETC a été le village gaulois d’Astérix. Quand Havas a quitté Levallois pour Suresnes, Séguéla nous vendait « le plus beau coin » du bâtiment pour qu’on vienne. Mais nous voulions même pouvoir choisir notre papier toilette. Ils auraient été plus forts, si on ne gardait pas cette approche. Mais on s’est toujours bien entendu avec Vincent Bolloré car il a du respect pour les gens qui se battent, ce que l’on fait. Le pouvoir qu’on a, on l’a gagné.
Et comment analysez-vous l’arrivée de géants du conseil, comme Accenture, qui a secoué le secteur, notamment avec le rachat de Droga5 ?
Ils ne font pas notre métier, qui repose sur la connaissance du public, qu’il faut maîtriser pour le persuader. Les consultants ne vont jamais auprès des gens, ils restent auprès des dirigeants, des structures. Ensuite, nous nous inscrivons dans un processus créatif. Après, je les admire dans leur capacité à se faire payer, alors que la publicité souffre d’un problème de rémunération à sa juste valeur. Enfin, nous abordons le business d’une autre façon, nous sommes là pour aider à vendre plus, à créer une valeur de marque. Alors, est-on vraiment complémentaires ?
Est-ce que les relations avec les annonceurs ont changé au cours de ces décennies ? Sont-ils devenus avant tout préoccupés par leur ROI, plus que par leur image ?
Le marketing s’est fragilisé. Nos interlocuteurs du début étaient plus puissants, on a besoin de gens forts à ce niveau-là, et c’est maintenant plus difficile. Cela s’est aussi énormément complexifié, avec beaucoup de niveaux dans les entreprises, trop de gens qui interviennent. Et le monde de la publicité est sans cesse interrogé. Le digital génère beaucoup de datas, mais il ne faut pas oublier que c’est le fond qui est le plus important.
L’agence a porté une attention particulière à son siège, que ce soit rue de Paradis dans le 10e ou au bord du canal de l’Ourcq à Pantin. Que doit exprimer le siège d’une agence ?
D’abord, Rémi Babinet et moi sommes dingues d’architecture. Quand l’agent immobilier nous a montré le bâtiment qui nous intéressait dans le 10e arrondissement, il a eu du mal à comprendre que cet immeuble en piteux état, qu’on visitait les pieds dans l’eau, déclenchait chez nous quelque chose de passionnel. Ensuite, nous avons une vision de ce qu’une entreprise devait à ses collaborateurs. À en voir les locaux de nombreuses entreprises, c’est comme si on devait donner du moche. Or, et c’est important pour attirer les talents, on ne les paye pas qu’avec de l’argent. Enfin, il s’agissait de montrer aux clients qu’on appliquait les idées qu’on leur préconisait. L’implantation de l’agence a rendu le 10e attrayant. Idem avec Pantin. Cela donne le sentiment d’être utile. C’est ce qu’on vend au client, être utile.
Les préoccupations écologiques sont devenues prégnantes. Estimez-vous que la publicité cristallise une grande partie des reproches qui sont faites par les partisans d’un changement de société, de modèle ?
Je pense d’abord que le public est moins hostile que cela. Les gens font davantage confiance aux entreprises qu’aux politiques pour changer les choses. Il subsiste ensuite une incompréhension du monde de la publicité chez les politiques, alors qu’ils font quoi d’autre ? Ne font-ils pas eux-mêmes de la publicité, de la communication ? Mais cette publicité doit se déclarer, elle ne doit pas se mélanger au rédactionnel. Ce que j’aime dans la publicité, c’est qu’elle véhicule de l’optimisme. Une société sans publicité est une société dépressive, elle ne veut pas mettre en avant ce qu’elle fait.
Comment expliquez-vous qu’une étude de septembre 2021 pour le magazine Challenges montrait que les métiers de la publicité et de la communication étaient ceux qui faisaient le moins envie ?
Il y a quand même beaucoup de gens qui se passionnent pour ces métiers. Mais il existe un problème de pédagogie en France, où l'on ne comprend pas que tout est communication dans notre société. Je trouve d’ailleurs que l’apprentissage dans l’enseignement est un peu biaisé sur ces questions. J’entends beaucoup de critiques sur notre univers et quand je rappelle que j’en fais partie, on me rétorque souvent : « mais toi, ce n’est pas pareil ».
Quelles sont vos trois campagnes de pub préférées ?
Forcément les campagnes pour Danone, quand on a parlé de la santé et montré que l’entreprise avait une utilité. Mais aussi les campagnes pour Nike dans leur ensemble, qui montrent beaucoup de respect pour l’énergie de l’humanité. Et bien sûr la campagne « Faire du ciel le plus bel endroit de la Terre » d’Air France, qui a permis de faire beaucoup de bien à l’entreprise, donc à la France en général.
Comment imaginez-vous la publicité évoluer dans les prochaines années ? Et vous voyez-vous y rester encore pour accompagner les changements à venir ?
Je compte bien encore m’investir car la publicité va être plus intéressante, avec toujours la force de la marque croisée au rôle de l’entreprise. L’activité va être plus complexe mais plus passionnante, avec les apports de la data et de l’intelligence artificielle. Mais je crois d’abord à l’intelligence des contenus, je crois encore à l’idée.
La présidente exécutive d’Havas Worldwide Mercedes Erra revient sur les quatre décennies de publicité qu’elle a traversées en essayant d’« influer sur les choses », notamment en cofondant BETC, une agence française internationalement reconnue.
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